• Gilles était dans le pétrin. Il avait été dans le pétrin tout l’été, depuis que sa femme l’avait quitté, début juin. Jusqu’à ces derniers temps, quelques jours avant de reprendre ses cours au lycée, Gilles n’avait pas eu besoin d’une nounou. La nounou c’était lui. Tous les jours et toutes les nuits, il s’était occupé des enfants. Leur mère, leur avait-il dit, était partie pour un long voyage.

    En fait de voyage, elle s’était tirée avec Jules, un collègue en fin de carrière récemment arrivé au lycée, avec qui il s’était lié d’amitié à la dernière rentrée, qu’il avait cornaqué pour l’aider à trouver sa place dans un établissement où les profs se connaissaient depuis longtemps et regardaient les nouveaux arrivants avec une certaine méfiance. Il aurait mieux fait de les imiter, au moins sa femme serait peut-être encore là au lieu de se trouver dans les bras et le lit de Jules, il ne savait trop où. Le pire, c’est qu’il avait été coincé pendant trois mois avec les deux gamins sur les bras, et cela lui avait complètement gâché ses vacances.

    Car il le savait bien, cela devait arriver un jour, avec Blandine ça ne gazait plus trop depuis quelque temps. Mais ce qui le mettait en rage, c’est qu’il s’était fait avoir dans les belles largeurs, il n’avait rien vu venir, elle l’avait devancé au sprint d’une manière qui enflammait son amour-propre. En effet, lui-même fréquentait depuis quelques mois Mirabelle, la serveuse du café voisin du lycée où il se rendait régulièrement. Il lui avait fait du gringue juste pour rigoler, mais cela avait marché tout de suite au-delà de ce qu’il croyait possible. Ils se rencontraient régulièrement dans son studio pour des bacchanales endiablées, et après les périodes de repos qui suivaient leurs étreintes sportives, ils avaient commencé à faire des projets pour passer une partie de l’été ensemble. Cela s’était avéré difficile à organiser, surtout que Gilles ne souhaitait pas, du moins dans l’immédiat, que Blandine le sache.

    Mais elle l’avait su, il aurait bien aimé savoir comment, et elle s’était bien débrouillée pour lui couper l’herbe sous le pied. Un soir de juin, à sa rentrée du lycée, elle l’attendait dans le salon, sa valise à ses pieds et lui avait dit en souriant d’un air angélique :

    - Mon chéri, j’ai bien réfléchi, une petite séparation va nous faire du bien. Tu n’as rien prévu pour nos vacances avec les enfants cet été, alors moi je m’en vais dès ce soir passer quelque temps avec Jules, j’en rêve depuis des semaines. Ne t’inquiète pas, je reviendrai, et je sais que tu t’occuperas bien des gamins en attendant. D’ailleurs, ta copine pourra t’aider, c’est sûrement une fille bien. Le frigo est plein, tu pourras attendre un peu avant de faire les courses, tu vois j’ai pensé à toi !

    Il en était resté muet de surprise, à un point tel qu’il n’avait même pas réagi quand elle avait eu le culot de lui faire la bise avant de prendre sa valise et de se tirer quand elle avait entendu arriver la voiture de Jules. Qu’elle puisse abandonner ainsi ses deux garçons de deux et quatre ans lui paraissait inconcevable, elle les aimait trop ! Et partir avec Jules, qui avait presque deux fois son âge !

    Ensuite, tout était allé de travers. Mise au courant de la situation, Mirabelle avait très mal pris la chose. Pas question de rester en ville à jouer le rôle de mère remplaçante au lieu d’aller comme prévu en voyage avec Gilles. Elle l’avait donc elle aussi laissé tomber, et il s’était retrouvé seul pour faire le ménage, la lessive, les repas, changer les langes des enfants et les distraire tant bien que mal. Il avait cherché une nounou pour l’aider dans ces tâches domestiques indignes d’un intellectuel tel que lui, mais personne ne s’était présenté : même les nounous sont en vacances pendant l’été…Quant à ses parents, ils étaient trop vieux, trop loin, même pas la peine d’y penser.

    Il avait donc passé trois mois exécrables, dans une ville déserte, brûlée par le soleil. Le seul événement positif était venu de sa voisine, Mariette, une femme d’une cinquantaine d’années, avec qui Blandine et lui entretenaient de bonnes relations de voisinage. Elle avait compati à son malheur, et avait accepté de s’occuper des enfants jusqu’à la fin du mois de juin, pendant ses heures de cours pour finir l’année scolaire. Puis elle était partie, mais lui téléphonait de manière régulière ou passait le voir pour prendre de ses nouvelles.

    Quant à Blandine, pas un signe de vie, à croire qu’elle avait perdu son instinct maternel. Il avait bien tenté de la joindre sur son téléphone portable, mais dès le deuxième appel elle avait changé son annonce d’accueil, qui disait maintenant : « Je ne suis pas joignable en ce moment. Veuillez ne pas laisser de message, il ne sera pas lu. » La fin du mois d’août approchait, les cours allaient reprendre dans quelques jours, et ce salopard de Jules serait bien obligé de revenir, en principe avec Blandine. Il ne savait que faire et passait de mauvaises nuits dans l’indécision, à ronger son frein. Mariette passait le voir chaque jour maintenant, et tentait de lui remonter le moral en lui rendant de menus services.

    Deux jours avant la rentrée, il était sorti faire des courses pendant que Mariette gardait les enfants. A son retour, son cœur fit un bond dans sa poitrine : devant sa porte était garée la voiture de Jules ! Ils étaient donc rentrés, mais pourquoi Jules était-il là ? Il devait se douter qu’il ne serait pas le bienvenu, que Gilles lui casserait la figure à la première occasion. Il ouvrit la porte avec rage pour découvrir alors un spectacle qu’il eut du mal à comprendre : Blandine dans le canapé, rayonnante, s’amusait avec les enfants qui riaient aux éclats sous les chatouilles et les baisers de leur maman. Dans le fauteuil, Jules, souriant, était assis avec Mariette sur ses genoux…Gilles ne comprenait plus rien, mais son visage fermé n’augurait rien de bon. Voyant cela, Mariette se leva précipitamment, et s’interposa pour lui dire :

    - Gilles, ne t’énerve pas, je vais t’expliquer. Jules, c’est mon compagnon depuis mai dernier, pas celui de Blandine. Mais on vit chacun chez soi. Blandine elle n’a personne dans sa vie, à part toi et les enfants. Et si elle est partie en te le faisant croire, c’est qu’elle était en colère, pour se venger, en quelque sorte, et il y avait de quoi, quand elle s’est aperçue de ton histoire avec la serveuse. Elle a passé tout l’été chez ses parents dans le midi ; les enfants lui manquaient beaucoup, mais elle savait que tu t’en occuperais bien. Et moi je lui donnais des nouvelles régulièrement, tu aurais dû quand même te douter qu’elle n’aurait pas laissé tomber les petits pour aller courir le guilledou avec un petit vieux (regards ironiques mais tendres vers Jules).

    Bon, maintenant on va vous laisser, vous avez sûrement plein de choses à vous dire…

    29/03/2023

     

     


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  • Au volant de sa voiture, une Aronde 1953, Christophe fredonnait « Stranger in the night », une vieille ritournelle démodée qui lui trottait dans la tête depuis deux ou trois jours. Pourtant il détestait Sinatra et tout ce que représentait ce crooner mafieux aux yeux larmoyants et à la voix de guimauve, heureusement il ne chantait plus maintenant. Il y a des choses bizarres dans nos têtes, qu'on n'arrive pas toujours à extirper facilement...

    Repoussant ce genre de réflexions, il reporta ses pensées sur l'objet de son voyage. Sa guimbarde, poste de radio compris, ne tiendrait plus très longtemps, aussi se rendait-il chez son oncle Edouard qui possédait un garage Simca à Champigny sur Marne, pour prendre possession d'une voiture moins ancienne. « Une Simca 1000 de 1963, un vrai bijou pour son âge », lui avait assuré le tonton. Bien sûr, elle avait aussi dix ans d'âge, comme la précédente, presque 200000 km au compteur et quelques bosses et rayures, mais il en avait fait la révision et lui assurait une vie encore longue.

    Arrivé à Champigny, Christophe commença par aller embrasser sa tante Eugénie, sœur cadette de sa mère, une femme au grand cœur, puis descendit dans l'atelier où il découvrit son oncle la tête dans le moteur d'une Simca 1000 bleu ciel qu'il faisait rugir. En l'apercevant, Edouard se redressa et sans même lui dire bonjour, l'apostropha d'emblée.

    • Ah te voilà ! Je suis sur ta voiture, tu vois, et j'allais régler le carburateur, mais puisque tu es là, fais-le toi-même, après tout tu es ingénieur, je vais voir ce qu'on t'a appris, dans ton « école »...

    Christophe n'aimait pas beaucoup cet oncle par alliance, perpétuellement désagréable avec tout le monde, aigri il ne savait trop pourquoi. C'était une caricature du parisien ringard, béret sur la tête, mégot éteint calé au coin de sa bouche, barbe de plusieurs jours jamais entretenue, accent traînant à la manière d'Arletty dans « Hôtel du Nord » mais en beaucoup moins charmant, combinaison de mécanicien graisseuse sur laquelle il essuyait ses mains pleines de cambouis, la cinquantaine. Christophe lui répondit le plus aimablement possible :

    • Tu sais très bien que je ne suis ni garagiste ni mécanicien auto, je suis électronicien. Si tu me montres comment faire, je suis sûr d'y arriver, mais pour l'instant je ne sais pas.
    • Ben voilà ! Je me demande ce qu'on vous apprend dans vos écoles d'ingénieurs, « Monsieur » le diplômé...Même pas le réglage d'un carbu...Pff !

    Agacé, Christophe se borna à lui demander :

    • Allons Tonton ! À chacun son métier, moi je ne te demande pas de me dire ce qu'il y a dans la radio de ma Simca 1000 ! D'ailleurs j'espère bien qu'il y en a une ?

    L'oncle ne répondit pas, mais cette réplique fit remonter à ses lèvres la chanson de Sinatra, qu'il ne put s'empêcher de se mettre à fredonner à nouveau. « Stranger in the night... » Ce qui entraîna immédiatement une nouvelle remarque désagréable du tonton.

    • En plus, ça chante en anglais ! On le sait que t'es instruit, toi !

    Christophe se contint une fois de plus. Il aurait eu beau jeu de lui rappeler que Yvette, sa fille, apprenait aussi l'anglais à l'école et le parlait même mieux que lui. Mais c'était inutile, il était impossible de tenir avec Edouard la moindre conversation, fût-elle la plus banale.

    Il y avait bien un auto radio dans la Simca 1000, il était même équipé de la bande FM. Christophe prit le volant et fit avec son oncle un tour dans le quartier pour se familiariser avec ce nouveau type de voiture où le moteur se situait à l'arrière. Puis il signa le contrat de vente, le montant était peu élevé, son oncle semblait donc malgré tout lui faire une fleur et il le remercia. Il laissa sa vieille Aronde au garage, avec la casse comme destination.

    Après un déjeuner en famille qui ne se prolongea pas car il avait encore 300 km à parcourir pour rentrer chez lui, il partit par la Nationale 12. Les quelques tronçons à trois et quatre voies existants lui permirent de faire quelques pointes de vitesse. La seule chose qui changea par rapport à l'aller, c'est que Sinatra l'avait enfin quitté, avantageusement remplacé à 120 km/h par la « Chevauchée des Walkyries », les vibrations des tôles lui donnant alors l'impression de cavalcader sur un fougueux destrier tremblant de tous ses membres.

    Arrivé dans les environs de Verneuil sur Avre, il jubilait, s'imaginant au far-west : sa main gauche domptait le volant comme si c'était la bride de son cheval, sa main droite tournoyait au-dessus du siège passager avec un lasso imaginaire, il éperonnait l'accélérateur du pied droit, tout en émettant des rugissements guerriers de Walkyries. Mais les meilleures choses ont une fin...Un bruit sourd venant de l'arrière le fit revenir sur terre. En même temps, la voiture se mit à ralentir, et quoi qu'il fît, il fut obligé de s'arrêter sur le bas-côté. Il se précipita pour ouvrir le capot, oubliant que le c'était désormais le coffre à bagages, le referma et se rua vers le moteur, d'où s'échappait une fumée blanche au niveau de la culasse. « De la vapeur d'eau, se dit-il, donc pas besoin d'extincteur ». De toute façon, il n'avait pas d'extincteur.

    Ne sachant que faire, au bout d'un moment il prit sa veste et se mit à faire du stop. Quelqu'un s'arrêta et le déposa quelques kilomètres plus loin à l'entrée de Verneuil. Le garagiste qu'il trouva alla remorquer sa Simca, après que son diagnostic soit tombé ; joint de culasse cassé. Le fougueux destrier venait d'être atteint de thrombose, et il fallait compter une bonne semaine de travaux pour le remettre sur pied...

    Il rentra chez lui en train, la réparation doubla le prix d'achat de sa voiture, et il dut poser un jour de congé pour revenir la chercher. Quand il appela son oncle pour se plaindre, ce dernier ricana, lui rappelant le prix modique qu'il lui avait consenti, l'absence de garantie dans le contrat, et le fait qu'un ingénieur, un « vrai », aurait dû savoir comment conduire correctement un véhicule de dix ans d'âge.

    Il ne faut jamais traiter des affaires sérieuses avec sa famille, ni prendre une vulgaire mécanique fatiguée pour un impétueux pur-sang.

    05/01/2022

     


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  • Tout au long de notre vie nous prenons des photos. Autrefois c’était pour fixer un événement, un moment unique et ne pas l’oublier, aujourd’hui c’est pour …pour je ne sais trop quoi, c’est devenu presque un réflexe, quelques instants ordinaires à partager avec le monde entier qui s’en fiche bien en général. Ou alors nous nous imaginons que les moments uniques sont tellement nombreux et importants (puisqu’ils nous concernent directement), qu’on peut en compter des dizaines chaque jour

    Toujours est-il que cet été, en poursuivant comme tous les étés depuis quelques années, la mise en ordre de mon sous-sol, j’ai entamé l’inventaire de trois gros cartons de photos accumulées depuis plusieurs dizaines d’années. Cela prend du temps, car quand on commence à feuilleter pochettes et albums, on a du mal à s’arrêter, et on finit par ne rien jeter du tout, chaque cliché faisant surgir les souvenirs de moments passés qui sont tous pleins d’émotion. C’est ainsi que je suis tombé sur cette photo de l’année 1962.

    Bien sûr, je ne me souviens pas des détails de ce qui a précédé le « clic » de l’appareil, mais je sais que la scène se passe à Crozon, et que c’était notre première sortie après le bizutage traditionnel suivant notre arrivée à l’Ecole Navale. Cela se situait donc aux alentours du 15 octobre. Les quinze jours de bizutage, les « culations » dans le langage fleuri de nos anciens qui nous avaient pris en mains, avaient été assez éprouvants. C’était le premier week-end où nous avions le droit de sortir, et encore pas à Brest, juste dans la presqu’île où était implantée l’Ecole. Il y avait quelques kilomètres à parcourir jusqu’au bourg de Crozon, et la plupart d’entre nous avaient choisi de rester dans le casernement pour se reposer des journées précédentes plutôt que d’être obligés d’aller à pied à travers la campagne bretonne jusqu’au premier bistrot venu juste pour boire un verre. Par chance Yvan, à gauche sur la photo, possédait une voiture, une guimbarde d’étudiant qu’il avait pu garer juste derrière le portail d’accès, et nous nous sommes entassés à six dedans, histoire d’aller nous aérer les neurones et découvrir les environs proches sans trop nous fatiguer.

    Les rues étaient désertes, et tout ce que nous avons trouvé, ce sont deux tables métalliques rondes devant une crêperie encore ouverte en ce début d’après-midi. Nous nous sommes assis avec soulagement, après nous être extirpés de la voiture où nous étions serrés comme des harengs saurs, et le patron est venu nous servir une boisson locale encore inconnue appelée « hydromel » (« Chouchen » en breton)

    Juste à côté d’Yvan, c’est moi, puis il y a Jean-Marie, Alain et Jacques. Je ne sais plus qui prend la photo. La conversation, languissante, ne vole pas très haut, nous sommes fatigués.

    - L’hydromel, c’est fait avec du miel fermenté, non ? questionne Alain

    - Oui, répond Jean-Marie. Mais c’est franchement dégueulasse, poursuit-il après avoir trempé ses lèvres dans le breuvage. Ça n’a même pas le goût du miel. On aurait dû prendre du cidre.

    - On peut toujours en commander pour nous faire passer le goût, propose Yvan. Qui veut finir mon verre ? Sinon je vais le jeter.

    - Ah non, dis-je. Même si c’est pas bon, on ne jette rien, c’est du gaspillage.

    Je vide mon verre et j’attaque celui d’Yvan. Du coup, tous me regardent bizarrement, sauf Jacques, et me tendent leur verre encore à moitié plein. J’ai l’air fin et me sens obligé de tout boire, ce qui n’était quand même pas mon idée.

    Un moment se passe sans que personne ne parle. On s’agite sur sa chaise inconfortable, on respire l’air humide qui sent le sel, on regarde le ciel gris. On s’ennuie un peu. Alain en fait la constatation très orientée :

    - Il n’y a vraiment rien dans ce trou en cette saison. Même pas une touloulou basique à regarder passer…[1]

    - Bah ! dit Yvan. Encore une semaine à attendre, on doit avoir nos uniformes de sortie dans quelques jours, on pourra aller draguer à Brest dimanche prochain. Enfin, pour ceux qui ne pensent pas qu’à bosser, n’est-ce pas Jacques ?

    Apostrophé ainsi à l’improviste, Jacques sort de sa méditation. C’est de loin le moins bavard de la bande, il a toujours l’air d’être plongé dans des pensées profondes qui se manifestent par un tic bien visible : quand il réfléchit, il s’arrache méthodiquement des cheveux, l’un après l’autre, les regarde avec attention, puis les jette.

    - Conneries tout ça, finit-il par dire. Vous causez beaucoup, je voudrais bien vous voir agir…Vous aurez juste droit à la foire aux génisses[2] et ça va finir chez le curé.

    A ce moment arrive le patron, qui nous dit :

    - Il est 15 heures et je vais fermer dans dix minutes. Si vous pouviez me régler maintenant…

    On s’exécute, puis tout le monde se lève. On marche un moment jusqu’à l’église, puis on fait demi-tour, on retourne vers la voiture pour s’y entasser à nouveau et, en désespoir de cause, on revient à l’Ecole pour y terminer une journée bien maussade.

    C’est ainsi que s’est déroulée notre première sortie en liberté relative. S’il ne s’est rien passé de remarquable ce jour-là, cette photo porte en elle, sans paroles, la valeur des commencements : elle est importante, car elle marque le changement profond qui venait de s’opérer dans nos vies, que nous allions avoir le loisir de découvrir au fil des deux ans qui ont suivi.

    4 janvier 2023

    [1] « touloulou : en créole, jeune fille. « basique » : en référence à un indicateur coloré chimique, qui devient rouge si le liquide testé est basique. En clair, cette expression caractérise une jeune fille rougissante et timide.

    [2] « foire aux génisses » (terme péjoratif) : thé dansant organisé par les parents des touloulous au Cercle Naval pour essayer de les caser avec des jeunes gens pleins d’avenir…


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  • Victor Hugo, dans « L’art d’être grand-père », a émis cette affirmation lapidaire : « Un énorme besoin d’étonnement, voilà toute l’enfance ». Il l’explique et l’illustre dans son ouvrage, mais prise isolément, cette phrase suscite une certaine réserve.

    C’est un lieu commun de s’extasier devant les interrogations des enfants et leurs « pourquoi » qui s’enchaînent interminablement, au point que les adultes, au bout d’un certain temps, finissent par lâcher prise en avouant « Je ne sais pas », ou en disant, agacés, « Ça suffit », « Parce que c’est comme ça » ou même « Assez avec ces questions idiotes, va jouer ». Mais généralement, ces questions sont loin d’être triviales et touchent aux fondements de la philosophie qui, comme chacun sait, est l’art de poser de bonnes questions sans jamais pouvoir donner de réponses définitives comme la science est censée le faire.

    Nous avons tous été confrontés à ce genre de situation avec nos enfants, à un moment ou un autre. Les exemples fourmillent, en voici un, vécu personnellement, mais pas du tout philosophique. Quoique...

    Dans l’ascenseur qui m’emmène dans mon appartement du 16e étage avec ma fille de cinq ans, est monté avec nous un homme de couleur qui appuie sur le bouton du 14e. Elle le regarde attentivement de haut en bas et dès le 2e étage me pose bien distinctement la question que je craignais : « Dis papa, pourquoi il est noir le monsieur ? » Gêne réciproque entre le monsieur et moi… Que répondre ? Je m’aperçois que c’est difficile, aucune réponse n’est satisfaisante. Je hasarde : « Parce qu’il est né en Afrique ». Elle enchaîne « C’est où l’Afrique ? » « C’est un pays lointain, je te montrerai sur la carte » « C’est quoi une carte ? » « Je t’expliquerai à la maison » Quelques secondes de silence. « Et pourquoi ils sont noirs en Afrique ? » Ça y est, ça recommence ! « Euh, parce que c’est comme ça, nous en Europe on est blancs, et en Chine ils sont jaunes ». Elle s’apprête à continuer, sûrement avec une remarque du genre « Jaune comment ? » ou simplement « Pourquoi ? », mais on est arrivés au 14e et avant de descendre, le monsieur tout noir me dit en souriant : « Vous savez, je ne suis pas né en Afrique, mais à Bécon les Bruyères »…Dans le laps de temps qui reste jusqu’au 16e, elle trouve encore le moyen de me claironner : « C’est où, Bacon les Ruyères ? » Pff !

    Au-delà de cet exemple amusant (ils le sont tous, à vrai dire), on peut remarquer qu’il n’y a pas de réponse évidente à cette question simple. Pourquoi les gens ont-ils la peau noire en Afrique ? Il y a une réponse scientifique (la mélanine), mais qui la connaît ? Et même si on la connaît (voir Wikipedia où elle occupe deux pages), comment l’expliquer à un enfant entre le RDC et le 14e étage de l’immeuble, sans s’attirer de nouvelles questions tout aussi délicates : « C’est quoi la mélanine ? » « Et pourquoi ils en ont et pas nous ? » etc etc. D’ailleurs, en sortant de l’ascenseur, je suis allé voir le Robert, mais j’étais à peine moins bête ensuite…

    On voit aussi, à la lumière de la peau noire, que la question de Victor Hugo est mal formulée. Ma fille n’a pas besoin d’étonnement, s’étonner n’est  pas un besoin, (ça ne veut rien dire), elle a besoin de réponses aux questions qu’elle se pose sur le monde qui l’entoure. Peu à peu, comme nous l’avons sûrement fait étant petits, elle comprendra intuitivement et inconsciemment que les réponses qu’on lui donne sont partielles, incomplètes, ou compliquées, et qu’elles le seront toujours. L’arrivée à l’âge adulte se traduira par la diminution, voire l’arrêt de ce questionnement en fonction de sa curiosité propre : elle acceptera de plus en plus les choses telles qu’elles se présentent sans vouloir toujours tout expliquer. Au besoin de connaissance se substituera la nécessité de l’action.

    25 janvier 2023


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  • C’est sur le trottoir, à quelques pas de l’entrée de Pôle Emploi, que Jean rencontra Pierre, un ami de longue date qu’il n’avait pas vu depuis un dîner chez lui, quelques mois auparavant. Cela ne pouvait pas tomber plus mal car, en cette période difficile de sa vie, il n’avait pas envie de voir qui que ce soit, surtout pas Pierre. Il subsistait entre eux un brin de compétition, au plan professionnel d’abord, ce dernier étant Directeur des ressources humaines dans une entreprise de taille moyenne florissante alors que Jean était resté simple ingénieur de production chez un équipementier de l’automobile en mauvais état ; au plan personnel ensuite, Jean ayant épousé Geneviève, une très jolie femme, suscitant un brin de jalousie de la part de son ami toujours célibataire.

    C’est donc avec un sourire de façade qu’ils se saluent, mais comme on le fait entre vieux camarades dans ces cas-là, ils vont néanmoins s’accouder au comptoir du bar voisin pour échanger quelques mots.

    Pierre entame platement sur des considérations professionnelles :

    - Alors, Jean, ça marche toujours bien dans ta boîte ? J’ai entendu dire que les ventes avaient dramatiquement chuté pendant la période Covid, j’espère que ça va se tasser, comme c’est le cas chez nous. Ça reprend et je ne trouve pas de personnel, je viens régulièrement à Pôle Emploi, mais rien à faire. Tu ne connaîtrais pas quelques soudeurs ou des chaudronniers qui auraient envie de venir chez nous ?

    Jean fronce les sourcils, et réplique d’un air ostensiblement choqué :

    - Dis donc, c’est quand même fort, tu veux débaucher mes gars, tu es gonflé ! Pourquoi je ferais ça ? Il rajoute après quelques secondes, d’un ton peu amène : Je pourrais être viré après un truc pareil…

    - Ah bon ? Je disais ça comme ça, pourtant j’avais cru comprendre qu’une charrette était en préparation et que tu risquais d’en faire partie…

    - (Jean, furieux) Comment tu sais ça toi, ces choses sont confidentielles ! Et je suis sûr que personne n’a rien dit. D’ailleurs il n’y a rien à dire, si je viens ici (il montre le portail de Pôle Emploi) c’est pour me renseigner et prendre de l’avance au cas où.

    Conscient du peu de crédibilité de sa réplique, il ajoute agressivement :

    - Il n’y a qu’à Geneviève que j’en ai touché un mot, sans plus. (L’air soupçonneux). Tu ne l’aurais pas vue par hasard depuis le dernier dîner chez moi il y a déjà un bout de temps ?

    Très gêné, Pierre hésite :

    - Euh non…Enfin si, euh, je l’ai croisée dans la rue l’autre jour, on s’est juste dit quelques mots, mais rien sur ton boulot. Sauf que oui, je lui ai dit que si tu avais des problèmes je pourrais examiner la possibilité de t’embaucher chez moi. Il fait un grand geste avec ses mains et change de sujet précipitamment. En fait je l’ai surtout félicitée pour la nouvelle gravure que j’ai découverte chez toi lors du dîner dont tu parles, et…

    Jean, livide, le coupe brutalement.

    - Tu te fiches de moi ? Cette gravure, on l’a achetée le mois dernier, tu ne peux pas la connaître. Qu’est-ce que tu faisais chez moi ?

    Pierre ne sait plus quoi dire. Il prend la posture de l’homme outragé, et bafouille :

    - Non, non, je n’étais pas chez toi, qu’est-ce que tu vas croire ! Je dois me tromper, c’est Geneviève qui m’en a parlé, c’est tout. Enfin quand même !

    Jean, bouillonnant, jette une pièce sur le comptoir pour payer son café, et avant de tourner les talons, les dents serrées, déclare à Pierre :

    - Je vais régler ça avec elle, mais je te le dis tout de suite, tu es une espèce de faux-cul, et ta gentille proposition de m’embaucher chez toi, tu peux te la mettre où je pense, je n’ai sûrement pas besoin de toi pour trouver un nouveau job, je ne fais pas ce genre de troc avec quelqu’un que je croyais être mon ami.

    Il sort en claquant la porte devant Pierre rouge de confusion.

    11 janvier 2023


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