• Je suis en manque, en manque de réalité, en manque de solidité. Je suis un exilé, un relégué du temps et de l'espace.

    Je n'ai pas de racines, je ne suis pas d'ici, je ne suis de nulle part. La vraie vie est ailleurs, mais où est cet endroit ? Je le sais : ailleurs n'existe pas, ailleurs c'est là où on n'est pas.

    Je ne suis pas de ce temps, je me sens d'autrefois. La vraie vie est d'avant, mais quand est ce temps là ? Je le sais : autrefois, c'est quand on n'était pas.

    Cette rue éphémère où je marche aujourd'hui, hier elle n'était pas, demain ne sera plus. Quand je dis « aujourd'hui », sais-je de quoi je parle ? Hier, c'était l'aujourd'hui du jour d'avant, et demain sera l'aujourd'hui du jour d'après. Le temps et la réalité nous trompent, et je me sens perdu dans ce monde évanescent.

    Je voudrais qu'il existe un lieu qui serait mien, ni sur Terre, ni dans le Temps, un Paradis retrouvé. Etre partout et nulle part, ni maintenant ni jamais, chez moi dans l'éternité : je serais comme un dieu.

    Dans ce monde et ce temps où je suis exilé, personne ne me comprend : un poète maudit, voilà ce que je suis. Loin des choses triviales, loin de la foule vulgaire, je me sens planer au-dessus des nuages, étranger, décalé, autre. Indifférent.

    Comment puis-je exister dans cette inexistence ? La réalité, c'est le rêve exilé.

     


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  • Cela faisait des années que Sébastien entassait ses archives dans le sous-sol de sa maison, sans les trier ni les classer au préalable. Il y en avait des monceaux, au point qu'il n'osait plus ouvrir les placards, les vieux meubles moisis, les cartons, caisses et cantines pleins à ras bord et empilés les uns sur les autres. Il y avait là ses cahiers de l'école primaire, ses cours de terminale et de l'université, ses cahiers de notes prises lors de ses rendez-vous professionnels, même les brouillons des épreuves du bac, et plein de griffonnages sur des bouts de papier. Sans parler de sa correspondance, celle qu'il envoyait et qu'il avait retrouvée, celle qu'il recevait et qu'il conservait précieusement.

    Il avait aussi recueilli récemment plusieurs cartons de documents divers venant de sa belle-mère, décédée six mois plus tôt. Cela avait été l'élément déclencheur pour commencer à faire sérieusement le tri. Il ne pouvait pas se permettre d'ajouter à son fouillis personnel celui de cette vieille dame qu'il n'aimait pas trop, mais dont il était curieux de mieux connaître la vie. En outre sa femme, ne voulant pas faire ce travail, lui avait plusieurs fois recommandé de « tout jeter », car il n'y avait d'après elle rien d'intéressant à y trouver.

    Sébastien, qui venait de lire une biographie de Georges Simenon, y avait trouvé quelque chose qui l'avait fortement intéressé : quand Simenon se mettait à écrire un livre, il s'enfermait dans son bureau, avec interdiction à quiconque d'y entrer tant que le livre ne serait pas fini. Il y restait ainsi des jours, des semaines, on lui portait un plateau repas devant la porte, qu'il mangeait parfois. Il sortait, livre fini, sale, barbu, amaigri, mais content. Sébastien décida de l'imiter un tant soit peu, c'est à dire qu'il demanda à sa femme de ne le déranger sous aucun prétexte ; il remonterait pour déjeuner rapidement et pour dormir le soir.

    Sous l'escalier, un espace assez vaste accueillait une armoire métallique pleine de boîtes d'archives. Perpendiculairement, des étagères finissaient de remplir le lieu, il y avait entassé pêle-mêle plusieurs cartons remplis d'affaires de sa belle-mère. Plus loin, dans la buanderie, des rayonnages grossiers, des vieux meubles, des armoires chancelantes contenaient d'autres documents, des revues et beaucoup de livres indignes de figurer dans les bibliothèques des autres pièces. Il y avait de la poussière partout sur ces meubles jamais visités.

    Il décida de commencer par les cartons de sa belle-mère. Ce serait vite fait pensait-il, mais il y passa trois jours. Il y avait des photos en noir et blanc de très petit format, provenant des années 40 et 50, pleines de personnages inconnus et à peine discernables, des papiers administratifs jaunis relatifs à son séjour dans le corps médical en Indochine, des lettres aux autorités pour solliciter l'attribution de médailles à caractère militaire récompensant son séjour dans cette colonie, des informations sur le paquebot qu'elle avait pris pour revenir en France après Dien Bien Phu, des bribes de lettres à sa fille restée en métropole. Peu de choses postérieures à cette période indochinoise, à l'exception du jugement de divorce avec son premier mari, et le contrat de mariage avec le second. Et aussi un grand nombre d'albums photos relatifs à des voyages d'agrément récents dans le monde entier, vraisemblablement jamais ouverts après avoir été réalisés. Pour finir, beaucoup de photos de sa fille, des années 50 et 60, qu'il mit soigneusement de côté.

    Il regarda de près tous ces papiers anciens, restes d'un passé enfui, ce qui lui prit un temps fou. Au fur et à mesure qu'il les lisait ou les regardait, il fut envahi d'un étrange sentiment. Il découvrait, aussi peu que ce soit, la vie d'une femme ayant traversé le XXème siècle, enfant, puis jeune femme, mère mais si peu, volontaire, autoritaire, fière de son parcours, imbue d'elle-même, recherchant l'apparence plus que l'authenticité. Il n'en avait jamais été très proche, et il découvrait là les raisons que sa sensibilité lui avait fait pressentir. Pourtant, maintenant qu'elle était disparue, il se demandait ce qui allait bien rester de cette existence, qui n'avait de vraie valeur que dans le présent qu'elle avait vécu. Lorsqu'il aurait jeté pratiquement tout ce qu'il venait d'inventorier, il ne resterait plus rien d'elle, à peine quelques traces dans la mémoire de ceux qui l'avaient connue, des bribes encore plus ténues dans celle de ses petits enfants, et plus rien ensuite. D'ailleurs, même s'il conservait l'intégralité de ces restes de vie, plus personne ne viendrait les explorer. Mais avait-il le droit de faire cela ?

    Il s'arrêta un moment pour réfléchir, le cœur étreint d'une sourde angoisse. Pour lui-même, pour sa femme, pour ses enfants, il en serait de même : le souvenir s'effiloche au fur et à mesure que le temps passe. Il en va ainsi de tout individu, même les plus renommés finissent par être oubliés dans le torrent des années qui s'écoulent.

    Après l'exploration de cette vie terminée, il se sentit plus enclin à faire dans ses propres archives le tri nécessaire, sans état d'âme. Depuis toujours il s'était trompé. Il avait accumulé au fil des ans des monceaux d'objets sans aucun intérêt, juste destinés à lui rafraîchir la mémoire quand il voudrait retracer les détails de son existence. Le comble fut atteint un peu plus tard, quand il retrouva une boîte de fer blanc pleine de tickets de métro, de cinéma, de train, de billets d'avion, d'invitations à des conférences, des faire-part de mariages, de cartes de visite, tout cela daté. Un jour peut-être, s'était-il dit, je pourrai ainsi écrire ma vie dans ses moindres détails. Ce ticket de cinéma, par exemple, lui apprenait que le 30 avril 1961, il était allé voir « Mélodie en sous-sol » avec sa cousine...Intéressant pour écrire son autobiographie ?

    Il avait juste oublié que tout cela était présomptueux, et surtout vain. Pourquoi vouloir conserver tous ces détails sans importance ? Pour quoi faire ? Pour qui ? Pourtant il avait lu, et même relu l'Ecclésiaste, sans en comprendre le message :

    Vanité des vanités, tout est vanité !

    Quel profit l’homme retire-t-il de toute la peine qu’il se donne sous le soleil ?

    Une génération s’en va, une génération s’en vient, et la terre subsiste toujours.

    Mais, il ne reste pas de souvenir d’autrefois ; de même, les événements futurs ne laisseront pas de souvenir après eux.

     


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  • Il y a quelque temps, je ne sais pourquoi, m'est venue l'idée de faire l'inventaire complet des lieux où j'ai habité au cours de ma vie. Je savais qu'il y en avait beaucoup, mais quand même pas à ce point. Vingt neuf, j'en ai compté vingt neuf ! Il n'est pas étonnant que je ne me sois jamais identifié à un lieu précis dont j'aurais pu dire : « Voilà, c'est ici que sont mes racines, mes attaches viscérales, mon histoire ». Mais cette constatation peut être vue sous un autre angle, plus positif : je ne me suis jamais senti étranger nulle part, et nul endroit ne s'est jamais imposé à moi comme une contrainte. Je me suis toujours adapté immédiatement à ces lieux de vie, qu'ils aient été choisis par moi ou imposés par les nécessités ou l'enchaînement des professions que j'ai exercées. Ce n'est pas pour autant que cela a été toujours facile.

    Toutefois, il est une période plus singulière que je voudrais retracer ici brièvement : celle de mes embarquements successifs sur sous-marins nucléaires. La première fois, j'allais avoir trente ans, j'avais fondé une famille, et nous habitions à Brest un appartement en duplex dans un immeuble réservé à la Marine Nationale. Évidemment, un marin n'est pas fait pour travailler à terre, et en deux ans j'ai été absent quatre fois deux mois pour des patrouilles stratégiques en mer de Norvège, sans aucun contact personnel avec ma famille pendant ces périodes. Quatre ans plus tard, j'ai remis ça, à nouveau quatre patrouilles sur deux ans, mais avec des responsabilités plus larges, un enfant de plus et un immense appartement en centre ville.

    Je n'ai jamais eu de problèmes d'adaptation à cet environnement particulier que constituait le navire, les hommes qui constituaient l'équipage, et les tâches professionnelles à accomplir de manière rigoureuse. Tout est question d'état d'esprit, celui prôné par les stoïciens : il ne sert à rien de se révolter contre ce qui ne dépend pas de nous. Même si à cette époque je ne connaissais rien du stoïcisme, j'en appliquais spontanément les principes : inutile de se dire tous les jours lorsqu'on est dans un espace confiné, à cent mètres d'immersion, à deux mille kilomètres de chez soi, dans un océan glacial, qu'on serait mieux ailleurs, avec ceux qu'on aime, au soleil, à faire ce qu'on a envie de faire, avec sa femme dans son lit et ses enfants sur les genoux. Cela n'empêche pas d'y penser, mais sûrement pas en permanence, et d'ailleurs le fait d'être en service 24 heures sur 24 favorisait grandement la mise à l'écart spontanée de ce genre de pensée morose et d'apitoiement sur soi-même.

    L'acclimatation à cet univers se faisait brutalement. A la sortie d'une période d'entretien du navire ayant duré un mois, la date d'appareillage était communiquée la veille, le temps de rentrer chez soi préparer son paquetage, d'embrasser une dernière fois femme et enfants, et de prendre le transport de rade de Brest à l'Ile Longue. Puis il ne fallait plus songer qu'au navire : démarrage du réacteur, passage du bassin au quai, essais de bon fonctionnement d'une multitude d'équipements, essais de vitesse et de discrétion acoustique en rade, sortie par le goulet de Brest accompagné par un ou deux escorteurs, exercices opérationnels dans la mer d'Iroise, débarquement de l'amiral. Cette période durait deux à trois jours, pendant lesquels on n'avait pas une minute pour penser à autre chose qu'à la bonne marche du navire. Il m'est arrivé plusieurs fois de rester ainsi plus de 24 heures sans dormir, avec un sandwich en guise de repas, parce que certains appareils récalcitrants de ma responsabilité ne voulaient pas toujours faire ce pour quoi ils avaient été conçus.

    Venait enfin la tranquillité. Un transit à grande vitesse nous amenait en deux jours sur la zone de patrouille, puis on faisait des ronds dans l'eau à basse vitesse et discrétion acoustique maximale pendant une cinquantaine de jours avant de revenir. Cette longue période était de fait la plus difficile, car il n'y avait rien à faire en dehors des tâches routinières fortement standardisées. Le temps se partageait en trois périodes : faire le quart, chacun à son poste, pendant huit heures en moyenne ; entretenir le matériel et le navire, réaliser des exercices techniques et opérationnels divers pendant trois à quatre heures, généralement en matinée ; sommeil, repas et loisirs le reste du temps.

    Cette dernière période était la plus difficile, car le temps libre laisse la porte ouverte aux pensées vagabondes et aux questions insolubles. C'est là qu'on se rendait compte du caractère hors normes de la vie qu'on menait. Comment se portait sa famille ? Où en était l'avancement de certains projets ? Les enfants étaient-ils sages ? Nos femmes étaient-elles fidèles ? Nos parents étaient-ils en bonne santé ? Que se passait-il dans le monde ? Sans oublier la question de fond, que personne n'abordait jamais, mais qui était en permanence dans les esprits : serait-on un jour amenés à lancer nos missiles contre des populations innocentes, et que ferait-on si cela advenait ? Pour nous empêcher de donner trop d'ampleur à ce genre de pensées, de nombreux loisirs étaient organisés : concours de cartes, jeux sur le circuit interne de télévision, cinéma à la cafeteria, concerts par les musiciens amateurs, loto du dimanche, karaoké, festivités telles que le bizutage au passage du cercle arctique, célébration de Noël ou Pâques, etc. Tout cela faisait qu'on s'amusait bien et qu'on pensait moins à ce qui nous manquait. J'y participais assez activement, mais passais aussi beaucoup de temps à tenir un journal de bord et à essayer d'écrire un roman d'anticipation qui n'est jamais allé plus loin que quelques pages en huit ans...Et, comme tout le monde, j'attendais avec impatience le message de trente mots que mon épouse avait le droit de m'envoyer une fois par semaine.

    Vers le trentième jour se situait la « cabane », terme qui, dans notre jargon, signifiait qu'on était aux alentours de la mi-patrouille, qu'on « cabanait » (chavirer, faire demi-tour) et qu'il restait donc encore un mois environ avant le retour au mouillage et au foyer. En effet, le jour exact du retour n'était connu que 5 à 6 jours avant l'arrivée, et la cabane avait pour objectif un grand concours de pronostics sur la date et l'heure d'arrivée. A partir de ce moment, l'atmosphère du navire se mettait à changer progressivement. Le personnel participait moins aux jeux, les plaisanteries et les histoires drôles ou salaces se raréfiaient dans les conversations aux postes de quart : l'esprit de chacun était orienté vers le futur tant attendu, on était là sans y être, on attendait que le présent se transforme en passé le plus rapidement possible. L'attente devenait prépondérante. Tout l'équipage, pourtant bien adapté à cette forme d'existence transitoire, se mettait à songer à une autre forme de vie, pleine de soleil, de chaleur, de femmes et d'enfants, de maisons, de terre ferme, de vacances, de vie avec les autres dans un espace ouvert.

     


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  • Stuart. Mon nom est Stuart et je me souviens de tout. Mais je leur ai fait croire le contraire quand je me suis réveillé à l'hôpital et qu'ils étaient là, dans la chambre, à discuter à voix basse, croyant que de longues heures de coma étaient encore à venir. J'ai toujours eu l'ouïe fine, et cela m'a beaucoup servi, aussi bien dans le passé pour mes affaires qu'aujourd'hui pour écouter ce qu'ils disaient. J'ai vite compris que s'ils étaient là, à mon chevet, ce n'était pas par compassion, par inquiétude pour moi, mais parce qu'ils guettaient mon réveil, qu'ils attendaient quelque chose de moi, quelque chose d'urgent, et qu'ensuite mon sort serait le cadet de leurs soucis.

    • Tu y es allé un peu fort, chuchotait Sara, il faudrait qu'il ait toute sa tête pour signer, sinon c'est fichu. Il était presque convaincu, il fallait juste attendre un peu...
    • Je me suis énervé, répondit Jacques, c'est vrai, mais aussi pourquoi nous faire attendre, juste pour nous voir piaffer d'impatience. Ton beau-père est un sadique, c'est tout.
    • C'est peut-être vrai, mais le résultat c'est que sa donation est remise à je ne sais quand. Tu ne réfléchis jamais avec ta tête, tu cèdes toujours à tes impulsions. Qu'est-ce qu'on va lui dire quand il se réveillera

    Jacques ne répondit pas. Je ne savais pas ce qui m'était arrivé, mais je commençais à m'en douter. J'étais dans la cuisine, à récurer les casseroles qu'ils avaient laissé traîner une fois de plus, et jusqu'à ce moment, oui, je me souvenais de tout. Mais pourquoi je me trouvais maintenant dans ce lit, avec des tuyaux partout et une machine faisant bip bip tout près, je l'ignorais. Ma belle-fille (la fille de ma seconde femme) et son mari avaient un projet grandiose, que pour ma part je trouvais stupide : relier Roissy et Orly par dirigeable pour faciliter les correspondances entre avions en évitant les embouteillages au sol. Je suis quelqu'un de fortuné, et je leur avais dit, dans ma grande générosité, que je les aiderai à financer leurs projets s'ils en avaient, pour peu que ceux-ci soient viables. Autant aider les jeunes à développer leurs activités sans qu'ils perdent une grande partie de leur temps à chercher des fonds. J'avais eu tort de leur dire ça. Ils étaient venus me voir avec des brouillons d'idées farfelues que j'avais pris un malin plaisir à démolir immédiatement, et cette affaire de dirigeable en était le dernier avatar. En outre, je n'avais pu résister au plaisir sans doute un peu méchant, d'accompagner mes critiques objectives de remarques ironiques, de plus en plus caustiques, que Jacques avec son caractère soupe au lait, avait beaucoup de mal à encaisser. Il avait pourtant fait un effort pour le « Projet dirigeable », il était revenu me voir plusieurs fois avec des modifications tenant compte de mes remarques, et pourtant je m'étais à chaque fois moqué de lui, de plus en plus méchamment au fur et à mesure que j'avais de moins en moins de choses à critiquer. Peut-être étais-je sadique, en effet, mais en fait je ne croyais pas à son idée, un point c'est tout. Et comme je ne l'aimais pas beaucoup alors que j'adorais Sara, je me laissais aller à le mettre plus bas que terre tout en sachant qu'en définitive j’accéderai à sa demande.La dernière chose dont je me souviens, c'est que j'étais devant l'évier à gratter le fond d'une casserole avec de la paille de fer, tout en alignant remarques désagréables et moqueries faciles. Jacques était derrière moi, le dossier du projet ouvert juste à côté de la vaisselle en train de sécher, mes mouvements énergiques projetant régulièrement de l'eau sale et des fragments carbonisés sur le papier glacé. Et puis, après une remarque particulièrement méchante et injuste, mais que je trouvais désopilante, je m'étais retrouvé ici. Entre les deux il n'y avait qu'un trou noir.Je fus renseigné par les deux jeunes gens qui continuaient à parler sans se préoccuper de moi.-

    • Je le connais, disait Sara, il aime se moquer de tout le monde, néanmoins il nous aurait aidés, j'en suis sûre. Mais toi, avec ta testostérone et la haute idée que tu as de tes capacités, tu n'es pas fichu de garder ton calme et d'attendre qu'il cesse de te houspiller. Bien sûr, c'est insupportable, mais il faut savoir ce qu'on veut. Au lieu de cela, tu as fait exactement le contraire. Tu aurais pu le tuer avec cette grosse poêle en fonte. Heureusement qu'à l'hôpital personne ne nous a demandé d'explications détaillées, parce que, dire qu'il a glissé et s'est cogné, c'est plutôt tiré par les cheveux. Il faudrait d'ailleurs qu'on précise tout ça, au cas où quelqu'un nous poserait des questions..

    A ce moment là, je me suis manifesté par des borborygmes sonores et des gémissements, comme si j'étais en train de me réveiller. Ils se sont tus aussitôt et ont accouru. J'ai porté la main à ma tête, qui était douloureuse, tout en disant :

    • -Oh j'ai mal, c'est terrible. Qu'est-ce qui m'est arrivé ? Qu'est-ce que je fais dans ce lit ?

    Sara me prit la main, la serra, et me répondit, d'un ton apitoyé :

    • Vous êtes à l'hôpital, Stuart, vous avez fait une mauvaise chute dans la cuisine, vous ne vous rappelez pas ?
    • Non, je ne me souviens de rien. Et vous, vous êtes qui ? Je ne vous connais pas...

    Je vis sa mine s'allonger. Elle tombait des nues sur cette réplique, ne sachant plus quoi répondre, maintenant vraiment inquiète, peut-être un peu pour moi, mais surtout pour l'aide financière qui d'un seul coup s'éloignait à grande vitesse. Je tournai alors mon regard vers Jacques, balbutiant d'une voix faible :

    • Je ne vous connais pas non plus, mais votre tête me dit vaguement quelque chose.

    Malgré mon mal de tête, j'avais envie d'éclater de rire en voyant son visage se décomposer, sa bouche s'entrouvrir et ses yeux refléter l'incompréhension. J'abaissai mes paupières et simulai un retour au pays des songes, sans réagir à Sara qui me serrait le bras en répétant mon nom.

     

    Les jours suivants allaient être amusants. Je me ferai un malin plaisir de prolonger mon séjour à l'hôpital pour les laisser mariner un bon moment. Et selon leur manière de se comporter, je retrouverai ou non la mémoire, peu à peu, ou pas du tout, ou bien cela viendrait d'un seul coup, ou bien encore je la retrouverai intacte, sauf pour ce qui les concerne...

    Stuart. Je m'appelle Stuart, et je ne me souviens de rien...Et je suis sans doute un vrai sadique, en effet. Mais je ne mettrai jamais les pieds dans leur dirigeable, ça c'est sûr.

     


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  • Je me souviens des villes des années cinquante.

    Certes elles avaient leur charme, mais dans les faubourgs c'était celui des lieux abandonnés, où les façades décrépites voisinaient avec les ornières creusées dans le goudron, où l'herbe poussait drue au bas des murs, où les trottoirs n'existaient pas, ou si peu. Les tas de pierres qui avaient été des maisons faisaient partie du paysage et les enfants y jouaient comme si ces cailloux avaient été là de toute éternité. Partout des ordures étaient répandues sans que personne ne s'en soucie.

    Dans le centre des villes, un effort était fait, mais la reconstruction effrénée d'après guerre avait la priorité sur l'esthétique et la sécurité des habitants. Les chantiers boueux ceints de branlantes palissades de bois obligeaient à des détours dangereux au milieu des chaussées. Les passages cloutés étaient rares, les « stop » inexistants, les panneaux indicateurs un luxe coûteux. Les rares voitures n'avaient pas à chercher où se garer, n'importe quel endroit faisait l'affaire. Pour faire ses courses, de multiples petites boutiques, affaires généralement familiales, offraient tout ce qui était nécessaire à portée de mains.

    Dans les villages, la modernité n'avait pas encore supplanté les habitudes agricoles ancestrales. Les fermes se trouvaient au cœur de l'agglomération, exhibant fièrement leurs tas de fumier dont le volume attestait de la prospérité de leur propriétaire. Les piétons enjambaient les bouses de vaches, et il n'était pas rare de voir les chariots de foin avançant lentement, traînés par des bœufs.

    Les routes étaient étroites et dangereuses, souvent mal entretenues. A la campagne, beaucoup de voies étaient encore des chemins de terre, défoncés par les chariots et quelques tracteurs.

    Et puis, peu à peu, les choses ont changé. Insensiblement d'abord, sans qu'on s'en aperçoive vraiment. Puis, de manière concertée, aussi bien grâce aux lois successives sur l'urbanisme, que par la volonté des municipalités de rendre leur ville attractive...et le mandat de leur maire renouvelé. Mais tout n'était pas idyllique, loin de là.

    L'automobile individuelle, symbole de liberté, a été l'élément majeur de l'évolution des villes. Dans une large mesure, la voiture a piloté la transformation de l'urbanisme. Dans les centres villes les parkings ont été d'abord délimités clairement, puis sont devenus payants, puis, devant le nombre croissant de véhicules, des parkings souterrains ont fait leur apparition. La sécurité s'est améliorée, la signalisation est devenue précise, les feux se sont multipliés, puis les ronds-points ont fait leur apparition. On a commencé par élargir les routes à trois voies, puis à quatre, avant que, assez tardivement, on entame un programme de longue haleine pour les sécuriser sous forme d'autoroutes.

    Dans les banlieues, les barres d'immeubles ont fourni rapidement des logements à bas prix, mais dans un environnement qui a favorisé le développement de la criminalité. Les squares squelettiques se sont pour beaucoup tranformés en terrains vagues repoussants, les commerces ont fui, se concentrant dans des zones commerciales en périphérie des villes, offrant une variété infinie de produits, mais difficilement accessibles par d'autres moyens que l'automobile.

    Dans les villages, la mécanisation de l'agriculture a supprimé beaucoup de fermes, et celles qui ont subsisté se sont agrandies et installées à l'extérieur. Plus de tas de fumier, plus d'odeurs nauséabondes, plus d'espaces boueux. Les agglomérations ont goudronné leurs routes et leurs places, ont créé des jardins publics. Elles se sont transformées en lieux de résidence, souvent secondaires, les paysans qui les habitaient ayant été progressivement remplacés par des familles travaillant dans les villes alentour

    Aujourd'hui, tout le monde se rend compte que nous sommes peut-être allés trop loin, et des retours en arrière semblent se dessiner pour rendre la vie urbaine explicitement reliée à une manière de vivre plus humaine.

    Les centres villes, de plus en plus désertés au fil des années, commencent à se repeupler doucement de magasins à taille humaine, en réaction aus énormes surfaces de vente que sont les hypermarchés. Les rues piétonnes se multiplient, au détriment de l'automobile devenue persona non grata. Les ronds-points fleuris mettent des touches de couleur partout.

    Dans les faubourgs, la publicité intrusive et omniprésente se réduit ; les centres commerciaux ont arrêté leur multiplication anarchique ; les parcs et centres de loisirs les remplacent. Mais l'abandon partiel de ces surfaces de vente se traduit trop souvent par leur transformation en no man's land lugubres et inquiétants dont la réhabilitation, coûteuse, attend de longues années.

    Que sera l'urbanisme demain ? De nombreuses possibilités s'offrent à nous, dont des expérimentations en cours montrent l'attrait et la faisabilité : réhabilitation thermique des immeubles et des maisons, végétalisation des façades, potagers sur le toit des immeubles, chauffage collectif à partir de déchets, moyens de transport locaux nombreux et adaptés aux besoins de mobilité. Et bien sûr, la disparition inéluctable de la voiture individuelle à carburants fossiles. Les possibilités sont nombreuses et variées.

     


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