• L'heure zéro

    Depuis de nombreuses années, Sébastien Mauguen se posait régulièrement la question de savoir si le fil de son existence était écrit à l’avance, ou s’il avait au moins une certaine liberté de choix entre les hasards de toute sorte qui nous assaillent en permanence dans le cours de notre vie. Il savait le problème insoluble, puisque, si tout était prévu, cette question l’était aussi. C’est pourquoi il n’y attachait pas vraiment d’importance, et l’avait rangée dans la liste des choses intrigantes, voire irritantes auxquelles on songe parfois sans que cela nous empêche de vivre normalement.

    Cependant, depuis plusieurs jours, ou plutôt de nuits, il était tracassé. En temps ordinaire, il rêvait peu, ou du moins ne gardait-il que peu de souvenirs de ses rêves, alors que là, sans raison évidente, un rêve récurrent le tourmentait, ce qui ne lui était jamais arrivé. A peine avait-il fermé les yeux que des images surgissaient, presque toujours les mêmes, d’abord brouillées dans le demi-sommeil du début de la nuit, puis de plus en plus nettes quand il sombrait dans les profondeurs de l’inconscience. La première fois que cela s’était produit, il marchait d’un pas rapide, presque en courant dans un lieu inconnu, sombre et hostile. Un sentiment de peur l’habitait, diffus, s’accentuant en une sensation de danger imprécis, mais absolument réel. Au loin, une maison illuminée l’attirait comme un havre de sécurité. Au moment d’y arriver, il se trouva soudain face à trois chiens immobiles qui semblaient l’attendre, effrayants, émettant un grondement bas et rauque tout en dardant sur lui trois paires d’yeux fixes. Il s’arrêta, certain qu’au moindre mouvement ils se précipiteraient sur lui. Il recula doucement ; les chiens avancèrent. De la maison sortait une musique connue, le leitmotiv de la mort de Siegfried, comme un signe prémonitoire. La panique montait en lui, la confrontation avec les molosses semblait inévitable, alors sans réfléchir il se rua vers eux en hurlant, donnant des coups de pied et de poing n’importe où, n’importe comment. Les bêtes semblaient invulnérables, elles se précipitèrent sur lui et il se réveilla, hoquetant, émettant des sons indistincts, une douleur atroce à son orteil droit. En se débattant dans son lit, il avait frappé le meuble voisin d’un violent coup de pied.

    Les nuits suivantes, le même rêve se reproduisit, à l’exception du coup de pied (il avait éloigné le meuble). Il craignait maintenant de s’endormir. Chaque fois la scène se répétait de manière identique, malgré ses efforts pour en modifier ne serait-ce que des détails. Toutefois, ces répétitions lui avaient permis de préciser ce rêve dramatique : il avait identifié les chiens, des Doberman ; la maison, de style Napoléon III était isolée sur une vaste étendue gazonnée ; il portait une chemise rouge, pourtant il n’aimait pas cette couleur ; enfin, il semblait avoir le même âge que dans la réalité.

    La précision de ces souvenirs l’étonna, puis l’inquiéta. Il ne tarda pas à rapprocher ce cauchemar répétitif de ses réflexions sur la prédestination, l’interprétant comme un signe de ce qui pouvait advenir, peut-être à brève échéance. Puis le rêve cessa comme il était arrivé, sans aucun signe avant-coureur. Dès lors, malgré son esprit rationnel et matérialiste qui refusait de croire à ces balivernes, il prit soin d’écarter de sa vie toute possibilité de rapprochement avec ce qu’il avait rêvé : se tenir éloigné des gros chiens, éviter de se trouver près de grandes maisons isolées, ne plus porter que des chemises blanches, éliminer Wagner de la musique à écouter. Mieux vaut prévenir que mourir, se disait-il, se trouvant quelque peu ridicule, mais jamais il ne confia ce secret à personne. Il se disait qu’on ne savait jamais, et qu’en étant prudent, il allait pouvoir modifier son destin, que celui-ci soit écrit ou pas.

    Il avait tort.

     

    ***

     

    Deux ans plus tard. Article dans « La Presse de la Manche »

    « Dramatique fait divers au Manoir de Martinvast. On déplore la mort de Sébastien Mauguen, représentant de commerce. Celui-ci, qui regagnait Cherbourg après avoir terminé sa tournée en clientèle, est tombé en panne près du manoir de Martinvast, belle demeure du 19e siècle. La nuit était sombre, il est entré dans la propriété pour chercher du secours. A ce moment s’y déroulait une soirée musicale privée autour des œuvres de Wagner. Comme à l’accoutumée, les propriétaires avaient laissé en liberté à l’extérieur leurs trois chiens, réputés bien dressés et inoffensifs. Mais pour une raison inconnue, ceux-ci ont attaqué Sébastien Mauguen qui y a laissé sa vie. Les témoignages des invités sont glaçants : son corps était déchiqueté et sa chemise blanche rouge de sang. »


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