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Par Jean-Jacques le 10 Février 2023 à 15:45
Socrate, figure majeure de la philosophie grecque au Vème siècle avant JC, était renommé pour les leçons qu'il donnait à de nombreux citoyens éminents d'Athènes. Toutefois, cela ne plaisait pas à tout le monde, d'autant que, fort de sa célébrité, il ne ménageait personne. Il fut ainsi accusé d'impiété et de détournement de la jeunesse par des concurrents jaloux, ce qui lui valut un procès au cours duquel il fit preuve d'arrogance, estimant à tort que personne n'oserait le condamner. Ce en quoi il se trompait : il fut condamné à mort.
Il décida alors de transformer à sa façon cette défaite en victoire, quoi qu'il pût lui en coûter.
– Je vais avoir 70 ans, et les juges viennent de me condamner. Je n'ai rien fait pour les en dissuader, au contraire, je les ai bravés en leur demandant de m'inviter à un banquet au Prytanée, comme les héros vainqueurs devant l'ennemi...Cette condamnation leur montrera bientôt leur insignifiance : ils ont le pouvoir de me détruire, mais ce pouvoir ne peut se mesurer à ma volonté. Je mourrai grandi par cette sentence, ils se sentiront bientôt coupables de me l'avoir infligée. Ma mort sera leur honte, elle parachèvera ma gloire, ils ne pourront rien y changer, puisque je ne serai plus.
Ainsi parlait Socrate au lendemain de son procès, devant ses disciples et amis venus le réconforter dans sa prison, et spécialement Criton, son ami d'enfance et Ménexène, le plus jeune et le plus récent éphèbe qu'il avait personnellement formé. Ceux-ci le pressaient de s'enfuir, ce qu'il aurait pu faire facilement, aidé par les quelques membres de l'Aréopage qui avaient voté sa libération, scandalisés qu'on ait pu ainsi traiter le plus grand sage d'Athènes.
Trois semaines passèrent ainsi dans la prison des Onze où il était enchaîné. Chaque jour ses amis venaient lui rendre visite, essayant de le convaincre, mais il ne voulait rien entendre et le temps passait en dialogues philosophiques sur la mort, la conduite à tenir devant celle-ci, la possibilité de la survie de l'âme dans l'au-delà, presque comme si de rien n'était. Tout le monde l'admirait pour son calme devant sa mort prochaine, il n'en était que plus écouté. Pourtant, au fur et à mesure que les heures s'égrenaient, les plus attentifs percevaient parfois, le temps d'un soupir, une ombre passer sur son visage, un regard qui brièvement se fixait, une phrase qui laissait soudain une demi seconde de silence entre deux mots. « Il doit penser au supplice qui approche », pensaient-ils, angoissés. Ils n'avaient pas tort, car, malgré sa sagesse et la maîtrise de ses émotions, un frisson courait parfois le long de son épine dorsale, qu'il combattait sans tarder, refusant de montrer à son entourage qu'il n'était après tout qu'un homme comme les autres, sage peut-être, fier aussi mais sensible avant tout.
Criton et Ménexène insistaient pourtant, faisant valoir que ce n'était que justice de libérer un innocent. Socrate résistait ; fuir aurait été la négation de toute sa pensée sur l'obéissance des citoyens aux lois de la cité, fussent-elles iniques, philosophie qu'il enseignait depuis des années à ceux qui voulaient bien l'écouter. Il n'aurait pas supporté de déchoir dans l'image que les gens gardaient de lui, donnant ainsi raison à ses accusateurs.
Aussi, ses deux amis les plus proches se concertèrent un soir, peu de temps avant la date prévue pour son exécution, et décidèrent de le sauver contre son gré, dans le plus grand secret.
***
Dans le « Phédon », Platon décrit comment le supplice s'est déroulé. Les athéniens étant des gens civilisés, toutes les mises à mort se faisaient par absorption d'une décoction de ciguë, breuvage d'apparence laiteuse confectionné à partir de cette plante. L'ingestion d'une coupe de ciguë se traduisait par une paralysie progressive du corps qui se terminait sans douleur par un arrêt respiratoire et cardiaque.
Le vingtième jour, l'exécuteur entra dans la geôle de Socrate, portant la coupe fatale. La pièce était emplie de ses amis, beaucoup pleuraient, Socrate les morigénait. Il se leva, prit la coupe, la but jusqu'à la dernière goutte, puis s'allongea sur sa couche, rappelant à Criton qu'il ne fallait pas oublier d'offrir un coq en offrande à Asclépios[1]. Ce furent là ses dernières paroles. L'exécuteur vérifia que Socrate avait cessé de vivre, le détacha, et s'en fut. Les funérailles eurent lieu le surlendemain, dans un caveau situé non loin de l'Acropole.
Mais la vraie histoire n'est pas celle-ci. La vérité, je vais vous la conter.
Criton et Ménexène faisaient partie des citoyens les plus riches d'Athènes. Ils possédaient notamment plusieurs navires faisant un commerce régulier avec les cités grecques de Sicile et des îles d'Ionie. Ils demandèrent au capitaine de l'un d'eux de préparer sa felouque pour un départ le soir de l'exécution, gardant secrète sa destination. En fait, ils avaient prévu de se rendre à Lesbos où Criton possédait une propriété un peu à l'écart, qui serait parfaite pour que Socrate y réside en toute discrétion.
Le plus difficile était cependant de faire croire à la mort de Socrate, celle-ci devant se produire en présence d'une foule d'amis et surtout du bourreau. Il était hors de question d'enlever Socrate, qui ne voulait pas fuir, il fallait qu'il soit endormi ou inconscient. Criton alla voir Créon son médecin, excellent connaisseur des plantes, des substances toxiques et de leurs effets. Il avait vaguement entendu parler d'un poisson qui donnait à celui qui l'ingérait l'apparence de la mort tout en le gardant à la limite de la vie. Créon le lui confirma : il s'agissait du fugu, ou poisson ballon, assez courant en mer Egée. Tous deux allèrent donc chaque jour sur les quais du Pirée interroger les pêcheurs, jusqu'à ce que l'un d'eux finisse par en trouver un et le leur vendre. Créon le questionna sur l'usage qu'il voulait en faire, mais Criton ne voulut rien lui dire, l'assurant simplement que ce n'était pas pour nuire à quelqu'un. Il lui prépara donc une fiole d'extrait de la peau et du foie du fugu, en précisant les doses à utiliser.
Le jour du supplice arriva, ce fut à la fin de l'après-midi d'un jour maussade de printemps. Le bourreau s'arrêta sur le seuil, impressionné par la foule des amis de Socrate qui se pressaient autour de lui, dans l'exiguïté de la cellule. Criton le précéda vers la couche du philosophe, et lui demanda de poser la coupe sur le petit meuble au pied du lit, pour ne pas la renverser, pendant qu'il ferait un bref discours d'adieu à Socrate. Il accepta, et les disciples s'approchèrent pour entourer Socrate. Tous les regards étaient tournés vers Criton, qui commença sa péroraison. Personne ne faisait attention à Ménexène, qui profita de la cohue pour subtiliser la coupe de ciguë et la remplacer par une autre où l'extrait de fugu mélangé à du lait de chèvre imitait à la perfection le poison mortel. Lorsque Criton termina son éloge, le bourreau saisit la coupe et la présenta à Socrate qui la but d'un trait, sans montrer la moindre hésitation. Il ne répondit pas aux quelques mots de Criton, s'allongea et, comme cela a été rapporté, se borna à parler du fameux coq d'Asclépios, avant d'être pris de convulsions et de perdre connaissance. Quand il ne bougea plus, le bourreau s'approcha, vérifia rapidement les yeux, le pouls et la respiration de Socrate, détacha la chaîne, s'inclina puis sortit.
L'effet anesthésiant du fugu ne devant persister que quelques heures, Criton et Ménexène prirent en mains la situation. En tant qu'amis privilégiés du défunt, statut que personne ne leur contestait, ils couvrirent d'un linceul le corps de Socrate, puis demandèrent à tous de rentrer chez eux pendant qu'ils procéderaient à la préparation du corps avec la famille ; ils pourraient revenir dès l'après-midi du lendemain pour un dernier hommage avant les funérailles.
Lorsque le dernier disciple quitta la geôle, la nuit tombait. Les deux amis s'activèrent alors promptement. C'était l'heure du repas, peu de gens circulaient dans les rues, surtout dans le quartier éloigné où se situait la prison. Criton courut chez lui où il disposait d'un chariot couvert. Il y attela deux ânes et sortit aussi discrètement que possible. Pendant ce temps, Ménexène prenait soin de Socrate selon les recommandations de Créon, lui humectant le visage et lui massant la poitrine pour aider une respiration à peine décelable.
Lorsque le chariot s'arrêta devant la porte, Criton sauta à terre et tous deux transportèrent Socrate enveloppé dans une couverture sous la bâche du véhicule. Ménexène s'étendit contre Socrate, continuant à le masser, pendant que Criton, dissimulé sous une houppelande, saisissait les rênes et prenait la direction du Pirée. Le voyage fut interminable. Les ânes renâclaient pour avancer plus vite, quelques passants les regardaient curieusement, mais heureusement personne ne leur adressa la parole. De plus, Socrate, sous la bâche, commençait à remuer sans toutefois reprendre conscience.
Le bateau de Criton était amarré un peu à l'écart. Les marins étaient chez eux et avaient pour consigne de rallier le quai à minuit. Le chariot s'arrêta. Ménexène en sortit. Personne aux alentours. Criton lança une planche entre le quai et le plat-bord afin de pouvoir embarquer plus facilement. Ils saisirent Socrate, montèrent à bord et le déposèrent dans la cabine exiguë située à la poupe. Dans leur précipitation, la tête du philosophe heurta violemment le plancher, ce qui eut pour effet de le réveiller plus tôt que prévu. Ses deux amis s'empressèrent alors auprès de lui, lui prodiguant soins et conseils jusqu'à ce que la lucidité du sage lui soit revenue. Il questionna alors, d'une voix faible :
– Qu'est-ce que je fais ici ? Suis-je au royaume des dieux, et m'y avez-vous suivi ?
Criton, très fier, lui répondit en souriant :
– Non Socrate. Tu es bien sur Terre, ton heure n'est pas encore venue. Grâce à nous tu pourras encore enseigner de longues années à Lesbos pour le bien de tous ceux qui aspirent à te suivre sur le chemin de la sagesse.
Entendant ces paroles, et malgré sa faiblesse, Socrate se releva sur un coude, agrippa Criton par le bras et lui infligea d'un ton haché et coléreux les paroles suivantes :
– Criton, et toi aussi Ménexène, je vois que vous n'avez pas compris l'enseignement que je vous ai prodigué. Vous croyez m'avoir sauvé de la mort, mais il ne s'agit que de celle du corps, alors que tout ce qui compte dans la vie d'un honnête homme, c'est sa sagesse, son courage et sa gloire, sa réputation, ce qu'il pense et qui est juste. A côté de cela la mort n'est rien. Comment avez-vous pu penser un seul instant que je pourrais vivre en exil, discourant tranquillement après avoir fui lâchement et trahi la Cité ?
Il continua ainsi un moment, reprenant peu à peu quelques forces. Figés, les deux amis se rendaient compte peu à peu de leur erreur et ne savaient que faire. Socrate leur dit alors :
– La nuit n'est pas finie, et vous allez payer chèrement cette faute avant que l'aube ne pointe. Voilà ce que je vous ordonne de faire. Vous allez me ramener dans ma prison et là... Il hésita un instant. Vous préparerez une nouvelle coupe de ciguë et c'est vous qui me la présenterez. Je mourrai sous vos yeux, seuls témoins de ma vraie mort et vous ne le direz à personne.
Les deux amis se récrièrent : jamais ils ne pourraient faire une chose pareille, c'était impossible. Socrate se leva alors et menaça de repartir à pied en criant la vérité, tout le monde saurait ce qu'ils avaient osé faire, et ils en paieraient le prix. Il se leva et s'approcha en titubant de la passerelle improvisée. Ménexène tenta de le retenir, mais dans l'état de faiblesse où se trouvait Socrate, son geste fut trop fort, le philosophe trébucha, son pied rata la planche, il bascula par-dessus bord et tomba dans l'eau noire du port, dans l'espace restreint entre le quai et la coque. Comme il ne savait pas nager et ses deux disciples non plus, il se noya en quelques secondes.
Personne n'en sut jamais rien, car après un long moment de sidération, ils repêchèrent le corps de Socrate à l'aide d'une gaffe, l'emballèrent à nouveau, firent le trajet de retour aussi vite que possible, et après une brève toilette replacèrent le corps de leur mentor sur son lit de prisonnier qu'il n'aurait jamais dû quitter.
Le lendemain, avec la famille, ils participèrent à la préparation des funérailles, comme si de rien n'était. Ils pleurèrent beaucoup, et firent entre eux le serment de ne jamais rien révéler des événements extraordinaires de cette nuit particulière.
C'est ainsi que se termina peu glorieusement la vie de Socrate, philosophe athénien dont la pensée inspira Platon et influença la civilisation occidentale pendant des siècles.
[1]Asclépios est le dieu de la médecine. En acceptant de mourir, Socrate offense en quelque sorte Asclépios.
23 février 2022
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Par Jean-Jacques le 10 Février 2023 à 15:33
La nuit est propice à la peur. Pourtant, ce qui se passe dans le noir n'est pas plus dangereux que ce qui se déroule en pleine lumière, mais on craint moins ce qui est visible. La vue met de la distance entre les événements et ce qu'on en perçoit, bien plus que l'ouïe ou le toucher, car l'imagination compense ce qu'on ne voit pas en élevant au rang d'anomalie le moindre courant d'air nocturne, le moindre bruit suspect, toutes choses qui, en plein jour, seraient imperceptibles ou ignorées.
Laissez-moi vous dire alors de quoi vous avez peur la nuit, lorsque, pour je ne sais quelle raison, vous vous éveillez sans pouvoir vous rendormir de suite. Les volets sont fermés, et malgré la porte ouverte, aucune clarté ne traverse le seuil, même les nuits de pleine lune. Vous êtes dans le noir, dans le silence de la maison, avec rien que le léger frottement du drap sur votre peau quand vous bougez un peu. Vous êtes seul avec vous-même, coupé de tout, replié dans votre tête, avec des pensées qui tournent, qui tournent, et qui vous conduisent immanquablement vers ce que vous ne pouvez supporter, qui vous fait peur par le seul fait de l'évoquer.
Il y a des années, vous avez vu un film, plein d'humanité et de sensibilité, à des lieues des films d'horreur, mais qui vous a empli de terreur au point de n'avoir pas pu le visionner jusqu'au bout. Il s'appelait « Johnny s'en va-t-en guerre ». Il contait l'histoire d'un soldat de la guerre de 14-18 qui avait miraculeusement survécu après l'explosion d'un obus dans sa tranchée, le laissant vivant, mais sans bras ni jambes, aveugle, sourd et muet, avec juste le toucher pour communiquer avec le monde extérieur. Essayez donc de vous imaginer dans la peau de ce pauvre Johnny, avec sa pensée qui tourne en rond, qui ne peut se fixer sur rien de concret, habitée de quelques souvenirs épars, immobile dans son néant intérieur, prisonnier dans sa tête, avançant peu à peu vers une sorte de folie salvatrice d'où la conscience a disparu.
Dans votre lit, vous êtes presque Johnny. Vous pouvez certes bouger vos quatre membres, mais comme lui tous vos sens majeurs ont disparu. Vous ne pouvez pas supporter la simple pensée de rester ainsi des heures, des jours durant, prisonnier comme lui d'un état irréversible. Vous essayez de chasser cette évocation insupportable, mais en général vous avez du mal, car vous vous tournez et retournez sur votre couche, vous vous mettez à transpirer, vos muscles se crispent, le sommeil s'éloigne. Alors vous allumez la lampe de chevet, vous respirez longuement, vous regardez le papier peint qui se décolle, la pendule qui vous dit qu'il est quatre heures, vos habits sur la chaise : le monde est de retour et peu à peu vous vous rassurez. Vous vous dites que jamais vous ne serez Johnny, ou que c'est très improbable, et vous pensez à ce que vous ferez le lendemain. Les idées noires s'estompent dans la clarté revenue. Parfois, vous vous levez pour aller boire un verre d'eau ; vous tentez de faire quelques exercices de respiration pour finir de vous apaiser, puis quand tout va mieux, vous éteignez et le sommeil finit par venir, plus ou moins vite.
Un jour, vous finirez par rajouter dans votre testament un codicille enjoignant à vos héritiers de ne jamais vous laisser dans l'état de Johnny, jamais, jamais.
2 février 2022
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Par Jean-Jacques le 10 Février 2023 à 15:28
Les moments les plus heureux de notre existence sont souvent ceux dont on ne se souvient pas. Plus exactement, ce sont ceux que l'on vit quotidiennement sans s'apercevoir que ce sont des moments de bonheur. L'esprit humain est fait de telle sorte qu'il se projette toujours vers ce qui se passe ailleurs et en un autre temps, plutôt que de vivre consciemment le moment présent. Il faut cependant avouer qu'il est difficile de vivre quelque chose tout en se regardant le vivre, être acteur et spectateur à la fois, se dire « je suis ici et je vis en ce moment un moment de bonheur ».
Pour illustrer cela, prenez par exemple ce qui m'est arrivé récemment. Ma fille me disait : « Papa, raconte nous comment on était quand on était petits, quand on s'amusait avec toi » Je me suis creusé la cervelle, mais je dois dire que rien de précis ne m'est revenu en tête, à part quelques scènes marquantes mais éloignées de ce qu'elle me demandait : je me suis souvenu de certains événements précis, comme de la fois où elle avait cassé un carreau, d'une ou deux fessées administrées, d'épisodes d'énervement, de quelques corvées à la piscine, toutes choses fort éloignées des moments où on s'amusait.
Et puis, comme je m'étais lancé depuis plusieurs semaines dans une opération de rangement et de tri dans mon garage, je suis tombé sur de vieilles cassettes audio d'enregistrements familiaux, datant des années 70. Trouver un lecteur n'a pas été simple, car ce système étant depuis longtemps passé de mode, je n'avais plus les moyens de lire les bandes. J'y suis finalement arrivé en empruntant une machine à un voisin plus âgé que moi. En redécouvrant ces cassettes au fil des 10 heures d'enregistrement étalées sur 8 ans, je me suis rendu compte aujourd'hui, avec un certain étonnement, du bonheur que je vivais alors et que j'avais oublié. Les enfants étaient petits, nous étions jeunes, et nous passions des heures avec eux à rire, chanter, se chatouiller, faire aboyer le chien, répondre aux incessants « pourquoi », donner des règles implicites, élaborer des menus souvent contestés, faire des listes de courses, les faire parler de leurs activités à l'école, le tout émaillé de mots d'enfants parfois irrésistibles. Cela n'avait rien à voir avec des événements datés et ponctuels, mais c'était l'expression d'un bonheur continu, quotidien et répétitif, se modifiant imperceptiblement au fur et à mesure que les années passaient.
Il est très difficile de décrire par l'écriture ces moments, d'en rendre l'atmosphère, la tonalité, alors que cela saute aux oreilles, me semble t-il, lorsqu'on écoute ces bandes. Je les ai maintenant numérisées et transférées sur mon ordinateur et sur des CD, disponibles pour me remonter le moral lors d'inévitables moments d'abattement. Mais il faudra prendre garde à ne pas abuser de cette écoute : le passé est source de nostalgie, et la nostalgie est aussi l'antichambre de la tristesse.
19 janvier 2022
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Par Jean-Jacques le 10 Février 2023 à 15:19
« Dans un monde qui souffre, à quoi sert-il d'écrire ? »
Au premier abord, cette réflexion semble inappropriée, et fait penser à ce que certains disent parfois à propos de la recherche spatiale : « Il est scandaleux de dépenser autant d'argent pour envoyer des gens sur la Lune et des robots sur Mars, alors qu'il y a tellement de personnes qui meurent de faim sur Terre ». Cela revient à privilégier un seul champ d'action de l'activité humaine, en abandonnant tous les autres qui seraient tout bonnement futiles. La réduction ou l'abolition de la souffrance humaine seraient ainsi les seuls objectifs ayant quelque valeur dans un monde où tant de gens se livrent à des milliers d'activités supposées sans intérêt, dont l'écriture ferait partie. A propos d'écriture, il faut entendre littérature et poésie, car il est évident qu'écrire des documents d'autre nature, par exemple administrative (rapports, comptes-rendus, formulaires, etc), n'est pas ce qui motive la réflexion que nous avons à commenter.
Si on partage cette volonté de rendre le monde meilleur, il apparaît clairement que la littérature fait partie des moyens qui y contribuent. Par exemple, on peut témoigner sur les personnes et les peuples en souffrance par l'intermédiaire d'histoires qui illustrent une situation et agissent sur la conscience du lecteur. La littérature engagée défend des idées au travers d'histoires particulières, comme par exemple Malraux dans « La condition humaine ». Elle est donc utile, même si l'acte d'écrire en soi ne change pas grand chose à la situation du monde. Mais faut-il considérer que la littérature doit toujours avoir une valeur utilitaire ?
La littérature participe à la lutte contre la souffrance, mais elle a beaucoup d'autres raisons d'exister. Celui qui écrit, pourquoi le fait-il ? Il a quelque chose à dire aux autres. Il veut qu'il reste quelque chose de lui après sa mort. Il veut fixer des souvenirs. Cela donne du sens à sa vie. C'est un besoin de communiquer avec les autres, cela participe au lien social.
La littérature est une forme d'art : ce qui est beau fait du bien, à ceux qui écrivent comme à ceux qui lisent. Le monde ne fait pas que souffrir, il y a de bons moments dans toute vie, pourquoi se focaliser sur la souffrance et pas sur le bien-être ? Bien sûr, cela pourrait être mieux, mais regardons un peu plus ce qui est beau ! La littérature qui n'est pas engagée est d'abord le fait des poètes, mais aussi de ceux qui cherchent la beauté au travers du langage, de ceux qui cherchent à écrire des histoires pour éveiller des résonances chez le lecteur et partager avec lui des sentiments et des sensations.
Maintenant, si on veut personnaliser un peu ce débat, il faut constater qu'il n'est pas possible de s'engager en permanence dans tous les combats. Passée la soixantaine, tout ce qu'on peut faire pour participer à la lutte contre la souffrance de l'humanité, c'est d'adhérer plus ou moins activement à quelques associations, signer des pétitions, manifester peut-être, en laissant les plus jeunes et les plus engagés militer concrètement à notre place. Dans le domaine de l'écriture, on peut aussi donner son point de vue sur des forums associatifs, nombreux sur Internet. On ne saura jamais si cela sert à quelque chose, mais au moins on aura essayé. En dehors de ce possible aspect engagé, notre écriture, il faut bien le reconnaître, sert surtout à nous faire plaisir, à voir des amis, à raconter un peu de notre vie à nos enfants et à la famille, à réfléchir à de nombreux sujets auxquels on n'accorde pas beaucoup d'intérêt quand on ne fait pas l'effort de le coucher sur le papier.
Ce n'est pas parce que le monde souffre qu'il faut s'arrêter de vivre.
12 janvier 2022
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Par Jean-Jacques le 10 Février 2023 à 15:12
Au volant de sa voiture, une Aronde 1953, Christophe fredonnait « Stranger in the night », une vieille ritournelle démodée qui lui trottait dans la tête depuis deux ou trois jours. Pourtant il détestait Sinatra et tout ce que représentait ce crooner mafieux aux yeux larmoyants et à la voix de guimauve, heureusement il ne chantait plus maintenant. Il y a des choses bizarres dans nos têtes, qu'on n'arrive pas toujours à extirper facilement...
Repoussant ce genre de réflexions, il reporta ses pensées sur l'objet de son voyage. Sa guimbarde, poste de radio compris, ne tiendrait plus très longtemps, aussi se rendait-il chez son oncle Edouard qui possédait un garage Simca à Champigny sur Marne, pour prendre possession d'une voiture moins ancienne. « Une Simca 1000 de 1963, un vrai bijou pour son âge », lui avait assuré le tonton. Bien sûr, elle avait aussi dix ans d'âge, comme la précédente, presque 200000 km au compteur et quelques bosses et rayures, mais il en avait fait la révision et lui assurait une vie encore longue.
Arrivé à Champigny, Christophe commença par aller embrasser sa tante Eugénie, sœur cadette de sa mère, une femme au grand cœur, puis descendit dans l'atelier où il découvrit son oncle la tête dans le moteur d'une Simca 1000 bleu ciel qu'il faisait rugir. En l'apercevant, Edouard se redressa et sans même lui dire bonjour, l'apostropha d'emblée.
- Ah te voilà ! Je suis sur ta voiture, tu vois, et j'allais régler le carburateur, mais puisque tu es là, fais-le toi-même, après tout tu es ingénieur, je vais voir ce qu'on t'a appris, dans ton « école »...
Christophe n'aimait pas beaucoup cet oncle par alliance, perpétuellement désagréable avec tout le monde, aigri il ne savait trop pourquoi. C'était une caricature du parisien ringard, béret sur la tête, mégot éteint calé au coin de sa bouche, barbe de plusieurs jours jamais entretenue, accent traînant à la manière d'Arletty dans « Hôtel du Nord » mais en beaucoup moins charmant, combinaison de mécanicien graisseuse sur laquelle il essuyait ses mains pleines de cambouis, la cinquantaine. Christophe lui répondit le plus aimablement possible :
- Tu sais très bien que je ne suis ni garagiste ni mécanicien auto, je suis électronicien. Si tu me montres comment faire, je suis sûr d'y arriver, mais pour l'instant je ne sais pas.
- Ben voilà ! Je me demande ce qu'on vous apprend dans vos écoles d'ingénieurs, « Monsieur » le diplômé...Même pas le réglage d'un carbu...Pff !
Agacé, Christophe se borna à lui demander :
- Allons Tonton ! À chacun son métier, moi je ne te demande pas de me dire ce qu'il y a dans la radio de ma Simca 1000 ! D'ailleurs j'espère bien qu'il y en a une ?
L'oncle ne répondit pas, mais cette réplique fit remonter à ses lèvres la chanson de Sinatra, qu'il ne put s'empêcher de se mettre à fredonner à nouveau. « Stranger in the night... » Ce qui entraîna immédiatement une nouvelle remarque désagréable du tonton.
- En plus, ça chante en anglais ! On le sait que t'es instruit, toi !
Christophe se contint une fois de plus. Il aurait eu beau jeu de lui rappeler que Yvette, sa fille, apprenait aussi l'anglais à l'école et le parlait même mieux que lui. Mais c'était inutile, il était impossible de tenir avec Edouard la moindre conversation, fût-elle la plus banale.
Il y avait bien un auto radio dans la Simca 1000, il était même équipé de la bande FM. Christophe prit le volant et fit avec son oncle un tour dans le quartier pour se familiariser avec ce nouveau type de voiture où le moteur se situait à l'arrière. Puis il signa le contrat de vente, le montant était peu élevé, son oncle semblait donc malgré tout lui faire une fleur et il le remercia. Il laissa sa vieille Aronde au garage, avec la casse comme destination.
Après un déjeuner en famille qui ne se prolongea pas car il avait encore 300 km à parcourir pour rentrer chez lui, il partit par la Nationale 12. Les quelques tronçons à trois et quatre voies existants lui permirent de faire quelques pointes de vitesse. La seule chose qui changea par rapport à l'aller, c'est que Sinatra l'avait enfin quitté, avantageusement remplacé à 120 km/h par la « Chevauchée des Walkyries », les vibrations des tôles lui donnant alors l'impression de cavalcader sur un fougueux destrier tremblant de tous ses membres.
Arrivé dans les environs de Verneuil sur Avre, il jubilait, s'imaginant au far-west : sa main gauche domptait le volant comme si c'était la bride de son cheval, sa main droite tournoyait au-dessus du siège passager avec un lasso imaginaire, il éperonnait l'accélérateur du pied droit, tout en émettant des rugissements guerriers de Walkyries. Mais les meilleures choses ont une fin...Un bruit sourd venant de l'arrière le fit revenir sur terre. En même temps, la voiture se mit à ralentir, et quoi qu'il fît, il fut obligé de s'arrêter sur le bas-côté. Il se précipita pour ouvrir le capot, oubliant que le c'était désormais le coffre à bagages, le referma et se rua vers le moteur, d'où s'échappait une fumée blanche au niveau de la culasse. « De la vapeur d'eau, se dit-il, donc pas besoin d'extincteur ». De toute façon, il n'avait pas d'extincteur.
Ne sachant que faire, au bout d'un moment il prit sa veste et se mit à faire du stop. Quelqu'un s'arrêta et le déposa quelques kilomètres plus loin à l'entrée de Verneuil. Le garagiste qu'il trouva alla remorquer sa Simca, après que son diagnostic soit tombé ; joint de culasse cassé. Le fougueux destrier venait d'être atteint de thrombose, et il fallait compter une bonne semaine de travaux pour le remettre sur pied...
Il rentra chez lui en train, la réparation doubla le prix d'achat de sa voiture, et il dut poser un jour de congé pour revenir la chercher. Quand il appela son oncle pour se plaindre, ce dernier ricana, lui rappelant le prix modique qu'il lui avait consenti, l'absence de garantie dans le contrat, et le fait qu'un ingénieur, un « vrai », aurait dû savoir comment conduire correctement un véhicule de dix ans d'âge.
Il ne faut jamais traiter des affaires sérieuses avec sa famille, ni prendre une vulgaire mécanique fatiguée pour un impétueux pur-sang.
5 janvier 2022
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