• Le train roulait à toute allure avec un halètement rageur et irrégulier, à l’image des pensées qui s’entrechoquaient dans l’esprit de Mathieu, rapides, incontrôlées, coléreuses. Il revenait des obsèques de son ami Denis, qu’il n’avait pas vu depuis longtemps, mais qui occupait depuis le lycée une place importante dans sa mémoire : les amitiés nouées quand on est jeune ont toujours un goût particulier qu’on ne retrouve pas chez celles de l’âge mûr.

    Il s’en voulait de ne pas avoir fait en sorte ces dernières années de le rencontrer plus souvent, lui et son épouse, elle aussi amie d’enfance. Maintenant c’était trop tard, tous deux avaient quitté ce monde, et les souvenirs des bons moments passés ensemble iraient irrémédiablement en s’effilochant au cours du temps, à moins que la faucheuse ne vienne aussi le prendre bientôt. Car le train avançait vite, très vite, à l’image des heures qui maintenant se succédaient sans discontinuer, comme si le temps lui-même, au lieu d’être uniforme et invariable à tous les âges de la vie, subissait une accélération grandissante lorsque la vieillesse approchait.

    Il n’était pas seul dans son compartiment de deuxième classe. Jusqu’à présent, plongé dans ses pensées mélancoliques, il n’avait prêté aucune attention aux autres occupants, au nombre de deux. A sa droite, vautré sur la banquette en moleskine, les pieds sur le siège lui faisant face, un vieillard qui sommeillait ; en fait non, qui dormait carrément, ronflant la bouche ouverte, exhibant quelques chicots jaunis par le tabac, les mains croisées sur une bedaine poilue visible par la chemise entrebâillée où il manquait un bouton. En fait, cet homme qu’il venait de qualifier de « vieillard », devait avoir son âge, ce qui le fit intérieurement ricaner, avant d’assombrir encore plus son humeur en raison de ce constat accablant : lui-même faisait partie de la classe des plus de 60 ans, même s’il ne s’en rendait pas compte, ou s’il faisait en sorte de ne pas y penser.

    En face de lui, assise près de la fenêtre, une femme d’une quarantaine d’années, brune à cheveux courts, le visage avenant mais où transparaissait dans le regard une lueur qu’il attribua à une forme de dignité dans la tristesse. Elle s’était installée avec un sourire d’excuse, dans le sens du train, et Mathieu s’était poliment déplacé vers le siège central de la banquette d’en face, ce qui permettait ainsi aux deux voyageurs d’étendre leurs jambes sans se gêner. Elle était vêtue d’une robe noire, simple et bon marché qui accentuait une élégante minceur, mais tout dans son aspect dénotait une forme de pauvreté cachée, affrontée avec une certaine distinction.

    Ce bref examen avait cependant permis à son esprit de s’éloigner quelque peu des idées moroses concernant son ami maintenant disparu. Pendant un moment il regarda par la fenêtre le paysage qui défilait, sa pensée errant librement, sans but et sans formulation claire entre différents sujets sans lien entre eux. Peu à peu, il passa ainsi du ressenti de sa tristesse se traduisant par diverses considérations maussades sur le sens de la vie, le manque de suivi d’une profonde amitié négligée, la mort qui approchait aussi pour lui, à des choses précises, très concrètes voire anodines, telles que son retour au travail le lendemain, le dîner qu’il se préparerait en rentrant, ses rendez-vous chez le dentiste et le coiffeur, une prochaine visite à son amie de cœur…

    Revenant vers l’intérieur du compartiment, son regard se posa à nouveau sur ses deux compagnons de voyage, et il se demanda quelle existence pouvait cacher leur apparence actuelle. Pour l’homme qui ronflait toujours, il ne s’attarda pas : la vie d’un vieillard négligé ne l’intéressait pas beaucoup, il s’en détourna rapidement. Par contre, sa curiosité s’éveilla au sujet de la femme, qu’il examina à la dérobée. A bien y regarder, elle ressemblait par certains côtés à Irène, la femme de Denis, avec qui il avait eu une de ses premières aventures sérieuses en terminale. Cela n’avait pas duré longtemps, elle s’était rapidement tournée vers son ami qui, bouillonnant d’idées et d’activité, montrait un caractère entraînant dont elle avait besoin pour surmonter sa timidité et sa réserve. Mathieu et Irène se ressemblaient trop, ils auraient fini par s’ennuyer ensemble, il le reconnaissait objectivement, mais il avait subsisté après cela un certain regret envers ce qui aurait pu être. Ce qui expliquait peut-être pourquoi ses relations avec le couple s’étaient peu à peu distendues…

    Le train s’était mis à ralentir, ils approchaient du terminus, et la locomotive lança quelques hurlements de sirène pour le faire savoir. Mathieu se dit, avec un brin de nostalgie, que tout cela allait bientôt disparaître, comme venait de disparaître Denis. L’électrification du réseau se terminait, et les trains à vapeur grossiers, bruyants et colériques allaient céder les escarbilles, l’odeur du charbon, les halètements sourds et les chauffeurs suants en tricots noircis à des motrices discrètes, bourgeoises et aristocratiques, munies de conducteurs invisibles en complet veston, tout ce beau monde moderne regardant de haut ces restes du passé. Comme il voyageait peu en train, il se dit que c’était sans doute là son dernier voyage dans ce vestige de l’histoire.

    En descendant sur le quai, une surprise l’attendait. La femme courut se jeter en souriant dans les bras d’un homme en salopette pas très nette, mal rasé, qui l’accueillit avec une sorte d’indifférence mutique, alors que le vieillard quelconque de son compartiment fut salué avec déférence par des « Bonjour professeur » par deux jeunes gens, apparemment des étudiants respectueux.

    Il ne faut pas juger les gens sur leur apparence, ni se laisser emporter par son imagination…

    15/11/2023

     


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  • Vous avez certainement été déjà confrontés à plusieurs exigences contradictoires sur la manière de bien ressentir la vie que l’on mène. Toutes visent à accroître la conscience que l’on a des actes qu’on accomplit et des pensées qu’on poursuit au moment où cela se passe. Pourquoi est-ce contradictoire ? Parce qu’on ne peut en même temps agir et se regarder agir. Prenez par exemple les soins que vous prodiguez à votre corps : la plupart du temps cela est automatique, on prend sa douche, mais on pense à autre chose, à ce qu’on va faire dans la journée, à ce qui s’est passé la veille, aux soucis qui vous préoccupent. Vous ne pensez pas, ou alors c’est très fugace, à l’eau qui coule sur votre corps, au savon que vous passez sur votre visage, à l’humidité de vos cheveux, et au plaisir que cela vous procure. Si votre corps est présent ici et maintenant parce qu’il ne peut en être autrement, votre esprit est ailleurs, dans le temps et dans l’espace. D’un autre côté, si vous essayez d’être vraiment là, d’être conscient de chaque détail de la douche que vous êtes en train de prendre, de vous-même présent dans votre salle de bain, sous le jet d’eau, des sensations les plus ténues que vous ressentez, il faut bien avouer qu’après avoir pris des dizaines, des centaines de douches, il n’y a plus beaucoup de nouveautés dans cette opération…Nous passons donc une bonne partie de notre vie à accomplir de nombreux actes automatiques qui nous séparent de l’environnement proche dans lequel ils se déroulent. Nous sommes là par notre corps, et nous sommes ailleurs par la pensée. Y a-t-il moyen de faire autrement ? 
    Quel que soit le temps, tous les matins je promène mon chien, et cela fait des années que la promenade a lieu. Chaque jour le parcours est le même, ou presque, et un calcul grossier m’informe que, sur une dizaine d’années j’ai ainsi arpenté ce chemin plus de 3000 fois, couvrant au total plus de 5000 km. Je devrais donc connaître le moindre trou du sentier, le plus petit caillou, chaque arbre qui le borde, chaque maison devant laquelle je passe. Et pourtant non, rien de tout cela ne se produit. Dès que je sors de ma maison, Olaf le chien vaque à ses occupations coutumières dont je ne me mêle pas, mon corps se met à avancer à bonne allure, et ma pensée se met généralement à divaguer. C’est en effet en marchant que je réfléchis le mieux, mon esprit se met à évoquer une multitude de sujets, dans le désordre le plus souvent, et je me retrouve très vite bien loin du lieu où se déplace mon corps, au point que de retour à mon logis je suis souvent étonné d’être déjà là, n’ayant aucun souvenir du parcours accompli ni même parfois du temps qu’il faisait. J’étais physiquement en ce lieu, mais dans ma tête très loin de là, dans le temps et dans l’espace. A peine si au printemps je remarque l’or du colza dans les champs, ou les blés en herbe subitement devenus dorés en juillet sans que je me sois aperçu du changement.
    Il arrive néanmoins que parfois je m’éveille et redevienne conscient de ce qui m’entoure, et je m’en veux de ne pas savoir profiter des sensations que j’éprouve mais que je ne ressens pas lorsque je suis loin dans mes pensées. La brise tiède du printemps qui agite mes cheveux, les senteurs de l’herbe coupée qui se transforme en foin, le pépiement des oiseaux soudain m’envahissent ; je m’arrête, je respire, je regarde autour de moi…et puis, au bout de quelques dizaines de secondes, je me mets à penser à autre chose, car on ne peut être à la fois un simple capteur de sensations et un esprit qui réfléchit sur des événements, des idées ou des projets, ou qui évoque des souvenirs qui s’enchaînent. La réflexion est l’ennemie de la sensation,   tout comme la sensation diminue ou abolit la possibilité pour l’esprit de se déployer en même temps dans un discours intérieur, qu’il soit construit ou à peine formulé, ou une simple mémorisation. La sensation pleine relègue la pensée au second plan, tout comme la pensée fait oublier la sensation. 
    Si je voulais vivre pleinement l’instant présent, il me faudrait donc trouver un moyen de juguler le déploiement de la pensée au travers du langage pour pouvoir focaliser tous mes sens sur les détails de l’instant présent. Mais vivre le moment présent, est-ce simplement observer, écouter, voir, ressentir, et essayer de garder tout cela dans sa mémoire ? Est-on vraiment absent à la vie lorsque la pensée domine ?
    Hier par exemple, je me suis arrêté au bord du chemin, et je me suis penché sur les fines pousses vertes du blé en herbe qui commencent à faire leur apparition dans la terre brune. J’ai essayé de capter ce moment sans passer dans ma tête par des mots ou des phrases, par cette sorte de monologue intérieur, ce langage qui le plus souvent fait office de manière de penser, pour mémoriser directement ce que je voyais et ce que je ressentais pendant ce bref instant. Quand il s’agit de choses ténues, c’est très difficile, il faut que cela vienne spontanément, sans qu’on soit obligé de faire un effort conscient qui ne peut durer. C’est moins difficile lorsqu’il s’agit par exemple de résister à quelque chose de désagréable bien que supportable, ou au contraire de faire durer un moment de plaisir intense. La pluie qui pénètre par le col de ma chemise, le vent glacé qui m’empêche d’avancer, la boue qui envahit mes chaussures au creux d’une ornière, voilà des micro événements déplaisants qui, lors d’une banale promenade canine, focalisent mon attention et orientent ma pensée sans l’abolir.
    Mais il n’en va pas de même lorsque les sensations sont extrêmes : une douleur insoutenable comme un plaisir extrême ou une très forte émotion, vous coupent de la réalité qui vous entoure. Plus rien d’autre n’existe. Vous êtes sans conteste dans l’instant présent, mais vous ne le vivez pas, il vous enferme en vous-même, vous le subissez. 
                                                                               oOo 
    Tout cela pour vous dire qu’une promenade avec son chien, par mauvais temps, sur les chemins défoncés de la campagne eurélienne, est sans doute propice à de puissantes sensations tout comme à de hardies spéculations, mais qu’en fin de compte vous n’aspirez qu’à une chose : en finir au plus vite pour aller vous asseoir près de la cheminée où flambe un bon feu de bois que vous avez pris la précaution d’allumer avant de partir…
    8/11/2023

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  • Il y a quelque temps, mon docteur m'a enjoint d'aller voir une fois par semaine un kinésithérapeute pour me faire faire du sport, ou du moins des exercices physiques utiles à ma santé. Tout a bien commencé, mais les choses se sont peu à peu dégradées. Pas ma santé, heureusement, mais sa manière de se comporter. Au début, rien à dire, des questions sur mes douleurs, les médicaments que je prenais, mon activité physique dans la journée, etc, pour que ces exercices soient bien adaptés à mes besoins, en surveillant de près le déroulement des opérations. Il s'est rendu compte assez vite que mon cas était loin d'être critique, et peu à peu m'a laissé me débrouiller seul, avec de simples indications du genre « Comme la dernière fois, vingt fois sur les pointes, puis vingt flexions. » Pendant que je m'exécutais, agrippé à une barre de bois, le nez contre le mur et me perdant souvent dans mes comptages, il remplissait ses formulaires administratifs et faisait sa comptabilité, avec un coup d'oeil vers moi de temps à autres. Je comprenais tout ça, du moins en partie, car un kiné n'est quand même pas là pour énumérer à ma place le nombre de pompes, flexions et autres exercices rébarbatifs qu'il me donne, juste pour vérifier que je ne triche pas !

    Mais la semaine dernière, il a quand même dépassé les bornes. Après avoir lancé le mouvement avec son « Comme d'habitude, vingt fois ! », il a pris son téléphone et a appelé son notaire. De ce que j'ai compris, il s'agissait d'une sombre histoire de bornage d'un terrain qu'il venait d'acquérir, et peu à peu le ton est monté. Il me tournait le dos, il s'énervait, et moi je faisais consciencieusement mes exercices. Arrivé au chiffre vingt, je me suis arrêté et j'ai essayé d'attirer son attention. Il a daigné remarquer ma présence, et avec son doigt qu'il tournait en l'air il m'a susurré « Encore vingt ». Je me suis exécuté, j'avais mal, je serrais les dents, mais je tenais bon. Le manège s'est répété avec un « Ne vous arrêtez pas ! ». A la cinquantième flexion, je souffrais atrocement et je me suis arrêté. Là, il était tellement en rage contre son correspondant qu'il ne me voyait plus, son regard passait sur moi sans même me reconnaître.

    Certes, les grandes douleurs sont muettes, mais à l'impossible nul n'est tenu. Alors j'ai pris ma veste, je me suis traîné jusqu'à la porte et je suis parti. Il ne s'en est même pas rendu compte...

    4 /10/2023

     

     


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  • Vous pouvez être parfaitement intégré dans le groupe, la société, le pays où le hasard de votre naissance et la qualité de votre éducation vous ont projeté, et pourtant vous sentir « autre », décalé, quelque peu étranger à tous ces gens qui vous entourent et qui souvent ne se doutent de rien. A moins que tous ne soient dans la même situation que vous, qu’ils se cachent comme vous le faites, et que la vie soit alors un vaste ballet d’hypocrisies et de faux-semblants. Mais j’en doute, car personne ne peut donner le change tout au long de sa vie, personne ne peut être à la fois en dehors et en dedans de soi-même sans que personne ne s’en aperçoive. La seule possibilité, c’est d’assumer cette différence, voire la revendiquer et l’afficher. En résumé, dans une approche consciente de la situation, il y a trois manières de se comporter en société : s'y trouver bien et parfaitement intégré ; se sentir différent et se rebeller ou lutter pour changer cet état de choses ; accepter la situation, faire « comme si » et essayer de s’y adapter.

    Mais cela n’est pas aussi simple. D’abord, il faut savoir de quoi on parle. Nous sommes tous différents par nature, par nos gènes, notre éducation, notre environnement : certains aiment le vin ou le sport ou les femmes ou je ne sais quoi, et d’autres pas ; nous ne sommes pas égaux en matière de santé, de volonté, d’intelligence, et bien d’autres points nous séparent. La liste de nos différences peut se révéler infinie, ce n’est pas pour autant que nous sommes des étrangers aux yeux des autres, ou que nous nous sentons étranger par rapport à eux. Il n’y a pas un « moi » unique qui soit fondamentalement différent de la masse indistincte de tous les autres qui se ressembleraient. Ce n’est donc pas de ces différences-là dont il faut ici faire état, c’est de quelque chose de plus subtil, de difficile à exprimer, et le mieux est d’essayer de le montrer au travers de deux exemples.

     

    L’histoire de Dalila

    Dalila est une jeune femme algérienne venue faire des études supérieures en France. Elle vient d’achever la première année de son cursus FLE (Français Langue Etrangère) à l’Université Paris Diderot, autrefois Paris VII, et s’apprête à revenir avec joie en Algérie retrouver sa famille après un an d’absence. Elle a fait des études brillantes dans son pays, ce qui lui a permis d’obtenir une bourse pour aller en France, l’ancien pays colonisateur, afin d’obtenir un diplôme supérieur qui lui permettra ensuite d’enseigner cette deuxième langue, presque maternelle, à l’Université d’Alger.

    Sa famille est cultivée, mais assez traditionnaliste dans l’exercice de la religion musulmane, ce qui a fait hésiter son père : pensez donc, envoyer une fille dans un pays étranger, seule, alors que les garçons de la famille travaillent déjà dans le commerce local et rapportent de l’argent malgré leur faible niveau d’études ! Et avec qui la marier lorsqu’elle sera de retour, alors qu’il ne connaît aucun homme ayant une position sociale aussi élevée que celle qu’aura Dalila à l’issue de ses études ? En définitive, cela avait pu se régler grâce à Khalid, ami proche de la famille, qui connaissait des gens sûrs au sein de la communauté algérienne de Paris, qui acceptaient de lui louer une chambre dans leur appartement et veilleraient sur elle.

    Dalila était d’autant plus heureuse de retourner quelques semaines à Alger, que cette première année à Paris avait été difficile. Certes, elle parlait très bien le français, mais avec un léger accent trahissant sans conteste ses origines maghrébines. Même si elle s’habillait « à l’occidentale », ne suivait aucune particularité alimentaire, ne faisait jamais allusion à sa religion, et ne parlait pas de sa manière différente de vivre en Algérie, elle présentait néanmoins une silhouette quelque peu typée : brune de peau et de cheveux, yeux noirs, menton pointu, elle était très jolie, mais pour ses collègues de la fac, elle était malgré tout « l’algérienne », même s’ils ne le disaient pas devant elle. Les garçons ne le montraient pas vraiment : pour eux, une belle fille de vingt ans est d’abord une femme, mais cela changea quand ils virent qu’elle ne sortait jamais le soir et repoussait systématiquement leurs avances ; quant aux filles, elles ne manquaient pas une occasion de parler d’elle de manière habilement critique, surtout quand il était apparu que Dalila avait les meilleures notes du groupe.

    Mais la réalité ne fut pas conforme à ce qu’elle attendait. Si elle fut accueillie à son arrivée à Alger avec beaucoup d’affection par toute sa famille, elle eut à subir rapidement des remarques qui, sans être au début ouvertement déplaisantes, contenaient des critiques implicites, puis de plus en plus explicites, sur les changements constatés dans sa manière de se comporter. Que ce soit sur sa façon de s’habiller, de se coiffer, de s’exprimer trop souvent en français et non en arabe, d’oser faire état de ses opinions même quand elles étaient contraires à celles de ses parents, tout contribuait à stigmatiser l’évolution de sa manière d’être au féminin. Ses frères, en particulier, lui exprimèrent sans détours qu’en tant que femme musulmane, elle devait se conformer aux règles de comportement qu’on attendait d’elle, notamment pour ce qui concernait les relations avec les hommes et le respect des parents, quel que soit son nouveau statut social acquis à l’étranger. Son séjour en famille devint ainsi chaque jour plus difficile, et ce fut avec soulagement qu'elle retourna à Paris à la fin de l’été.

    La deuxième année à l’université fut cependant très pénible. Elle se sentait maintenant étrangère, aussi bien à sa culture d’origine qui d’une certaine façon la rejetait, qu’à son milieu estudiantin qui ne l’acceptait pas vraiment. Au lieu d’appartenir pleinement à deux mondes différents et de s’enrichir ainsi des apports de chacun, elle se sentait maintenant « de nulle part ». Elle essaya alors de nouer des contacts avec d’autres membres de sa grande famille dispersés dans le monde, pour savoir comment ils vivaient cet éloignement. Un oncle émigré au Canada engagea avec elle une forte relation à distance qui lui remonta le moral, surtout quand il lui assura que tout s’était bien passé pour lui dès son arrivée et comment il avait fait pour conserver les fondements de sa culture algérienne et de sa religion tout en s’adaptant au mieux à la façon de vivre des canadiens français. A l’issue de l’année universitaire, il lui proposa de venir s’installer près de chez lui, elle trouverait sans difficulté un poste d’enseignante sans aucun des préjugés pouvant exister en France et en Algérie.

    C’est ainsi qu’elle partit au cours de l’été vers ce nouveau pays, sans retourner à Alger où elle savait que sa famille aurait tout fait pour l’empêcher d’accomplir ce projet malgré la caution de cet oncle, considérée comme douteuse puisqu’il ne donnait plus de nouvelles depuis longtemps.

    Personne ne sait ce qui s’est vraiment passé après l’arrivée de Dalila au Québec. Quelques années plus tard, lors d’une conférence pédagogique à Montréal, une de ses anciennes collègues de Paris VII qui y participait l’aperçut à une table ronde. Elle portait un hijab.

     

    Le poids des ans

    La seconde histoire est de nature totalement différente. Il y a des années, j’ai bien connu un homme âgé, un voisin bienveillant, qui m’inspirait confiance, avec qui j’avais souvent des discussions passionnantes, en ceci que je pouvais aborder avec lui de nombreux sujets qu’il ne me serait pas venu à l’esprit d’évoquer avec mes parents ni même avec mes camarades de lycée. Pourtant, il ne parlait presque jamais de lui, se contentant de me faire parler de moi, de me faire prendre moi-même conscience de mes idées au travers de questions bien posées, à l’image de Socrate dans les dialogues de Platon. Je savais qu’il était très malade, il n’en parlait pas, mais cependant, peu avant sa mort, il s’est laissé aller à me faire une brève confidence qui m’a beaucoup marqué.

    - Je suis vieux et malade, m’a-t-il dit, et cela a changé le regard des autres sur moi. Que ce soit opéré avec amour, compassion, intérêt véritable ou une certaine indifférence, je me suis senti devenir peu à peu une sorte d’objet, d’artefact, qu’on étudie au travers du filtre des sentiments portés à l’égard d’une personne vieillissante, et non plus un sujet qu’on traite d’égal à égal. Que ce soit le siège qu’on me cède dans le métro sans que j’aie rien demandé, la prévenance de ma famille pour m’éviter la fatigue supposée de tâches minimes et habituelles, les coups d’œil en coin ou appuyés de mes diverses connaissances pour évaluer les changements de mon apparence et la dégradation de mes facultés, tout cela concourt à me sentir quelque peu étranger à ce qui fut l’ordinaire de ma vie. A cause de tout cela, vois-tu, j’en suis arrivé à me considérer moi-même comme une sorte d’excroissance anormale dans un groupe de gens « normaux » dont je faisais partie autrefois. Au point que, me remémorant certains épisodes de ma vie, surtout les plus anciens, j’en suis arrivé à me demander avec étonnement comment j’avais pu agir ainsi dans certaines circonstances remarquables et prendre des décisions qui me seraient aujourd’hui tout à fait impossibles. Le « moi » d’il y a cinquante ans semble n’avoir plus rien de commun avec celui de maintenant, c’est comme s’il y avait deux personnes en moi, toutes deux étrangères l’une à l’autre.

    Après avoir réfléchi quelques instants à ce qu’il venait ainsi de me confier, je lui ai répondu :

    - Mais ce que tu dis là est parfaitement normal, un individu évolue tout au long de sa vie, et cela arrive à tout le monde. Ce n’est pas pour autant qu’on devient un parfait étranger pour les autres. D’ailleurs, ce que tu dis pour les personnes âgées peut très bien être transposé aux adolescents, avec des caractéristiques différentes et peut-être même pires. Je sors moi-même de cette période où les jeunes gens se sentent « mal dans leur peau ». Chacun veut à la fois être valorisé au travers d’une différence revendiquée comme une qualité, un état « spécial », tout en ayant souvent désespérément besoin d’appartenir à un groupe doté de règles applicables à tous. C’est encore plus difficile que de devenir « vieux », ajoutai-je en souriant.

    - Non, tu te trompes. Le passage de l’enfance à l’âge adulte est relativement court, c’est une période d’apprentissage orientée vers le futur. Tout est possible, tout est à construire, la vie débute. On entre dans un groupe, celui des adultes qu’on découvre, alors qu’en devenant vieux on le quitte sans pénétrer dans un autre. Quand on est jeune, tout est devant soi, alors que pour les personnes âgées tout est derrière.

    Je l’ai trouvé bien pessimiste, car pour moi il était parfaitement intégré dans une société où tous les âges cohabitent. Il était différent certainement, aussi bien de moi-même que de lui-même quand il avait mon âge, mais certainement pas étranger : pour être réellement étranger, je me suis dit qu’il fallait surtout être, ou du moins se sentir, rejeté.

    28/09/2023

     

     


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  • Chez Jean, le téléphone sonna. C'était Alain, toujours le premier à appeler ses deux amis pour leur proposer la date de leur prochain resto trimestriel, un rituel qui durait depuis des années, depuis la fin de leurs études à l'ESSEC près de vingt ans auparavant.

    - J'ai déjà appelé Marcel, le 20 octobre, après demain, ça te va ? Chez Maître Kanter, comme la dernière fois, à moins que tu aies autre chose à proposer ?

    - Attends. Oui, mais il faudra que je parte tôt, j'ai un rendez-vous important à 15 heures à l'autre bout de la ville. Non, Maître Kanter c'est correct, même si leur Riesling n'est pas terrible.

    Alain sentit poindre une petite irritation : c'était lui qui avait proposé ce restaurant en vantant justement la qualité de sa cave, mais Jean se targuait d'être un fin connaisseur. C'était assez normal : en tant que directeur commercial de sa société, il allait au restaurant au moins deux fois par semaine avec ses clients, et ne commandait que des crus classés que le sommelier décrivait toujours en termes fleuris. Facile dans ce cas d'assimiler à moindres frais la connaissance des bons vins et le vocabulaire qui va avec.

    - Ecoute, si le vin ne te plaît pas, on peut aller ailleurs, mais je n'ai pas envie de payer de ma poche une bouteille au prix exorbitant. À moins que tu nous invites ?

    - Pas question ! Je vais au restaurant pour négocier des affaires, avec vous ce n'est pas pareil, on se fait juste une petite bouffe entre vieux potes. Mais c'est vrai que j'ai pris de mauvaises habitudes dans ma fonction, et pour le vin je deviens difficile, c'est souvent important pour conclure un contrat. Bon, on verra bien.

    Alain, qui n'avait pas réussi aussi bien que son ami, ne lui en voulait pas pour cela, mais ce genre de réflexions, qui tendait à se multiplier, commençait à l'agacer. Il se mordit la langue pour ne pas lui répondre de manière désagréable et raccrocha rapidement. On savait bien qu'il était directeur, avec voiture de fonction et notes de frais, pas la peine de s'en vanter tout le temps, même à mots couverts ! Il devrait tout de même se rendre compte de l'effet que cela pouvait faire auprès de ses deux amis qui n'avaient pas les mêmes avantages que lui. Alain était simple commercial dans une grosse boîte, et Marcel, qui avait fondé sa propre petite entreprise, était devenu extrêmement rigoureux et surveillait de près les moindres dépenses.

    Deux jours plus tard, ils se retrouvèrent comme prévu chez Maître Kanter. Marcel, arrivé le premier, les attendait en sirotant un whisky. Jean, à quelques pas devant Alain, laissa son manteau à un serveur obséquieux, apparaissant dans un costume trois pièces très élégant, bien qu'un peu anachronique. Qui porte encore ça ? se demanda Alain, mettant sa veste H & M sur le dos de sa chaise. Il veut juste se faire remarquer...Il aimait bien son ami, mais trouvait qu'il prenait des habitudes de m'as-tu-vu de plus en plus insupportables. Il faut que je lui en touche deux mots, se dit-il, non pas que je sois jaloux, mais entre vieux amis on peut tout se dire, ou presque.

    Marcel, qui avait l'humour caustique, les examina avec un petit sourire alors qu'ils s'installaient, et versa sans le vouloir de l'huile sur le feu.

    - Dites donc tous les deux, vous savez à quoi vous me faites penser ? A un cardinal et à un curé de campagne ! Ah ! Ah ! Ou encore à Coluche emmenant le premier ministre dans un resto du cœur ! Ah ! Ah ! Ah !

    Pas offusqué, Jean sourit et répondit :

    - Ce n'est pas que ça me plaise de me déguiser ainsi, mais j'ai vraiment un gros client à voir tout à l'heure, et on m'a dit qu'il n'aimait pas les gens mal fagotés. Alors, je fais ce qu'il faut...

    Mais Alain, lui, s'énerva pour de bon.

    - C'est ça, moi je suis le curé à la soutane boueuse, et lui c'est le premier ministre. Et le premier ministre se déguise pour être beau et crédible. Merci quand même, tous les deux. La prochaine fois je passerai avant chez le tailleur, ou plutôt chez le costumier du carnaval, histoire d'être sortable.

    Devant cet éclat qui ne cachait même pas un brin d'ironie, Jean ouvrit de grands yeux, mais ne dit rien. Marcel, quant à lui, tenta de désamorcer la mauvaise humeur de son ami en poursuivant sur le ton de la plaisanterie.

    - C'est pas vrai ! Il est jaloux ! Alain, tu es jaloux d'un costume trois pièces ! C'est pas possible, je rêve ! Regarde-moi bien, tu vois mon jean rapiécé, il est cher et pas beau, mais c'est sûr que je n'irai pas voir un client habillé comme ça. Jean, avec son costard, il fait ce qu'il veut. Bon, si on commandait, j'ai faim.

    Toujours renfrogné, Alain ne répliqua pas et se plongea dans le menu, suivi par les deux autres. Jean fut le premier à faire son choix, après avoir fait la moue en examinant la carte des vins.

    - Pour moi, ce sera la choucroute royale, et je vous propose le pinot gris à la place du Riesling de la dernière fois qui n'était pas terrible.

    Ça y est, se dit Alain, toujours pas calmé, il faut qu'il prenne le plat le plus cher, bien sûr, et qu'il en rajoute une couche sur le Riesling, pas assez cher sans doute. Il commence vraiment à me casser les pieds.

    Quand le vin arriva, le serveur se tourna spontanément vers Jean pour le lui faire goûter. Alain ne dit rien, mais lui lança un regard meurtrier.

    Jean prit soigneusement le verre par le pied, fit tourner le breuvage en l'examinant dans la lumière, le huma longuement, avant d'en prendre une petite quantité qu'il « mâcha » dans sa bouche avant de l'avaler.

    - Nez parfumé de pomme et de rose. Assez savoureux, pas trop expressif cependant, même si les arômes suivent le nez avec un côté herbacé. Bel équilibre et bonne persistance en bouche, mais il gagnerait à vieillir un peu. Bon, on va s'en contenter.

    Cette fois, Alain ne put se retenir.

    - Tu nous emmerdes avec tes grands airs ! C'est quoi ce cinéma sur le vin qui sent la rose ? Le pinard, ça a d'abord le goût du raisin, non ? Et on n'est pas tes clients qui vont s'extasier sur tes connaissances extraordinaires en œnologie pour te signer un contrat sans regarder ce qui est écrit dedans. C'est comme ça que tu les entubes à longueur de semaine ? Si un jour tu te fais virer, je te fais confiance, tu pourras au moins te recycler comme sommelier.

    Ses deux amis, surpris par cet éclat inhabituel, le regardaient avec étonnement et une certaine gêne. Alain avait vraiment l'air sérieux en proférant ces paroles. Certes, il était le plus colérique des trois, mais jamais il n'avait été aussi virulent, finissant toujours par se calmer et sourire après des échanges parfois un peu chauds entre eux, surtout quand il s'agissait de politique.

    Marcel, qui n'aimait pas les conflits, tenta de jouer les médiateurs.

    - Allons, Alain, qu'est ce qui t'arrive ? Tu connais les goûts de Jean pour le bon vin, on en profite grâce à lui, et on peut même le mettre en boîte là-dessus ! Mais là, est-ce que tu es sérieux ? On n'a pas aujourd'hui le même métier, ça ne nous empêche pas de nous voir et de rire ensemble, comme autrefois. On s'en fout s'il voit de grosses pointures tous les jours et pas nous, on le connaît assez pour savoir que ce n'est pas un vendu de gros capitaliste prêt à tout pour un contrat.

    Jean regardait ses deux amis avec un léger sourire. Il les aimait bien, même si Alain avait tendance ces derniers temps à s'énerver pour un rien, alors que depuis des années ils avaient l'habitude de se charrier sur ce sujet. De son côté, Alain se rendait compte qu'il était allé un peu trop loin cette fois-ci, et s'apprêtait à faire machine arrière. Cependant, jetant un regard rapide vers Jean, il vit l'ébauche de ce sourire, qu'il interpréta comme un signe de condescendance à son égard, ce qui fit renaître son animosité. Il ne put alors s'empêcher de répliquer :

    - C'est vrai, mais regarde comme tu as évolué, Jean, depuis que tu es à ce poste. C'est comme les gens qui se trouvent bombardés du jour au lendemain ministres ou je ne sais quoi. Ils ont un peu ou beaucoup de pouvoir, et ils finissent par perdre le sens des réalités à cause de ça, ou encore ils s'éloignent de leur manière d'être habituelle. Au lieu d'essayer de changer leur environnement, c'est leur environnement qui les change, et on finit par ne plus les reconnaître. C'est pour ça que je m'énerve, je ne vois plus en face de moi le Jean qui se baladait en bermuda effiloché, qui avait les cheveux longs et buvait de la bière parce que c'était moins cher. Je vois un notable tiré à quatre épingles, qui discours avec nous des qualités du vin avec un vocabulaire surtout fait pour nous épater, qui est à la botte de ses clients pour justifier sa nouvelle manière d'être, et qui trouve tout ça normal. Moi, ne crois pas que je sois jaloux, c'est juste que ça me déçoit.

    Cette tirade l'ayant soulagé, il ajouta, plus calme :

    - Bon, je suis peut-être un peu excessif, Jean tu viens quand même déjeuner avec nous comme avant, et on arrive à se dire ce qu'on pense et à s'envoyer des vannes. Mais tu as intérêt à faire attention, pas uniquement avec nous, pour qu'un jour tu ne nous croises pas dans la rue avec un client en faisant semblant de ne pas nous connaître. Là, on t'aurait perdu complètement, et toi tu te serais perdu pour toi-même.

    Jean, qui l'avait écouté attentivement, lui répondit :

    - Tu n'as pas tort de me mettre en garde, on s'habitue vite à une manière de vivre et d'agir en relation avec notre métier, surtout quand il s'agit de choses agréables. On finit par considérer peu à peu que tout cela est normal, et par contrecoup que ce sont les autres qui ne comprennent pas. Il faut être vigilant, en permanence.

    Cela étant dit, ton discours précédent s'applique aussi à toi et à Marcel. Vous n'êtes plus, ni l'un ni l'autre, les mêmes qu'il y a vingt ans. Toi, par exemple, tu tiens souvent maintenant des propos un peu aigres sur un peu tout le monde, et Marcel, au lieu de courir les filles, regarde tous les matins les cours de la bourse. Vous croyez qu'on était comme ça du temps de l'ESSEC ?

    Le repas continua ensuite comme à l'ordinaire. Mais ils s'étaient assénés quelques vérités qui ne faisaient pas vraiment plaisir, si bien que pour une fois la discussion sortit des sujets anodins et aborda les points sensibles de leur relation d'amitié. Ils se quittèrent après le kougloff glacé, après un dernier verre de pinot gris qu'ils jugèrent simplement excellent. Alain avait admis un petit sentiment de jalousie envers Jean, Jean qu'il ne devait pas oublier la simplicité, et Marcel penser de temps en temps à autre chose que son entreprise. Ils se promirent de se signaler désormais leurs dérives éventuelles sans prendre de gants, mais sans s'énerver, au cours de leurs futures réunions chez Maître Kanter.

    14/06/2023

     

     


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