• Mon entrée en sixième

    Cette photo a été prise par mon père avec un   appareil à soufflet 6 ½-11 d’avant-guerre, que je    possède toujours. C’est le jour de mon entrée en sixième à l’Ecole Militaire Préparatoire des Andelys, dans l’Eure, fin septembre 1953 ; j’ai dix ans et demi et je vais devenir enfant de troupe par décision paternelle. Là c’est moi dans la cour de l’école. Nous venions d’Allemagne où mon père, ancien gendarme, avait trouvé un emploi de gardien de nuit dans les locaux de l’armée d’occupation, à Gernsbach, petite ville près de Baden-Baden.

    Après les formalités d’admission, un sous-officier avait conduit la cohorte des petits nouveaux dans une soupente située sous les toits d’un grand bâtiment de briques où se trouvaient entreposés les uniformes que nous allions désormais porter tout au long des six ans que dureraient nos études dans cet établissement.

    Comme on peut le voir, cet uniforme se compose essentiellement d’une vareuse et d’un pantalon de drap rêche, d’une couleur approchant le bleu marine, mal coupés, plus ou moins décolorés, ayant visiblement déjà servi pendant une longue période. Je pense aujourd’hui que ces habits devaient dater d’avant la guerre. On aperçoit également le bout de mes chaussures, de grosses godasses aux semelles munies de clous métalliques, faisant un bruit insupportable lorsqu’on marchait sur le carrelage des classes et le plancher des dortoirs. On nous expliqua que les boutons de cuivre ornant le plastron devaient reluire, nous aurions donc à les astiquer régulièrement, et à les recoudre si par malheur on en perdait. Tout comme il nous faudrait veiller à cirer quotidiennement nos chaussures, et à les apporter à l’atelier de « cloutage » en temps utile pour qu’il n’y manque aucun clou sous peine de punition. Cet attirail visible se terminait par un béret lui aussi bleu marine et pas de première fraîcheur. Concernant les sous-vêtements, je me souviens d’un caleçon kaki m’arrivant presque aux genoux, d’une chemise avec cravate beige, et d’un pull pour terminer l’accoutrement. Le reste du paquetage nous fut donné plus tard, il comportait notamment des espadrilles de corde pour le sport, une trousse de couture, des sous-vêtements de rechange ainsi qu’une tenue de sortie de meilleure qualité. Nous nous changeâmes, et nos vêtements « civils » désormais inutiles furent restitués à nos parents avant leur départ.

    Mes parents m’attendaient dans la cour, et quand elle m’a vu apparaître ainsi habillé, ma mère s’est mise à pleurer, m’a serré dans ses bras, et a demandé une dernière fois à mon père si vraiment ils devaient m’abandonner ainsi loin de chez eux, seul dans cet univers si différent. Celui-ci me regardait d’un drôle d’air, sans rien dire, le visage fermé ; je pense qu’il devait se poser aussi la question en me voyant ainsi vêtu, mais il était trop tard pour changer ce qui avait été décidé, et de toute façon pour lui, hésiter ne faisait pas partie des vertus militaires. Il faut ajouter que cela se passait en un temps où la vie était plus rude qu’aujourd’hui, l’initiative individuelle dès le plus jeune âge n’ayant pas encore été remplacée par le principe de précaution et la surprotection des enfants.

    Pour ma part, j’avais le cœur gros de savoir qu’ils allaient me quitter dans quelques minutes, mais j’étais aussi excité par ce nouvel environnement et la nouvelle vie qui m’attendait, et je n’avais pas vraiment conscience du fait que j’allais devoir attendre près de trois mois avant de les revoir pour les vacances de Noël. C’est pourquoi j’ai un grand sourire sur cette photo ; je crois que c’est aussi parce que j’ai toujours eu tendance à voir le bon côté des choses, ou du moins compris qu’il valait mieux essayer de s’adapter aux circonstances contre lesquelles on ne peut rien plutôt que de se ronger l’esprit à vouloir les changer alors que ce n’est pas possible. Stoïcien avant l’heure ? Peut-être, mais j’ai quand même pleuré plusieurs fois au cours des semaines suivantes, silencieusement, dans mon lit.

    La photo est prise devant un petit bâtiment de briques, la salle des cours de dessin comme je le saurai quelques jours plus tard, lorsque l’enseignement aura commencé.


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