• La nuit était sombre, sans étoiles et sans bruits. De gros nuages cachaient la pleine lune. En cette fin de printemps, l'air était calme, doux et humide, mais de temps à autres un souffle bref faisait bruire les ramures des arbres du jardin. Léa n'arrivait pas à dormir, elle avait chaud, des frissons d'énervement faisaient trembler ses muscles, et ses pensées étaient en désordre. Elle avait d'abord repoussé ses draps après s'être tournée et retournée des dizaines de fois dans son lit, cherchant un sommeil qui n'arrivait pas puis, sans allumer sa lampe, elle s'était levée pour s'accouder à la fenêtre et respirer l'air du dehors qui sentait bon. Mais cela ne suffisait pas à la calmer.

    Une impulsion soudaine lui fit enjamber l'appui de la fenêtre. Elle avait treize ans, bientôt quatorze, était sportive, et bien qu'elle soit en chemise de nuit, se laisser glisser du premier étage le long de la gouttière ne lui posa aucun problème, hormis la sensation désagréable contre ses jambes et son ventre de la froideur métallique du tuyau. Le jardin était sombre, malgré une vague lueur venant de la ville lointaine ; parfois un rayon de lune arrivait à percer furtivement la couche nuageuse. Elle distinguait de manière confuse la silhouette des grands arbres, ce qui lui permit de s'orienter pour atteindre la barrière blanche près du portail fermé. Ses pieds nus se recroquevillaient en marchant sur l'herbe fraîche de la pelouse, c'était une sensation délicate, presque grisante, qui la faisait frémir. Elle n'avait jamais éprouvé cela. Elle tâtonna, cherchant la souche qu'elle savait être là, et s'assit dessus après l'avoir trouvée.

    Les coudes sur les genoux, les mains sous le menton, Léa resta ainsi un long moment. Elle n'avait pas peur, au contraire, la quasi obscurité semblait vouloir la protéger, comme une amie qui la comprenait. La chaleur moite qu'elle supportait mal dans sa chambre avait disparu, elle se sentait bien dans l'air tiède et la douceur de la nuit. Elle ne pensait à rien de précis, elle était juste une boule de sensations. Ce qu'elle éprouvait ainsi était si nouveau, si inattendu qu'elle sentit des larmes d'excitation perler sous ses paupières et son cœur grossir dans sa poitrine . Elle avait envie de crier, de chanter, de danser, de se coucher dans l'herbe, pour sentir pleinement son corps. Mais il ne fallait pas faire de bruit sous peine de réveiller ses parents qui s'inquiéteraient, forcément. Elle se contenta donc de s'étendre à terre, devant la souche, et de regarder la voûte céleste, où il n'y avait rien à voir dans l'obscurité presque totale.

    Ainsi étendue face au ciel, elle tournait entre ses doigts des brins d'herbe de la pelouse, l'esprit envahi de fragments de pensées multiformes et inorganisées. Elle attendait, elle ne savait quoi, comme si cet instant en suspens devait précéder quelque chose d'important sur le point de survenir. Un caillou lui écorchait l'omoplate, elle ne bougea pas, cette petite douleur rendait son corps encore plus présent. Elle se sentait vivante, en parfait accord avec la nature, une nature qu'elle n'avait encore jamais ressentie de cette façon. A un moment, prise d'un besoin irrépressible, elle ôta sa chemise de nuit, pour être sans cet obstacle ténu encore plus près des éléments. Elle se roula dans l'herbe, poussant de petits cris de plaisir étouffés qu'elle ne put retenir, avant d'aller entourer de ses bras le tronc du grand frêne. Avec la chaleur accueillante qui en émanait, avec son écorce rugueuse qui lui entrait dans les joues, la poitrine, les bras, le ventre, elle aurait voulu se fondre en lui. Plus tard, un peu calmée, elle remit sa chemise. Il était temps de rentrer. Après ce moment étourdissant, elle se demandait enfin ce qui lui était arrivé et commençait à avoir sommeil.

    Arrivée sous sa fenêtre, elle voulut rejoindre sa chambre par la même voie, le long de la gouttière. Elle empoigna le tuyau, mais rien n'allait plus, il s'écartait du mur, menaçant de se desceller. De plus, ses bras trop faibles n'arrivaient pas à hisser son corps, les pieds n'ayant aucune prise le long du mur. Dans son tourbillon émotif, elle n'avait pensé à rien pour le retour. Elle savait la porte d'entrée verrouillée, et toutes les fenêtres du rez de chaussée fermées. Elle se résigna, en désespoir de cause, à appuyer sur le bouton de la sonnette, et se prépara à affronter les questions de ses parents. Bien sûr, ils ne comprendraient pas, les parents, ça ne comprend jamais rien...

     


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  • Victor a vingt cinq ans, il est célibataire et paresseux. Mais alors, à un point qu'on ne saurait imaginer, même si on ne s'en rend pas compte tout de suite.

    Le matin il préfère mettre son réveil une demi-heure plus tôt que nécessaire, afin d'avoir le temps d'émerger d'un sommeil où il resterait bien encore un peu. Le comble du bonheur, à ce stade, c'est de se rendormir quelques minutes, avant d'entendre, un moment plus tard, sonner son portable, et enfin le radio-réveil situé dans la salle de bains, ce qui l'oblige à se lever enfin, déjà fourbu.

    Cependant n'exagérons rien, car si Victor est paresseux, il n'est pas fainéant, il est analyste programmeur en informatique, un travail qu'il aime, pour lequel il est doué et qu'il n'aimerait pas perdre, car il ne le fatigue pas trop. Avec son employeur, il a su être persuasif, il a pu conclure avec lui un marché qui l'enchante : à l'exception des jours où il a une réunion ou un rendez-vous tôt le matin, il peut venir à l'heure qui lui convient, à condition de partir plus tard le soir et d'avoir avancé dans son travail selon le planning prévu. Comme ça, il peut traîner au lit presque autant qu'il le souhaite, et rallier son bureau à pied sur le coup de 10 heures, tranquillement, en humant l'air de la saison, en regardant les filles qui le croisent ou, mieux, qui le précèdent, tout en réfléchissant vaguement à ce qu'il va faire en arrivant devant son ordinateur.

    Il pousse la porte de son entreprise, dit bonjour à tout le monde, puis se rend d'abord à la machine à café remplir son mug d'un double serré brésilien, histoire de se donner un bon coup de fouet pour être sûr de ne pas se mettre à somnoler sur son clavier. En fait, Victor est très intelligent, et il en profite : là où d'autres mettent une heure pour accomplir une tâche, lui la réalise en quelques minutes, ce qui lui libère du temps pour faire autre chose, c'est à dire bayer aux corneilles tout en donnant l'impression d'être débordé. Il est bien vu de son patron, qui lui a même proposé de devenir chef de projet, une promotion financièrement très intéressante, qu'il a finalement déclinée. C'est trop de travail, trop de responsabilités, bref c'est trop fatigant, ça le déprimerait et le conduirait sûrement au burn-out. Il y a réfléchi quand même un moment, se disant que le stress se gère bien grâce à des exercices d'origines lointaines tels que la méditation, le bouddhisme zen, le yoga, le shiatsu et autres disciplines tranquilles du même genre, mais il faudrait d'abord qu'il s'y mette et ça lui prendrait du temps. Non, la santé d'abord, il ne faut pas se tromper de priorité. Et puis, il n'a pas assez d'ambition pour utiliser ses neurones à dire aux autres ce qu'ils doivent faire, il a déjà du mal à s'en servir pour lui-même et pour les choses qui l'intéressent.

    En fin d'après-midi, quand tout le monde est parti à l'heure normale, sauf son patron, il reste seul dans le grand espace paysager. Il a négocié ses horaires en faisant valoir qu'il travaille mieux seul et dans le silence que dans le brouhaha de la journée, mais en vérité il a terminé depuis longtemps et il surfe sur Internet, discute ponctuellement sur des forums, lit les potins de la presse électronique, joue à des jeux vidéo dont il a coupé le son.

    Cela fait longtemps qu'il s'est convaincu une fois pour toutes qu'il était un intellectuel pur, donc incompétent pour les occupations manuelles ordinaires, en particulier les tâches ménagères. D'une façon générale, quand il doit accomplir quelque chose qui lui déplaît ou lui demande un effort qu'il estime démesuré, il essaie de trouver quelqu'un pour le faire à sa place, si possible gratuitement. C'est pourquoi, chez lui, il est rare qu'il fasse la cuisine, c'est chronophage, alors que le petit resto pas cher en bas de chez lui est largement suffisant pour satisfaire ses besoins essentiels. De plus, cela évite de faire la vaisselle. Bien sûr, son lit n'est jamais fait, et il n'a pas touché un balai depuis des lustres. Aussi s'est-il résigné à faire appel à une femme de ménage, après que son deux pièces se soit rapidement transformé en annexe de déchetterie peu après son emménagement ; elle lui lave aussi son linge une fois par semaine.

    Quand il rentre dans son appartement, il s'écroule généralement sur le canapé devant la télévision et regarde les jeux omniprésents sur les écrans avant vingt heures. Il adore « N'oubliez pas les paroles », bien qu'il n'ait jamais compris la règle du jeu. Après les infos, il y a toujours un policier à regarder quelque part, ça repose l'esprit des fatigues de la journée, et puis ça évite d'aller au cinéma, qui est trop loin. Il ne lit pas non plus de livres, ça demande trop d'efforts parce que les livres aujourd'hui sont devenus de plus en plus gros et lourds. Parfois, il se dit qu'il devrait participer activement à de grandes causes, comme le réchauffement climatique ou la lutte contre la pauvreté, alors il se branche sur un ou deux sites militants et poste quelques commentaires, brefs et définitifs sur ces questions. Au bout d'un moment, il est épuisé et se déconnecte, mais il est heureux d'avoir contribué à la solution de ces problèmes.

    Il lui arrive aussi d'avoir des velléités de draguer sur des sites de rencontre, parce que en « vrai » c'est trop difficile, on ne sait jamais ce que veulent les filles. Alors, il s'installe confortablement dans son lit, son ordinateur sur les genoux, en pyjama avec une bière à portée de main. En fait, il ne drague pas vraiment, il s'amuse, car là aussi c'est éreintant : soit il faut déployer des trésors d'imagination pour arriver à intéresser une fille juste avec des phrases et quand ça rate c'est vraiment des efforts gâchés pour rien ; soit ça marche mais alors il y a un risque important d'avoir ensuite des ennuis avec celles qui s'accrochent dont il est difficile de se débarrasser facilement ; soit la fille lui plaît vraiment, mais alors il va chez elle pour ne pas salir son appartement et il la laisse faire tout le travail...

    Victor le paresseux a donc une vie assez pauvre, d'où la paresse a ôté toutes les aspérités qui donnent du goût à l'existence. A cause de cela, il a peu d'amis, ses parents sont loin et il ne s'en préoccupe pas, il vit seul avec lui-même la plupart du temps, égoïstement, et si cela semble lui suffire, il ne se rend pas compte qu'il s'éloigne peu à peu du monde pour entrer dans une existence en marge, plate, uniforme, et pour tout dire sans intérêt.

     


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  • On n'entend que ce que dit Kate. Il faut imaginer ce que Robert répond.

     Pauvre petite femme seule...

     

    • Allô ! Robert ? C'est Kate...

       - ...

    • Bonjour, oui, ça va bien. Je suis désolée pour l'autre soir, mais...

       

    • Vous savez, ce n'était pas ma faute, enfin presque, j'avais trop bu, c'est tout

       

    • Vous me pardonnez ? C'est pour ça que je vous rappelle aujourd'hui, je ne voudrais pas que vous soyez fâché.

       

    • Oh, si vous savez comme j'ai honte, alors que vous avez été si gentil, si compréhensif

       

    • Vous allez me faire rougir...Et je ne voudrais pas que vous restiez sur cette mauvaise impression

       

    • Une bise sur le front ? Et vous n'auriez rien fait ? C'est étonnant, vous étiez pourtant bien pressant pour autant que je m'en souvienne.

       

    • Euh oui, on pourrait se revoir. Aujourd'hui je m'ennuie. D'ailleurs je ne suis pas encore habillée, je viens de me lever.

       

    • Je vous trouve bien indiscret...(un temps). Une nuisette, c'est tout.

       

    • Jaune, plutôt courte, oui.

       

    • Je ne répondrai pas à cette question.

       

    • Oui, on peut se voir aujourd'hui

       

    • Je ne sais pas. Je n'ai pas envie de m'habiller, ça ne vous ennuie pas ?

       

    • Non, pas tout de suite. Mais on pourrait déjeuner chez moi en bavardant. J'ai besoin de parler à quelqu'un.

       

    • Vers midi. Mais promettez moi d'être sage

       

    • Je voudrais être votre amie, Robert

       

    • Bon, alors à tout à l'heure.

       

    • Ah non, vous avez promis d'être sage ! D'ailleurs, je n'ai rien dans le frigo, vous pourrez apporter des choses à grignoter ? Je n'ai plus rien à boire non plus. Attendez ! Mon dieu, et mon portefeuille qui est vide, on a dû me faire les poches ! Ça ne vous ennuie pas ? Je suis confuse...

       

    • Vous êtes un sacré don Juan, vous. D'accord, je resterai en nuisette si ça vous fait plaisir, mais pas touche ! Ah, n'oubliez pas le pain, et si vous trouvez une bouteille de porto, j'aime bien ça à l'apéro. Et puis, si vous pensez à quelque chose pour moi ce soir...

       

    • A tout à l'heure, je vous attends Robert.

     


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  • Norbert se hâtait vers la gare de Houdan, il était en retard et allongeait le pas, lorsque le bout de sa chaussure heurta un petit objet qui émit un bruit métallique. Il baissa les yeux et s'apprêtait à shooter dans ce qu'il prenait pour un morceau de ferraille, lorsqu'il s'aperçut que c'était une clé. Il n'avait pas le temps de s'attarder, il la ramassa néanmoins et la mit dans sa poche. Le train arrivait, il courut pour parcourir les derniers mètres et composter son billet.

    Un peu essoufflé, il s'écroula à sa place habituelle et reprit sa respiration. Il y avait peu de monde en ce bout de ligne, aussi posa t-il sa serviette à côté de lui et sortit la clé de sa poche pour l'examiner. C'était une clé tubulaire, courte, dotée d'un anneau en métal recouvert de plastique sur lequel était inscrit un numéro : 318. Elle n'était attachée à aucun porte-clés.

    S'il avait eu le temps, il l'aurait apportée à la gendarmerie. En fait non, cela aurait été interminable, avec une déclaration à signer et sans doute encore d'autres paperasses. Il l'aurait laissée au guichet de la gare, c'est d'ailleurs là que le propriétaire se serait certainement d'abord adressé. Il le ferait ce soir en rentrant, là il ne serait plus pressé.

    Il s'apprêtait à la remiser dans sa poche, lorsqu'il s'aperçut qu'il avait déjà vu ce type de clé, peu courant. Mais où ? Il la regarda sous tous les angles, et au bout d'un moment cela lui revint : c'était une clé de casier de consigne, comme il y en a dans les gares. Il passa le reste du trajet à réfléchir à ce qu'il allait faire. Rapporter la clé au guichet, et s'en désintéresser ? C'était la voie la plus logique, la plus honnête, mais peu à peu il sentit la curiosité l'envahir : que pouvait-il bien y avoir dans ce casier ? Au lieu de lire les dossiers de son attaché-case comme il en avait eu l'intention, il laissa son imagination vagabonder autour du mystère du contenu du casier. Une valise pleine de documents secrets ? Des paquets de drogue ? Une bombe artisanale ? Des objets volés ? Une simple valise pleine de choses ordinaires lui apparaissait tellement sans intérêt qu'il l'évacua rapidement.

    Arrivé à la gare Montparnasse, son esprit dévoré de curiosité était à tel point surexcité qu'il ne se posa même pas la question de savoir si ce qu'il allait faire était répréhensible. Il se dirigea directement vers le hall 3 où se situait la consigne et chercha le casier 318. Il ne s'était pas demandé si c'était la bonne gare, mais quand il trouva le casier, cela lui lui parut tout naturel. Malgré tout, juste avant de glisser la tige dans la serrure, il eut un bref retour éthique qui le fit hésiter quelques microsecondes, pas plus, puis il tourna la clé.

    Le compartiment recelait une grosse valise, et une pochette d'agence de voyage. Sa première réaction fut la déception : aucune panoplie d'agent secret ni rien de compromettant, du moins à première vue. Il jeta un regard circulaire autour de lui, mais personne ne s'intéressait à ce qu'il pouvait bien faire. Il fallait qu'il sache. Il sortit la valise, une Samsonite bien solide qui était verrouillée. Il ne saurait jamais ce qu'il y avait dedans. Il la remit en place et s'intéressa à la pochette. Elle contenait une brochure Frantour de séjours de vacances en Tunisie, et, enfin quelque chose d'intéressant, deux billets d'avion Paris-Djerba, avec les noms d'un homme et d'une femme. Une facture pour un séjour d'une semaine complétait le contenu de la pochette, au nom de Florent Mauvoisin 13 rue des Mèches à Houdan.

    Bingo ! se dit-il, souriant intérieurement. C'est sûrement l'histoire classique du type qui trompe sa femme et emmène sa maîtresse une semaine en Tunisie sous un prétexte quelconque. Si c'était autre chose, pourquoi cacher ces billets et cette valise dans une consigne ?

    Sa curiosité à demi satisfaite, il remisa cette pensée dans un coin de son cerveau, et rallia son bureau par le métro. Il n'y pensa plus de la journée. Elle ressurgit le soir quand il reprit le train en fin d'après-midi. Qu'allait-il faire ? Plusieurs possibilités s'offraient à lui : déposer la clé au guichet comme s'il ne savait rien et s'en désintéresser ? Non, il était encore curieux et aurait bien aimé savoir de quoi ce couple ou ce trio avait l'air. Il avait l'adresse de ce Mauvoisin, pourquoi ne pas aller y faire un tour ? Il pouvait décider au dernier moment s'il mettrait la clé dans la boîte aux lettres, ou s'il aurait le courage de sonner. Que risquait-il ? Personne ne savait qu'il avait fouillé la consigne, il pouvait même se donner le beau rôle en rapportant un objet perdu. Peut-être même l'inviterait-on à boire un coup...

    La rue était étroite et vide, bordée de maisons mitoyennes sans style. Le numéro 13 ne se distinguait pas des autres. Il sonna sans vérifier le nom. Quelqu'un approcha, un bruit de talons féminins qui soudain fit prendre conscience à Norbert d'une grave erreur dans son raisonnement : il avait toujours supposé que ce serait Florent Mauvoisin qui ouvrirait la porte. Il n'eut pas le temps de faire demi-tour qu'il se trouva en présence d'une belle femme d'une trentaine d'années, petite, cheveux bruns mi-longs tombant sur ses épaules, visage ovale aux yeux verts, vêtue classiquement d'une jupe beige et d'un chemisier à fleurs. Elle avait l'air fatiguée, les traits tirés. Norbert se sentit l'air bête avec sa clé à la main, son esprit travaillant à toute vitesse pour trouver un prétexte plausible à sa présence. Si son idée était exacte, et il pensait qu'elle l'était, il ne pouvait donner la clé qu'à Florent Mauvoisin, pas à sa femme ! Il était curieux, certes, mais pas au point de semer le trouble dans un ménage, après tout, cela ne le regardait pas.

    Elle baissa les yeux et son visage marqua un grand étonnement, puis s'éclaira :

    • Ah ! Comment est-ce possible ? Vous avez trouvé la clé ?

    Elle se tourna à demi et appela :

    • Florent, viens vite voir, on a retrouvé la clé de la consigne ! Plus la peine de téléphoner, on a encore le temps, dépêche toi ! Faut y aller tout de suite !

    Elle revint vers Norbert, avec un sourire radieux :

    • Vous n'imaginez pas le souci qu'on s'est fait, on devait partir ce soir pour la Tunisie et on avait perdu la clé de la consigne où on a mis hier nos affaires pour ne pas être encombrés au départ. Notre avion part dans un peu plus de deux heures, on peut encore l'avoir. Vous êtes un vrai sauveur !

    Elle lui arracha presque la clé et ajouta, maintenant pressée :

    • Je suis désolée, on va y aller. Je vous remercie beaucoup, passez-nous un coup de fil à notre retour, on est dans l'annuaire, vous nous raconterez tout ça.

    Elle le mit quasiment à la porte, il se retrouva dans la rue sans avoir dit un mot. Avant de faire demi-tour pour rentrer chez lui, il les entendit qui riaient dans un grand chahut. Sur la boîte il y avait les deux noms des billets d'avion, il aurait pu regarder avant de sonner... Quand il se retrouva dans l'avenue de la gare, il les vit qui sortaient en courant, se dirigeant vers la gare où le train pour Paris approchait.

    Il était déçu. La réalité n'était jamais celle qu'il imaginait. Ou alors c'est son imagination qui ne dépassait pas le vaudeville. C'était à en pleurer.

     


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  • Temps de crise

    Robert et Marie-Ange ont passé l'après-midi à l'agence locale de Pôle Emploi. Robert, comptable dans un grand magasin du 18ème arrondissement, vient de se faire licencier ; Marie-Ange, quant à elle, a récemment abandonné ses études de psychologie à l'université Paris-Diderot et n'a jamais travaillé pour gagner sa vie. Ils ont rempli avec beaucoup d'application de nombreux formulaires, sans grand espoir de trouver un emploi par l'intermédiaire de l'agence d'état, mais avec l'assurance d'obtenir dès le mois suivant une petite allocation qui leur permettra tout juste de subsister.

    Rentrés dans leur minuscule meublé sans âme, ils se sont assis sur les deux seuls sièges du logement et se reposent. Robert a enlevé sa veste et ressemble encore plus à une caricature de comptable : cheveux impeccablement coiffés, manches à demi retroussées dissimulant les protège coudes, gilet sombre sans manches et cravate bien serrée. Il a ouvert le journal du soir acheté au kiosque en bas de l'immeuble, et s'est précipité sur la page des petites annonces. Cela n'a pas duré longtemps, il n'y a rien pour lui. Avec un soupir, il se met à lire le reste des nouvelles du jour, histoire de passer le temps en attendant le dîner.

    Marie-Ange n'est pas fatiguée, elle s'ennuie. Beaucoup plus jeune que son compagnon, elle aurait bien aimé bouger et penser à autre chose que le travail et l'argent. Elle rêvasse, à demi tournée vers le piano qui encombre les lieux exigus, et tape de temps à autre sur une touche, son esprit vagabondant sans direction particulière.

    Le DEUG de psychologie qu'elle avait commencé en désespoir de cause (il n'y avait plus de place ailleurs, elle s'y était prise trop tard) ne la passionnait pas, mais cela valait mieux que se morfondre dans ce « cagibi » ainsi qu'elle appelait le deux pièces où elle a emménagé avec Robert quelques mois auparavant. Elle l'apostrophe d'un ton plaintif :

    • Robert, je m'ennuie...
    • Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse ? Va donc faire le dîner, c'est un peu tôt, mais ça t'occupera.
    • Non, répondit-elle. J'ai pas envie. On pourrait aller manger une pizza dehors tout à l'heure. Et avant on prendrait l'apéro à la terrasse du « Bar des amis » en regardant passer les gens ? S'il te plaît...

    Cette demande a le don d'énerver Robert.

    • J'ai l'impression que tu ne saisis pas vraiment la situation dans laquelle on est. Tu ne gagnes rien et j'ai très peu d'économies, on a juste de quoi tenir jusqu'à ce qu'on reçoive nos allocations dans presque un mois. Il faut qu'on se serre la ceinture, tu comprends ça ?
    • Oui, bien sûr...Mais quand même. J'ai rien à faire, tu te rends pas compte, c'est dur...
    • Je t'ai déjà dit de chercher un boulot, n'importe lequel dans l'immédiat. Mais tu ne fais rien ! Même si je regarde les annonces pour nous deux, à chaque fois tu trouves un prétexte : « ça ne me plaît pas...c'est trop loin...le type qui m'a reçu a une sale tête...etc »
    • Oh ! Arrête de répéter toujours la même chose ! Je ne veux pas faire non plus n'importe quoi. Tu me vois faire des ménages ? Être caissière de supermarché ? Ou des trucs comme ça ? Sûrement pas !

    Robert pose son journal et la regarde. Elle lui tourne toujours à demi le dos et continue de pianoter d'un air désinvolte. Il contient sa fureur, mais sa voix tremble.

    • Bien sûr, Madame ne veut pas se salir les mains, elle espère bien que tout va s'arranger tout seul sans rien faire. On est dans une situation critique et tu n'es pas prête à lever le petit doigt pour en sortir. Et arrête avec ce piano ! Tu comptes toujours sur moi pour résoudre tes problèmes, je ne peux pas chercher un travail suffisamment payé tout en m'occupant de tes états d'âme de petite fille gâtée. Tu n'es plus une petite fille et je ne suis pas ton père, et...

    Marie-Ange l'interrompt en frappant brutalement des deux mains sur le clavier, ce qui provoque un bruit assourdissant. Elle crie :

    • Ça non, tu n'es pas mon père, lui au moins il m'aurait comprise, mais il est mort, mort ! Tu saisis ?

    Se retournant vers lui, elle le fusille du regard.

    • Puisque je ne suis qu'une charge pour toi, le mieux à faire est que je retourne chez ma mère. Quand tu auras trouvé un boulot, tu m'appelleras et on verra.

    Elle se lève, prend son sac et se dirige vers la porte. Décontenancé, Robert s'extirpe du fauteuil et tente de l'arrêter.

    • Allez, chaton, on ne va pas se disputer encore une fois, viens me...

    Elle se dégage brusquement, ouvre la porte et la claque derrière elle.



    Robert est désemparé, son irritation a disparu. Ce n'est pas leur première dispute sur ce sujet, mais il a eu tort de faire allusion à son père. Puis son regard se pose sur la table, et il ne peut s'empêcher de sourire : Marie-Ange a oublié son portefeuille...Quand elle s'en apercevra, elle sera calmée. Elle va revenir, elle est bien obligée...

     


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