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Par Jean-Jacques le 6 Juin 2021 à 23:19
« Il faut parfois toute une existence pour parcourir le chemin qui mène de la peur et l'angoisse au consentement à soi-même. A l'adhésion à la vie. »
Charles Juliet : « Dans la lumière des saisons
Consentement à soi-même ? Ceci veut-il dire qu'on ne s'aime pas, qu'on est malheureux de penser qu'on est ce qu'on croit être alors qu'on voudrait être autrement ? Et que ceci conduit à dévaloriser nos actes et nos pensées, générant une mésestime de soi pleine de peurs et d'angoisses ? Pourtant, on arrive à vivre quand même, et si on n'est pas trop obnubilé par ces sentiments, ces ressentis négatifs, on peut, petit à petit, observer de plus en plus objectivement comment se comportent les autres, et les comparer à ce qu'on fait, dit et pense soi-même. Si on est honnête avec soi, si on ne se complaît pas trop (car se sentir malheureux peut être une jouissance) dans le pessimisme et la haine de soi, alors on peut changer, évoluer vers une personnalité plus ouverte, plus en accord avec ce qui nous entoure. Arrêter de se regarder le nombril. Ceci peut être très rapide si on s'arrête au diagnostic, à la compréhension de sa personnalité, mais il est néanmoins difficile de transformer cette compréhension en actes qui la reflètent. Les freins sont là, et ne s'abolissent pas du jour au lendemain, il faut faire des efforts pour aboutir à une vie en accord avec ce qu'on a compris et ce qu'on veut. A contrario, il ne faut pas non plus croire qu'on possède une seule personnalité, unique et identique tout au long de sa vie. La vie est un écoulement, un flux dynamique qui avance, recule, change de sens, au fil des événements et des rencontres. L'expérience enrichit ou modifie en permanence notre moi. Il n'y a pas de personnalité cachée, qui serait la meilleure, la vraie, que de malheureux concours de circonstances auraient étouffée.
C'est ainsi que les criminels, par malheur trop souvent aidés par les experts psychologues, justifient leurs comportements : leur vraie personnalité, ce n'est pas celle-ci, celle qu'on voit et qu'on accuse, c'est quelque chose d'autre, et si elle ne s'est pas révélée, c'est toujours la faute des autres, de ses parents ou de la société. Ils se déchargent ainsi facilement de leurs responsabilités.
Justement, à propos de responsabilité. Nous vivons en société, avec des valeurs, des règles, des codes du groupe auquel on appartient, Parfois, souvent même, nous appliquons ces règles qu'on peut ne pas aimer, mais auxquelles on consent pour ne pas être montré du doigt. C'est l'éternel dilemme entre l'être et le paraître. On peut paraître bien intégré dans la société, alors qu'on ne rêve que d'une chose, c'est de « foutre le camp », ou plus modestement d'avoir la possibilité de dire ce qu'on pense et faire ce qu'on veut même si c'est contraire aux us et coutumes, surtout si c'est éloigné de la « bienpensance » qui nous entoure. Lorsque ce sont des choses anodines, c'est encore assez facile. Si cela touche des points fondamentaux de la vie en société, il faut alors avoir le courage d'agir contre les apparences, il faut savoir prendre ou non ses responsabilités. Arriver à la compréhension de soi-même, c'est donc d'abord être conscient qu'on ne se comporte pas toujours comme on aimerait le faire, qu'on le fait contre ses tendances du moment (du moment, car on n'est jamais le même au long de sa vie). C'est sans doute un peu hypocrite, car alors nos pensées et nos actes ne sont pas forcément en accord, mais cela permet une vie sociale plus facile.
Par exemple, je suis devenu agnostique assez vite, au grand dam de ma mère, catholique fervente. Malgré tout je suis allé tous les dimanches à la messe, pour lui faire plaisir aussi bien que pour éviter les reproches. Vu de l'extérieur, j'étais un bon croyant, qui chantait par cœur et en latin le credo et le gloria à l'église, j'allais parfois me confesser, mais en moi-même je ne priais en aucune façon, je ne faisais qu'écouter la beauté des chants grégoriens, et pour le curé je m'inventais des péchés véniels parfois extravagants.
Quant à l'adhésion à la vie, je ne vois pas ce que veut dire Juliet. Si on a mis toute son existence pour se débarrasser de ses peurs et de ses angoisses, il ne reste plus beaucoup de temps pour vivre enfin sa vie. Adhérer à la vie, ce n'est pas la même chose que consentir à être soi-même. Mais comme j'ai lu son livre « L'année de l'éveil », qui raconte son enfance et son adolescence chez les enfants de troupe, et que j'ai passé moi-même neuf ans dans les mêmes conditions de vie, je comprends un peu ce qu'il veut dire. Pour moi, mon enfance et mon adolescence dans ce milieu ne m'ont pas traumatisé, c'était ma vie, elle était « normale » puisque tout le monde la vivait de la même façon dans l'institution. Je cachais juste ce que je pensais vraiment pour vivre tranquille et heureux : j'avais compris assez vite qu'il fallait « faire semblant », obéir aux ordres des gradés qui nous encadraient tout en restant soi à l'intérieur. Pas de peur ni d'angoisse au départ, donc pas de long chemin pour être en accord avec soi-même. Par contre, il y avait autour de moi des camarades qui vivaient très mal cette vie de caserne imposée dès leur plus jeune âge, ainsi que la séparation d'avec leurs parents. Certains pleuraient tout le temps, d'autres s'étaient mis à pisser au lit, et les plus faibles étaient l'objet de railleries qu'ils vivaient très mal. Je ne sais pas s'ils s'en sont remis pour arriver à s'accepter tels qu'ils étaient, car ils sont repartis très vite chez eux, pour subir certainement les reproches de leurs parents, qui pensaient peut-être s'en être débarrassés...Juliet a résisté des années, mais dans son livre il se plaint beaucoup, beaucoup trop, d'être le pauvre interne malheureux prisonnier d'un milieu qu'il détestait. Il a dû être, pendant ces années de pension, la proie d'angoisses et de peurs qu'il a mis longtemps à surmonter après être enfin retourné dans la vie civile pour les transformer en romans et poèmes.
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Par Jean-Jacques le 6 Juin 2021 à 23:08
Comme tout le monde, je ne suis pas beaucoup sorti en cette période bizarre qui s'étend du 17 mars au 11 mai 2020, où tout ou presque s'est arrêté dans le pays, en Europe et dans le monde, en raison de la prolifération d'un dangereux virus, le Covid19. Pour moi, plus d'ateliers d'écriture à Dreux, plus de Café-Débat à Saint Quentin en Yvelines, plus de randonnées dans la forêt de Dreux, plus d'invitations faites aux amis, plus de visites des enfants. Il ne restait que les courses rapides au supermarché, où nous nous rendions, ma femme et moi, bardés de masques et enduits de gel hydroalcoolique, attentifs à détecter les individus dangereux croisés dans les gondoles, et la promenade quotidienne du chien, un peu élargie sans toutefois dépasser le rayon du kilomètre réglementaire autour de la maison, munis de notre autorisation dûment approuvée par nous-mêmes.
Alors, qu'ai-je fait pour meubler mes journées ? A vrai dire, je ne me suis pas ennuyé, du tout. J'ai enfin mis en train le tri de mes archives et le rangement de mon sous-sol, maintes fois programmés, toujours reportés, déjà racontés. Un peu de jardinage, mais guère plus qu'en temps normal. J'aurais aussi dû bricoler pour arranger des prises électriques, recoller des plinthes, peindre un mur extérieur, et j'en passe, mais cette activité m'a toujours rebuté, et j'ai toujours trouvé plein de bonnes raisons pour ne pas m'y mettre. Par contre, j'ai passé plus de temps à naviguer sur Internet, à suivre les péripéties parfois ubuesques de l'épidémie et de son traitement par les pouvoirs publics et les experts de toute nature, à discuter par courriels interposés et forums de discussion avec des amis ou avec des inconnus, sur d'autres sujets que le confinement obligé.
Vers la fin, tout de même, j'ai commencé à investir la cuisine pour élargir mon panel de recettes et tester avant de les offrir aux futurs invités de nouveaux plats en principe succulents. Mais à deux, ce n'était quand même pas très amusant de les manger et de prendre des kilos en conséquence. Ce qui a le mieux marché, c'est la confiture de fraises, les premiers arrivages ayant fait leur apparition au début du mois de mai.
C'est facile comme tout ! Vous achetez une clayette de cinq kilos de fraises au supermarché, ainsi qu'un sac de cinq kilos de sucre cristallisé et vous investissez ensuite la cuisine en deux temps. D'abord, vous en interdisez l'accès à votre femme qui viendrait à coup sûr vous perturber, voire vous donner des conseils, et vous vous attablez, car c'est tout de même mieux de travailler assis. Vous éliminez les fraises pourries, il y en a toujours. Ensuite, avec un couteau pointu et bien aiguisé, vous tournez autour de la queue du fruit pour enlever la verdure qui n'a rien à faire là. Vous le coupez en deux ou en quatre selon la grosseur, et vous le jetez dans la bassine en cuivre. Cela prend du temps, il y a beaucoup de fruits, c'est répétitif, mais vous avez pris soin de mettre un disque de votre musique préférée, si bien que vous ne pouvez pas vous ennuyer même si parfois on vient protester quand la chevauchée des walkyries dépasse, paraît-il, le nombre de décibels autorisés. Vous avez aussi les doigts collants et rouges, il faut les laver plusieurs fois. Quand c'est fini, vous y ajoutez le sucre, autant qu'il y a de fruits, ou un peu moins. Vous remuez bien, et vous rangez tout ça dans un coin toute la nuit, à l'abri de la gent canine et féline qui pourrait être tentée de devenir herbivore. A ce moment, votre femme a le droit, et même le devoir, de revenir dans les lieux pour préparer le repas du soir, et vous allez tranquillement siroter un whisky pour vous reposer des efforts accomplis.
La deuxième phase de l'opération se situe le lendemain. En allant prendre le petit déjeuner, vous jetez un coup d'oeil : les fraises ont dégorgé leur jus, et la bassine est pleine d'un mélange liquide, bien rouge, dans lequel baignent les morceaux. Vous remuez encore, pour que le sucre qui ne s'est pas dissous disparaisse dans le coulis. Quand vous avez avalé votre café et vos quatre tartines aux confitures de l'année précédente, vous retroussez vos manches pour vous mettre sérieusement à l'ouvrage, en pyjama si besoin, mais ça ne changera pas le goût du produit, c'est certain. Vous constatez d'abord que la bassine est trop pleine, il y a près de sept kilos de mélange. Vous en enlevez la moitié que vous stockez dans un grand saladier pour une deuxième fournée. Vous décidez alors que cette année, ce sera de la marmelade, et vous moulinez le contenu pour en faire un sirop bien onctueux, où il n'y a plus de morceaux. Au passage, vous ne résistez pas au plaisir de tremper le doigt dans la bassine et de le sucer voluptueusement, pour voir dites vous, mais en fait par pure gourmandise. Vous savez aussi que la confiture de fraises, si on ne fait pas attention, ça coule, beaucoup, toujours sur le devant du pyjama ou les genoux où se trouve pourtant en général une serviette. Il faut donc la rendre plus ferme. Vous avez trois méthodes pour cela. Faire cuire longtemps le mélange, mais plus ça dure, plus le goût de la fraise s'estompe, c'est quand même dommage. Ajouter au mélange du jus de pomme, dont la pectine va gélifier la confiture, mais ce n'est plus de la fraise, c'est de la pomme-fraise, et vous avez un a priori contre les mélanges, car rien ne vaut la pureté de l'unicité (et puis il faut presser des pommes, c'est fatigant). Enfin, la meilleure solution en ces temps de confort industriel, c'est d'acheter au supermarché du « Vitpris », qui n'est en fait que du jus de pomme lyophilisé, ce qui rassure votre esprit écologique. C'est cette solution que vous choisissez. Vous mettez la bassine sur le feu, vous attendez que ça bouillonne, vous comptez sept minutes, vous écumez la surface de la mousse qui s'y est formée, et vous mettez tout ça en pots. Ces récipients sont des récupérations de vieux achats, du temps où vous achetiez de la confiture « Bonne Maman », ainsi que des pots de pâté vides, soigneusement lavés évidemment. A la fin, vous avez fait une vingtaine de pots, cela permettra de passer l'hiver.
Après le déconfinement, vous avez recommencé l'opération avec des framboises, des cassis, des groseilles, des prunes, des abricots, des poires, et d'autres encore. A la fin du mois d'août, vous êtes à la tête d'une armoire riche de près de 120 pots, que malheureusement vous serez seul à manger, car dans votre famille, on préfère le saucisson aux confitures.
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Par Jean-Jacques le 6 Juin 2021 à 23:02
Les souvenirs personnels bruts
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je suis sur un paquebot, le Koutoubia
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je cours sur le pont pour jouer à cache cache
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mes parents sont inquiets et me poursuivent
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par une porte ouverte j'entends le bruit des machines
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dans la cabine j'ai voulu dormir dans une couchette supérieure
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le bateau roule et je tombe pendant la nuit
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je pleure et ma mère me console
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elle me garde avec elle dans sa couchette
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on arrive à Marseille, des rochers blancs à l'horizon
Le récit de ces événements
En 1946, j'ai 4 ans, et nous retournons en France pour quelques semaines, après neuf ans d'absence pour mes parents qui ont passé toute la guerre au Maroc. Mon père y était gendarme à El Hajeb, un bourg du Moyen Atlas.
Arrivés à Casablanca par le car de la CTM (Compagnie des Transports Marocains), nous passons 48 heures chez ma marraine Cécile Deschler, dont le mari, Aloyse, est gérant des docks-silos situés près du port. Puis nous embarquons un matin sur le paquebot Koutoubia qui relie Casablanca à Marseille. Le voyage doit durer deux jours, et nous avons une cabine pour quatre personnes, avec lits superposés.
Je suis enthousiasmé par les lits et je veux, contre l'avis de mes parents, occuper une des couchettes du haut. Mon père s'y oppose, je pourrais tomber, dit-il, il n'y a pas de garde-fou. Ma mère approuve. Je me mets alors à pleurer bruyamment et à me rouler par terre, j'avais déjà compris comment on peut manipuler ses parents. Ils finissent donc par céder : ce soir, je grimperai à l'échelle et me mettrai tout seul sous la couverture.
Après avoir déposé nos bagages, nous allons sur le pont pour nous accouder à la rambarde et faire « coucou » à ma marraine et à ma sœur qui reste avec elle. La sirène mugit, les aussières se détachent et le bateau s'éloigne lentement du quai. Le sol métallique se met à trembler quand les machines augmentent d'allure et que le paquebot, après avoir manoeuvré, atteint sa vitesse de croisière. Le quai s'éloigne et les silhouettes finissent par disparaître dans le lointain. Il fait beau, la mer est calme, et le vent de la course crée une petite brise rafraîchissante.
Je commence à m'ennuyer, et je me mets à courir le long du bastingage pour me cacher et semer mes parents. Je ris en moi-même comme un fou quand ils passent près de moi tapi derrière un canot de sauvetage, sans me voir en m'appelant : « Jean, où es-tu ? Ne cours pas, tu vas tomber ! Où es-tu ? » Je ris encore plus fort, mais ils ne m'entendent pas, quand je les vois demander aux passagers qu'ils croisent « Vous n'auriez pas vu un petit garçon passer en courant ? ». Au moment où j'entends ma mère dire d'un ton angoissé « Mon Dieu, j'espère qu'il n'est pas tombé à la mer ! », je suis près d'une porte métallique ouverte d'où sort un bruit de machines et je me glisse à l'intérieur. Il y a un escalier raide qui descend dans les profondeurs obscures du navire, j'y jette un coup d'oeil, mais je ne m'y risque pas, cela me fait un peu peur. Je ne ris plus et je ressors, pour tomber sur mon père qui me passe un savon avec sa grosse voix des jours où il n'est vraiment pas content. Il me prend par la main et ne me lâche plus. Je recommence à hurler, mais cette fois ça ne marche pas et je finis par me taire en voyant son visage courroucé. La journée se passe entre la cabine, où je fais une sieste, le pont, et le restaurant. Je m'ennuie, le temps est long, et mon père me surveille.
Quand nous finissons de dîner, le crépuscule est là, et nous nous retirons dans notre cabine. Mon moral est revenu après un bon souper et la perspective de dormir en haut, comme un grand. Maman me met en pyjama tant bien que mal car je gigote, tellement je suis pressé de monter dans ma couchette. J'essaie de grimper seul, mais je n'y arrive pas, je suis trop petit, d'autant que le bateau, en haute mer, commence à rouler. Mon père me soulève dans ses bras pour me déposer alors que je crie « Veux aller tout seul ! ». Je me glisse sous la couverture, bordé par ma mère, ils éteignent peu après et je m'endors immédiatement.
Boum ! Je ne sais plus où je suis, j'ai mal au genou gauche et à la tête et je me mets à pleurer. Le sol est dur, je dois être par terre. Vite ma mère me prend dans ses bras et me demande d'un ton apeuré : « Jean, mon dieu, ça va ? Ça va ? Tu as mal ? Où tu as mal ? » Mon père allume et vient m'examiner. Je me débats, et je comprends enfin que je sui tombé de ma couchette. Je suis très vexé, et je hurle que je veux remonter « en haut ». Mais mes parents, après m'avoir palpé, se rendent compte qu'il y a eu plus de peur que de mal, et s'y opposent. Ils font appel à ma raison, mais à cet âge, il n'y a encore que des envies à satisfaire et je fais une grosse colère. Finalement ma mère me propose de dormir avec elle dans la couchette du bas. Voyant que mes hoquets et mes cris ne feront pas fléchir mon père, je finis par accepter et je viens me blottir tout contre ma mère, dans cette couchette étroite. J'ai bien dormi dans sa chaleur enveloppante, mais pas elle.
Après le déjeuner, nous restons quelque temps dans la cabine, puis le haut-parleur nous informe qu'on sera à Marseille dans une heure et nous faisons les valises. Nous sortons sur le pont pour voir le paysage, mon père me tient fermement par la main, mais je n'ai plus envie de faire le fanfaron. Au loin la côte se dessine peu à peu, je ne vois pas les détails, mais tout est blanc et se détache sur le bleu clair du ciel et le bleu sombre de la mer. Le vent ébouriffe mes cheveux. « C'est le mistral », dit quelqu'un à côté de moi.
Ensuite débutera le long voyage en train jusqu'en Alsace, mais ceci est une autre histoire.
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Par Jean-Jacques le 6 Juin 2021 à 22:56
Il y a, paraît-il, des mots qu'on aimerait et d'autres qu'on détesterait. Je n'avais jamais pensé en ces termes à ce qui constitue l'armature du langage jusqu'à ce que cette question me soit posée récemment : « Quels sont les trois mots que tu aimes ? Et ceux que tu détestes ? ». Rebuté, mais voulant malgré tout répondre à cette interrogation, j'ai cherché, beaucoup, longtemps, avec opiniâtreté. J'ai consulté ma mémoire, mais pas grand chose n'est venu, car la manière de poser la question n'est pas la bonne pour accéder facilement à notre base de données interne, notre tête n'est pas un moteur de recherche qui travaille comme un bulldozer. Je suis ensuite passé au dictionnaire, mais je me suis vite aperçu que la tâche serait gigantesque, pour une finalité qui n'en valait peut-être pas la peine. J'ai alors posé mon stylo, et je me suis mis, enfin, à réfléchir sur la question elle-même, et d'abord sur les termes employés : aimer, ou détester un mot, qu'est ce que cela veut dire ? Peut-on réellement éprouver de l'amour ou de la haine envers quelque chose qui n'est, en définitive, qu'un moyen de représentation des objets de notre environnement et de communication avec les autres ?
Ma réponse est sans appel : NON. Les mots sont ce qu'ils sont, ils ont une utilité pour décrire les choses, les événements, les états d'esprit, les sensations. C'est cette fonction qui leur est essentielle, non pas leur sonorité ou la configuration des lettres qui les composent, ni le concept éventuellement détestable qu'ils traduisent. Certes, l'aspect esthétique existe, mais c'est une infime partie de l'utilisation des mots, qui culmine avec certains types de poésie ou la signification est secondaire, voire inexistante.
Mais puisque ce point de vue ne semble pas être celui de tout le monde, j'ai quand même essayé de jouer le jeu, en cherchant au hasard dans mon esprit des mots sympathiques et d'autres qui le sont moins. Pour ce qui est des mots « aimables », force est de constater que je dis les aimer parce que la réalité qu'ils représentent m'importe, alors qu'ils pourraient être très différents pour exprimer la même chose. En effet, ce qui est ressorti d'une démarche voisine de l'écriture automatique, c'est : foin, forêt, ruisseau, vent, océan, c'est à dire des substances proches des quatre éléments à l'exception du feu. Certains pourront sans doute en tirer des interprétations plus ou moins psychanalytiques, pour ma part je me contente de constater que ce sont des choses proches de la nature originelle dénuée d'artefacts humains.
A l'opposé, ce que je n'aime pas, ce ne sont pas des mots (j'ai cherché, et rien n'est venu), mais des expressions courantes ou nouvelles que je trouve souvent insupportables. En tête du palmarès viennent toutes les déformations et utilisations de mots existants pour satisfaire le principe d'égalité hommes-femmes, c'est à dire l'écriture inclusive, qui rend illisibles les phrases où elles figurent. On peut y ajouter les lourdeurs d'expressions répétitives telles que « celles et ceux » ou « ils et elles ». Il se trouve que l'évolution de la langue française a fait que le pluriel générique est masculin. On dit par exemple : « Ces hommes et ces femmes sont beaux ». Il faudrait dire maintenant : « Ces hommes et ces femmes sont beaux-belles ». Franchement, c'est quoi être « bobelle » ? En allemand, c'est le contraire : le pluriel est toujours féminin, et personne ne râle au nom des hommes. Pourquoi vouloir changer cela ? Ensuite, il y a des expressions qui se développent simplement parce que la langue évolue, que des mots nouveaux apparaissent et prennent leur place, mais sans forcément qu'on les accepte sans résister. A ce titre, il y a : « voilà... ». Quand on n'a plus rien à dire, on dit « voilà », et force est de constater que plus il y a de « voilà » dans une phrase, plus elle est creuse...On peut citer aussi : « On va dire que... ». Là ça passe mieux, mais la tendance est d'abuser de cette expression qui dénote surtout un appauvrissement du mode d'expression. Enfin, dans le langage parlé, combien de fois entend on : « Et.... » avec le son « é » prolongé, pour raccourcir l'expression d'une question, d'une incompréhension, d'un besoin d'information.
Voilà, on va dire que dans « Plaisir d'écrire » il y a plein de bobelles hommes -femmes, et que nous sommes tous-toutes heureux-ses qu'il en soit ainsi !
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Par Jean-Jacques le 25 Octobre 2020 à 22:20
La nuit était sombre, sans étoiles et sans bruits. De gros nuages cachaient la pleine lune. En cette fin de printemps, l'air était calme, doux et humide, mais de temps à autres un souffle bref faisait bruire les ramures des arbres du jardin. Léa n'arrivait pas à dormir, elle avait chaud, des frissons d'énervement faisaient trembler ses muscles, et ses pensées étaient en désordre. Elle avait d'abord repoussé ses draps après s'être tournée et retournée des dizaines de fois dans son lit, cherchant un sommeil qui n'arrivait pas puis, sans allumer sa lampe, elle s'était levée pour s'accouder à la fenêtre et respirer l'air du dehors qui sentait bon. Mais cela ne suffisait pas à la calmer.
Une impulsion soudaine lui fit enjamber l'appui de la fenêtre. Elle avait treize ans, bientôt quatorze, était sportive, et bien qu'elle soit en chemise de nuit, se laisser glisser du premier étage le long de la gouttière ne lui posa aucun problème, hormis la sensation désagréable contre ses jambes et son ventre de la froideur métallique du tuyau. Le jardin était sombre, malgré une vague lueur venant de la ville lointaine ; parfois un rayon de lune arrivait à percer furtivement la couche nuageuse. Elle distinguait de manière confuse la silhouette des grands arbres, ce qui lui permit de s'orienter pour atteindre la barrière blanche près du portail fermé. Ses pieds nus se recroquevillaient en marchant sur l'herbe fraîche de la pelouse, c'était une sensation délicate, presque grisante, qui la faisait frémir. Elle n'avait jamais éprouvé cela. Elle tâtonna, cherchant la souche qu'elle savait être là, et s'assit dessus après l'avoir trouvée.
Les coudes sur les genoux, les mains sous le menton, Léa resta ainsi un long moment. Elle n'avait pas peur, au contraire, la quasi obscurité semblait vouloir la protéger, comme une amie qui la comprenait. La chaleur moite qu'elle supportait mal dans sa chambre avait disparu, elle se sentait bien dans l'air tiède et la douceur de la nuit. Elle ne pensait à rien de précis, elle était juste une boule de sensations. Ce qu'elle éprouvait ainsi était si nouveau, si inattendu qu'elle sentit des larmes d'excitation perler sous ses paupières et son cœur grossir dans sa poitrine . Elle avait envie de crier, de chanter, de danser, de se coucher dans l'herbe, pour sentir pleinement son corps. Mais il ne fallait pas faire de bruit sous peine de réveiller ses parents qui s'inquiéteraient, forcément. Elle se contenta donc de s'étendre à terre, devant la souche, et de regarder la voûte céleste, où il n'y avait rien à voir dans l'obscurité presque totale.
Ainsi étendue face au ciel, elle tournait entre ses doigts des brins d'herbe de la pelouse, l'esprit envahi de fragments de pensées multiformes et inorganisées. Elle attendait, elle ne savait quoi, comme si cet instant en suspens devait précéder quelque chose d'important sur le point de survenir. Un caillou lui écorchait l'omoplate, elle ne bougea pas, cette petite douleur rendait son corps encore plus présent. Elle se sentait vivante, en parfait accord avec la nature, une nature qu'elle n'avait encore jamais ressentie de cette façon. A un moment, prise d'un besoin irrépressible, elle ôta sa chemise de nuit, pour être sans cet obstacle ténu encore plus près des éléments. Elle se roula dans l'herbe, poussant de petits cris de plaisir étouffés qu'elle ne put retenir, avant d'aller entourer de ses bras le tronc du grand frêne. Avec la chaleur accueillante qui en émanait, avec son écorce rugueuse qui lui entrait dans les joues, la poitrine, les bras, le ventre, elle aurait voulu se fondre en lui. Plus tard, un peu calmée, elle remit sa chemise. Il était temps de rentrer. Après ce moment étourdissant, elle se demandait enfin ce qui lui était arrivé et commençait à avoir sommeil.
Arrivée sous sa fenêtre, elle voulut rejoindre sa chambre par la même voie, le long de la gouttière. Elle empoigna le tuyau, mais rien n'allait plus, il s'écartait du mur, menaçant de se desceller. De plus, ses bras trop faibles n'arrivaient pas à hisser son corps, les pieds n'ayant aucune prise le long du mur. Dans son tourbillon émotif, elle n'avait pensé à rien pour le retour. Elle savait la porte d'entrée verrouillée, et toutes les fenêtres du rez de chaussée fermées. Elle se résigna, en désespoir de cause, à appuyer sur le bouton de la sonnette, et se prépara à affronter les questions de ses parents. Bien sûr, ils ne comprendraient pas, les parents, ça ne comprend jamais rien...
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