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Aventure routière
Au volant de sa voiture, une Aronde 1953, Christophe fredonnait « Stranger in the night », une vieille ritournelle démodée qui lui trottait dans la tête depuis deux ou trois jours. Pourtant il détestait Sinatra et tout ce que représentait ce crooner mafieux aux yeux larmoyants et à la voix de guimauve, heureusement il ne chantait plus maintenant. Il y a des choses bizarres dans nos têtes, qu'on n'arrive pas toujours à extirper facilement...
Repoussant ce genre de réflexions, il reporta ses pensées sur l'objet de son voyage. Sa guimbarde, poste de radio compris, ne tiendrait plus très longtemps, aussi se rendait-il chez son oncle Edouard qui possédait un garage Simca à Champigny sur Marne, pour prendre possession d'une voiture moins ancienne. « Une Simca 1000 de 1963, un vrai bijou pour son âge », lui avait assuré le tonton. Bien sûr, elle avait aussi dix ans d'âge, comme la précédente, presque 200000 km au compteur et quelques bosses et rayures, mais il en avait fait la révision et lui assurait une vie encore longue.
Arrivé à Champigny, Christophe commença par aller embrasser sa tante Eugénie, sœur cadette de sa mère, une femme au grand cœur, puis descendit dans l'atelier où il découvrit son oncle la tête dans le moteur d'une Simca 1000 bleu ciel qu'il faisait rugir. En l'apercevant, Edouard se redressa et sans même lui dire bonjour, l'apostropha d'emblée.
- Ah te voilà ! Je suis sur ta voiture, tu vois, et j'allais régler le carburateur, mais puisque tu es là, fais-le toi-même, après tout tu es ingénieur, je vais voir ce qu'on t'a appris, dans ton « école »...
Christophe n'aimait pas beaucoup cet oncle par alliance, perpétuellement désagréable avec tout le monde, aigri il ne savait trop pourquoi. C'était une caricature du parisien ringard, béret sur la tête, mégot éteint calé au coin de sa bouche, barbe de plusieurs jours jamais entretenue, accent traînant à la manière d'Arletty dans « Hôtel du Nord » mais en beaucoup moins charmant, combinaison de mécanicien graisseuse sur laquelle il essuyait ses mains pleines de cambouis, la cinquantaine. Christophe lui répondit le plus aimablement possible :
- Tu sais très bien que je ne suis ni garagiste ni mécanicien auto, je suis électronicien. Si tu me montres comment faire, je suis sûr d'y arriver, mais pour l'instant je ne sais pas.
- Ben voilà ! Je me demande ce qu'on vous apprend dans vos écoles d'ingénieurs, « Monsieur » le diplômé...Même pas le réglage d'un carbu...Pff !
Agacé, Christophe se borna à lui demander :
- Allons Tonton ! À chacun son métier, moi je ne te demande pas de me dire ce qu'il y a dans la radio de ma Simca 1000 ! D'ailleurs j'espère bien qu'il y en a une ?
L'oncle ne répondit pas, mais cette réplique fit remonter à ses lèvres la chanson de Sinatra, qu'il ne put s'empêcher de se mettre à fredonner à nouveau. « Stranger in the night... » Ce qui entraîna immédiatement une nouvelle remarque désagréable du tonton.
- En plus, ça chante en anglais ! On le sait que t'es instruit, toi !
Christophe se contint une fois de plus. Il aurait eu beau jeu de lui rappeler que Yvette, sa fille, apprenait aussi l'anglais à l'école et le parlait même mieux que lui. Mais c'était inutile, il était impossible de tenir avec Edouard la moindre conversation, fût-elle la plus banale.
Il y avait bien un auto radio dans la Simca 1000, il était même équipé de la bande FM. Christophe prit le volant et fit avec son oncle un tour dans le quartier pour se familiariser avec ce nouveau type de voiture où le moteur se situait à l'arrière. Puis il signa le contrat de vente, le montant était peu élevé, son oncle semblait donc malgré tout lui faire une fleur et il le remercia. Il laissa sa vieille Aronde au garage, avec la casse comme destination.
Après un déjeuner en famille qui ne se prolongea pas car il avait encore 300 km à parcourir pour rentrer chez lui, il partit par la Nationale 12. Les quelques tronçons à trois et quatre voies existants lui permirent de faire quelques pointes de vitesse. La seule chose qui changea par rapport à l'aller, c'est que Sinatra l'avait enfin quitté, avantageusement remplacé à 120 km/h par la « Chevauchée des Walkyries », les vibrations des tôles lui donnant alors l'impression de cavalcader sur un fougueux destrier tremblant de tous ses membres.
Arrivé dans les environs de Verneuil sur Avre, il jubilait, s'imaginant au far-west : sa main gauche domptait le volant comme si c'était la bride de son cheval, sa main droite tournoyait au-dessus du siège passager avec un lasso imaginaire, il éperonnait l'accélérateur du pied droit, tout en émettant des rugissements guerriers de Walkyries. Mais les meilleures choses ont une fin...Un bruit sourd venant de l'arrière le fit revenir sur terre. En même temps, la voiture se mit à ralentir, et quoi qu'il fît, il fut obligé de s'arrêter sur le bas-côté. Il se précipita pour ouvrir le capot, oubliant que le c'était désormais le coffre à bagages, le referma et se rua vers le moteur, d'où s'échappait une fumée blanche au niveau de la culasse. « De la vapeur d'eau, se dit-il, donc pas besoin d'extincteur ». De toute façon, il n'avait pas d'extincteur.
Ne sachant que faire, au bout d'un moment il prit sa veste et se mit à faire du stop. Quelqu'un s'arrêta et le déposa quelques kilomètres plus loin à l'entrée de Verneuil. Le garagiste qu'il trouva alla remorquer sa Simca, après que son diagnostic soit tombé ; joint de culasse cassé. Le fougueux destrier venait d'être atteint de thrombose, et il fallait compter une bonne semaine de travaux pour le remettre sur pied...
Il rentra chez lui en train, la réparation doubla le prix d'achat de sa voiture, et il dut poser un jour de congé pour revenir la chercher. Quand il appela son oncle pour se plaindre, ce dernier ricana, lui rappelant le prix modique qu'il lui avait consenti, l'absence de garantie dans le contrat, et le fait qu'un ingénieur, un « vrai », aurait dû savoir comment conduire correctement un véhicule de dix ans d'âge.
Il ne faut jamais traiter des affaires sérieuses avec sa famille, ni prendre une vulgaire mécanique fatiguée pour un impétueux pur-sang.
5 janvier 2022
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