• C’est dans sa salle de classe que Julien Soubirou, professeur principal de la 3e2 du collège Mozart, reçut ce soir-là, à sa demande, les parents de Benoît. Celui-ci les accompagnait, visiblement rétif, fermé et aussi quelque peu mal à l’aise, car il savait bien qu’il allait subir une réprimande pour son attitude en classe.

    Habituellement proche du radiateur au fond de la salle, Benoît suivait les cours d’un air ostensiblement détaché et provocateur. Parfois, il faisait semblant de dormir, puis de se réveiller quand une remarque lui était faite. D’autres fois au contraire il perturbait le cours en parlant fort avec ses voisins, en éclatant de rire sans raison, en faisant des remarques déplacées sur le physique des filles devant lui. Pour finir, il avait refusé tout net de se placer au premier rang comme le professeur d’anglais le lui avait ordonné, ce qui lui avait valu une première menace d’exclusion. Pourtant les cours venaient juste de commencer, il ne pouvait en aucun cas arguer de l’incompétence des enseignants ou d’une prétendue hostilité à son égard pour justifier sa manière de se comporter.

    Mis au courant de tous ces incidents, Julien l’avait convoqué pour essayer de déterminer ce qui n’allait pas chez ce garçon, et tenter de le remettre sur les rails avant qu’il ne commette une bêtise impardonnable. Généreusement, il lui avait offert une citronnade avant de se hasarder dans une tentative de compréhension, mais cela avait tourné court : Benoît avait décliné l’offre, il préférait paraît-il le malt écossais des vrais hommes aux jus de fruits bons pour les mauviettes... Julien avait bien tenté une autre approche en mettant sur le tapis l’inconséquence d’une telle attitude et les répercussions sur son avenir, mais sans succès, Benoît se refermant alors dans un mutisme obstiné. L’entretien s’était donc arrêté là, et les parents avaient été convoqués pour faire le point sur les mesures à prendre afin d’essayer de tirer de ce mauvais pas leur garçon, par ailleurs visiblement intelligent.

    L’entretien fut extrêmement court. Les parents, manifestement de la haute bourgeoisie, prirent d’emblée la défense de leur fils sans écouter la liste des faits qui lui étaient reprochés. Ils pensaient apparemment que les « petits profs gauchistes de ce collège minable » avaient pour objectif de les attaquer, eux, au travers de leur fils, et que « ça n’allait pas se passer comme ça » car ils avaient « des relations ». Et qu’en tout état de cause, ils allaient retirer au plus vite leur progéniture de ce lieu inadéquat, alors qu’ils avaient espéré bénéficier des bienfaits de la « mixité sociale » qui s’avérait n’être qu’un mythe.

    Julien était très découragé quand il rentra chez lui, au point qu’il se servit un whisky irlandais bien tourbé, et non une citronnade, pour se remonter le moral.

    1er juin 2022


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  • Je suis journaliste à « L’Est Républicain », chargé de la rubrique culturelle. Cela me va bien, j’ai des goûts éclectiques et une bonne culture générale, obtenue grâce à des études prolongées à l’université, d’abord en « Lettres modernes » pendant deux ans, puis en « Cinéma américain » jusqu’en licence. J’ai changé d’option car les cours de lettres me semblaient trop couper les cheveux en quatre alors que le cursus de cinéma incluait des travaux pratiques et des stages sur des films en cours de réalisation.

    Cependant, je vous avoue que, dans le domaine artistique, la peinture n’est pas ma tasse de thé. J’ai souvent arpenté le Louvre, mais plutôt dans la section archéologie que dans la section peinture. Je préfère nettement une bonne photographie à un tableau mal fichu, et j’ai toujours eu beaucoup de mal à comprendre comment des milliardaires pouvaient dépenser des sommes folles pour acquérir des croûtes dignes de peinturlurages d’enfants.

    Aussi ai-je fait la grimace lorsque mon rédacteur en chef m’a fait remarquer que mes articles portaient rarement, pour ne pas dire jamais, sur les événements locaux en matière de peinture, et m’a demandé (en fait enjoint) d’écrire une page complète sur l’exposition Van Gogh qui ouvrait le lendemain à Strasbourg. J’y suis donc allé, mais en traînant les pieds. Qu’allais-je pouvoir bien dire sur Van Gogh, à part reproduire des éléments factuels sur chaque tableau, piochés sur Internet ?

    J’avais pris rendez-vous le surlendemain à seize heures avec l’adjoint au maire chargé de la culture, pour une interview qui me remplirait bien une colonne. Auparavant, il fallait tout de même que j’aille faire un tour à l’exposition, histoire de répertorier les tableaux et de ne pas avoir l’air trop inculte. A 14 heures, j’étais donc dans la salle, déambulant d’un tableau à l’autre et d’un agent de sécurité à l’autre, lisant les notices, écoutant ce qu’on m’en disait dans les oreillettes distribuées à l’entrée. Je prenais aussi des notes, car je suis malgré tout quelqu’un de consciencieux, mais je m’ennuyais copieusement.

    Il me vint alors une idée. Je décidai de choisir un tableau au hasard, de bien le regarder et d’en faire ensuite une description élogieuse prouvant que c’était le meilleur tableau de l’exposition, qu’enfin je le redécouvrais, et que bla bla bla. Pour être sûr que ce serait au hasard, je sortis ma carte d’électeur et je pris le premier chiffre du numéro d’identification, c’était un 8. Je me rendis dans la salle où figurait l’œuvre numéro 8 :

    « Van Gogh 1890, chaumières sur une colline »

    Je fis la grimace. Cela allait être dur…Il y avait du jaune pour les champs de blé, du vert là où se trouvaient ce qui semblait être de l’herbe ou des buissons, du gris pour les toits de chaume sans doute vieux. Juste une tache de bleu sur une façade, tranchant avec le reste. De plus, toutes les maisons étaient dans un creux, on cherchait en vain la colline…Je ne pus m’empêcher de penser que le génial artiste ne s’était pas beaucoup fatigué.

    Mais à l’hôtel ce soir je vais peaufiner un article dithyrambique, vous pourrez le lire demain si toutefois vous achetez mon excellent journal ! Ça commencera par :

    « On n'en finit pas de découvrir le génial Van Gogh ! Chacune de ses toiles est une pure merveille, et... »

    6 avril 2022

     


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  • Décor : la cuisine d'une maison de famille, belle demeure à la campagne.  En fond de décor un buffet vitré ancien, dans lequel on distingue des pots de confiture, une table de cuisine où sont assis Cédric 10 ans et sa sœur Garance 16 ans, un évier, une fenêtre donnant sur le jardin.

     

    Arrive Maurice (70 ans)

    Maurice

    - Alors les enfants, qu'est-ce que vous faites là ? Il fait si beau dehors, vous devriez en profiter !

    Garance

    –  Il est quatre heures, on venait juste pour goûter avant de ressortir, mais on a trouvé un truc bizarre ; tous les pots de confiture sont entamés, du coup on ne sait pas si elles sont encore bonnes...

    Cedric

    – Oui elles sont peut-être moisies, et puis on a vu à l'école que ça fait de la pénicilline les moisissures, alors peut-être que si on en mange on sera guéri avant d'être malade, mais si ça a pas bon goût on va pas en manger mais ya rien d'autre à mettre sur le pain.

    Garance

    - Mais non, tu dis des bêtises, ya pas de moisissures, ça se verrait ça serait gris ou vert, et là ya rien, à part le trou dessus comme si quelqu'un avait mis le doigt ou une cuillère dedans. Papy, t'as une idée ?

    Maurice

    – Noon, j'sais pas... Il sourit, d'un air entendu. Ce serait pas vous par hasard, bande de gourmands ? Vous êtes peut-être curieux au point de vouloir goûter tout de suite les confitures de Mamy, y en a tellement que vous ne pourrez pas toutes les manger.

    Cedric

    –  Mais non papy, si c'était nous, on n'aurait pas peur d'en manger, on saurait qu'elles sont bonnes, puisque c'est nous qu'on aurait fait les trous. Enfin, bonnes, faut voir, parce que le pot melon-citron-tomates, beurk !

    Maurice

    – Cedric, tu t'es trahi !! Ouh le vilain, comment sais-tu que le mélange à Mamy n'est pas bon si tu n'y as pas goûté ! Ça y est, je l'ai le coupable....Mais ne t'en fais pas je ne dirai rien, promis

    Garance (furieuse)

    – Mais c'est même pas vrai ! C'est moi qui ai ouvert le pot ce matin et il était comme ça, avec juste un gros trou au milieu. Et Cedric il était déjà là et il m'a dit qu'il venait juste d'arriver...

    Elle prend le pot pour le montrer. Le pot lui échappe et tombe sur les pieds de Maurice.

    Maurice.

    – Ouille ouille ouille ! Sur mon cor au pied ! Ça fait mal !

    Cédric (se penche pour ramasser le pot)

    – Tu as de la chance Papy, il ne s'est pas ouvert.  (Un silence) Mais c'est quoi ce truc sur ta chaussure ? (Il passe un doigt sur la chaussure) On dirait de la confiture de framboise.

    Maurice

    – Euh...Hum...ça doit être ce matin au petit déjeuner...enfin je sais pas trop...De toute façon, je ne prends que de la framboise, c'est la meilleure. (Il essuie sa chaussure avec son mouchoir)

    Cedric (d'un air moqueur)

    –  Ce matin y avait pas de framboise sur la table. (il claironne) Hi hi hi... Papy y pique aussi dans les pots ! Ouh ouh Papy, toi aussi ! Toi aussi !

    (S'apercevant de ce qu'il vient de dire, Cedric met sa main devant sa bouche)

    Cedric (consterné)

    – Oui, bon, c'est vrai, j'ai voulu goûter toutes les confitures de Mamy. (Pétulant) Mais Papy aussi, il devrait avoir encore plus honte ! T'as pas honte Papy ? Piquer les confitures comme les enfants ! (Riant) Mais t'en fais pas, je dirai rien à Mamy moi non plus...

    (Réfléchissant soudain)

    Mais quand j'y pense, quand j'ai ouvert les pots, il y en avait qui étaient déjà entamés. Et pas que la framboise...

    Maurice et Cédric se tournent tous deux vers Garance, l'air accusateur

    Maurice

    – Dis donc, Garance, tu n'aurais pas, toi aussi voulu goûter en douce les confitures de Mamy ? Ben ça alors, nous faisons un beau trio de gourmands cachottiers, ça doit être génétique...Alors, peut-être bien qu'on va le dire à Mamy, ça va lui faire plaisir, tiens !

    Garance

    – Oui, j'avoue ! Mais je n'ai plus honte, maintenant que tout le monde a fait pareil ! Et avant d'aller rigoler avec Mamy, moi je me prendrais bien un petit goûter, j'ai faim ! On pourrait même faire une étude comparative de ses confitures ? D'accord ?

    Les deux autres acquiescent vigoureusement. Maurice sort une demi-douzaine de pots du buffet, pendant que Garance coupe du pain et que Cédric sort le beurre du frigo. Tous trois s'attablent et on n'entend plus que le bruit des mâchoires et des grognements de satisfaction.

    23 mars 2022

     


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  • Jeanne sortit à cinq heures de la bibliothèque municipale où elle assurait bénévolement une permanence sporadique tout au long de l'année, en soutien aux deux employées qui ne suffisaient pas à la tâche. C'était l'été, il faisait bon, elle eut envie pour une fois de traîner un peu avant de rentrer chez elle. Elle marchait lentement, profitant de la brise imperceptible qui l'accompagnait et des senteurs chaudes émanant des buissons de lauriers roses bordant le trottoir. Cédant à une impulsion, elle alla s'installer à la terrasse du « Bar des amis » où elle commanda un diabolo menthe bien frais. Ce n'était pas dans ses habitudes, normalement elle rentrait directement chez elle où l'attendaient les corvées normales de la bonne mère de famille qu'elle assumait volontiers depuis des années, mais qui étaient parfois pesantes.

    Le siège du bar était confortable. Alanguie, elle ferma les yeux, ouverte à toutes les sensations procurées par cette belle journée, se demandant à qui elle allait en parler ce soir, quand son mari, exténué par une longue journée de travail serait couché et que ses fils, deux beaux adolescents de 16 et 18 ans se seraient retirés dans leur chambre pour bavarder interminablement avec leurs nombreux amis de Facebook. Pour sa part, elle préférait écrire avec un stylo à plume, une antiquité datant de son année de terminale, qu'elle conservait et entretenait avec beaucoup de soin. C'était un cadeau de son père pour sa réussite au bac, elle n'avait pas eu le cœur de lui dire que c'était démodé, mais elle s'y était attachée au point de s'en servir chaque jour, préférant l'élégance de l'écriture cursive et la personnalisation accrue que cela conférait aux textes qu'elle écrivait.

    Sa pensée errait, de ci, de là. De temps en temps, elle entrouvrait ses paupières, et captait des scènes de la vie autour d'elle : tous ces gens qui passaient, elle se demandait fugitivement qui ils étaient, où ils allaient ; cette femme accoudée à la fenêtre du bâtiment d'en face ; cet homme à l’air inquiet, le dos appuyé à un arbre à côté de son vélo, attendant on ne savait qui ; cet adolescent pas loin d’elle sur la terrasse, qui lui jetait parfois un coup d’œil furtif...Ce dernier lui rappela sa rencontre avec Mathieu son mari, une vingtaine d'années auparavant. Il l'avait draguée dans une brasserie, alors qu'elle prenait un café en révisant ses cours de littérature anglaise. Elle s'était laissée séduire, et pourtant ils n'avaient rien en commun, lui était apprenti plombier, exubérant, souriant, d'esprit pratique, et elle plutôt intellectuelle, férue de romans du 19e siècle, réservée et rêveuse. Depuis ce jour, ils vivaient heureux ensemble, se complétant mutuellement.

    Elle avait vaguement eu envie d'enseigner l'anglais, mais l'arrivée coup sur coup de ses deux enfants avait différé ce projet, elle se contentait depuis des années de travaux de traduction épisodiques venant compléter le salaire de son mari. Malgré ce bonheur uniforme, elle s'était sentie assez vite en manque de discussions, d'échanges sur des livres, des films, des idées, et même d'opinions politiques. Elle avait tenté d'écrire des histoires, avec son stylo à plume, qu'elle avait montrées à Mathieu. Celui-ci, lisant très peu, s'était contenté de dire que tout ça ne servait à rien, et que de toute façon son écriture était illisible. Elle lui en avait voulu, et à partir de ce moment elle cacha ses écrits, n'osant même pas les montrer à ses amies.

    Et puis, un jour, dans le « Nouvel Observateur » auquel elle était abonnée, elle tomba sur une petite annonce : « Vous avez envie d'écrire, vous aimez écrire, vous aimez échanger idées et confidences, mais personne autour de vous avec qui le faire. L'Amicale des Epistoliers est là pour vous aider. Ecrire au journal au numéro 657, qui transmettra ». Jeanne n'hésita pas longtemps, elle écrivit au journal et reçut la semaine suivante une lettre lui expliquant la manière de faire, et une brochure contenant une cinquantaine d'annonces dans lesquelles chaque personne, munie d'un pseudonyme de son choix, décrivait brièvement ses attentes, ses goûts, ses envies en une dizaine de lignes, ainsi que le profil général du correspondant souhaité. Elle en sélectionna trois, et transmit également son annonce personnelle qui parut dans la brochure du mois suivant. Elle choisit « Pervenche » comme pseudonyme, parce qu'elle aimait cette fleur et le bleu de sa couleur.

    La première lettre qu'elle écrivit fut à l'attention de « Malicieuse », une femme qu'elle supposait jeune en raison du contenu de son annonce, qui semblait avoir des goûts voisins des siens, et qui s'exprimait dans un français parfait. Elle passa deux jours à polir ses phrases, ne sachant par où commencer, ni quoi dire qui soit un vrai descriptif de sa personnalité sans en dire trop ni trop peu pour un premier contact.

    Par contre, le retour sur sa propre annonce fut faramineux, elle reçut 31 réponses ! Il était hors de question de répondre à toutes, cela aurait été aussi inutile que chronophage. Après avoir réfléchi à la conduite à tenir, elle classa la correspondance reçue en plusieurs paquets. Le premier, de loin le plus nombreux, était constitué de lettres d'hommes de tout âge, qui proposaient d'emblée soit un rendez-vous préalable, soit une relation sérieuse de longue durée, soit carrément une relation purement sexuelle. Même si certaines lettres étaient touchantes, elle décida de ne pas y répondre : elle voulait écrire, pas rencontrer des gens, même si c'était en tout bien tout honneur, et surtout pas en cachette de son mari. De la dizaine de missives qui restait, elle élimina aussi celles qui étaient d'une banalité affligeante et celles qui comportaient trop de fautes d'orthographe ou de grammaire, elle n'aurait pas supporté...

    Finalement, elle entama une correspondance suivie avec quatre personnes, une femme et trois hommes, chacun ayant des centres d'intérêt très différents. Cela durait maintenant de manière régulière depuis deux ans.

    Malicieuse était en effet une jeune femme, enseignante en lettres, sensible et spirituelle, qui finit par avouer avec précaution, au bout de quelques échanges, qu'elle sortait d'une liaison avec une autre femme. Elle était seule et malheureuse, quelque peu dépressive, mais essayait avec une grande délicatesse de ne pas encombrer ses lettres de jérémiades sur ce seul sujet. Elles échangeaient néanmoins beaucoup sur Albertine Sarrazin et Violette Leduc, auteurs phares de la littérature lesbienne.

    Fabien était secret. Jamais il n'avait dit ce qu'il faisait dans la vie, et peu de choses sur lui. Par contre, il semblait emballé par les lettres de Jeanne, et chacune des siennes comportait un poème qui lui était dédié, toujours très bien tourné. Jeanne appréciait cette attention, mais était un peu gênée d'être visiblement l'objet sublimé de l'amour qui était toujours le thème de ses vers.

    Marc-Aurèle était le plus intellectuel du lot. C'était un homme d'âge mûr, jeune retraité du CNRS, et ses lettres étaient souvent de longues digressions sur l'intelligence artificielle, la conquête spatiale, la révolution numérique, et bien d'autres sujets qui, sous sa plume nerveuse, et bien que Jeanne ne soit pas une scientifique, devenaient passionnants.

    Enfin, Diesel parlait de tout et de rien, mais avec beaucoup de talent. Pour Jeanne, il était insaisissable, et c'est ce qui l'avait attirée. Mais au fil de ses lettres, elle s'était mise à le soupçonner de cacher son jeu, sa véritable intention lui semblant être de parvenir insidieusement à obtenir un rendez-vous avec elle. Par chance, il avait brusquement cessé de lui écrire au bout de six mois, sans explication, ce qui l'avait intriguée, mais surtout soulagée.

    Elle recevait de chacun d'eux environ deux lettres par mois, et s'efforçait d'y répondre au plus tôt. Elle y passait désormais une bonne partie de ses soirées, écrivant sur le petit secrétaire de la chambre d'amis après que Mathieu se soit écroulé dès 21 heures et que ses enfants se soient retirés après un moment passé devant la télévision. Aucun d'eux n'était au courant ; pour eux Jeanne était surtout et d'abord la femme et la mère au foyer, et cela leur suffisait. Pour Jeanne, ce relatif désintérêt de la part de sa famille, après qu'elle en ait souffert, l'arrangeait plutôt maintenant. Elle avait sa vie secrète, bien à elle, sans que cela nuise à quiconque, et c'était bien ainsi.

    Poussant un soupir, Jeanne revint au présent, régla sa consommation et quitta le bar. Il était 17h30, chez elle personne n’était encore rentré. Elle se mit à préparer le repas du soir, pensant à la prochaine lettre de Fabien qui pour une fois tardait à arriver ; elle était impatiente de lire sa dernière invention poétique, désirée maintenant comme une sorte de drogue nécessaire dont la posologie devait être augmentée. Pourtant, la partie rationnelle de son esprit savait qu’il lui fallait rester attentive à ne pas mélanger rêve et réalité, et ne pas transformer cette dernière en fantasme destructeur : elle avait besoin de rêver, à condition que le rêve reste un rêve et ne vienne pas troubler le bonheur tranquille qui était le sien.

    Un coup de sonnette la tira de ses pensées. Elle jeta un coup d’œil par la fenêtre de la cuisine pour voir qui c’était, et eut la surprise de reconnaître à la porte du jardin le cycliste qu’elle avait aperçu devant le bar. Elle trouva cela curieux, aussi, plutôt que déverrouiller la porte, ouvrit-elle la croisée pour interpeller l’individu. C’était un homme en short et tee-shirt, la trentaine, brun, grand et maigre, le visage très pâle, l’air mal à l’aise.

    - Oui ? dit-elle d’un ton interrogatif.

     Le jeune homme avala sa salive, avant de balbutier :

    - Euh…Voilà, je viens de faire 120 km en vélo…Juste pour vous voir…Jeanne…

    Très étonnée, Jeanne l’interrompit.

    - Pour me voir ? Mais je ne vous connais pas, je m’en souviendrais tout de même ! Vous êtes qui ? Qu’est-ce que vous voulez ? Comment connaissez-vous mon nom ?

    Fébrile, le cycliste hésita, puis finit par dire d’une voix tremblante :

    - Si, si, on se connaît bien... Je vous écris souvent…Mais il fallait que je vous voie…Je n’en pouvais plus ! C’est moi… Fabien…

    Jeanne tombait des nues, le souffle coupé, muette de stupéfaction. Ce correspondant auquel elle pensait justement il y a à peine quelques secondes, avec une certaine tendresse et beaucoup d'attente, ne voilà-t-il pas qu'il débarquait chez elle sans crier gare ! Cela lui remettait très abruptement les pieds sur terre.

    Après la surprise vint la peur, puis une brutale vague de colère qu'elle ne put réprimer. Elle se mit à crier :

    - Mais ça ne va pas ! Venir chez moi comme ça, sans prévenir ! C'est une intrusion dans ma vie privée ! C’est intolérable ! C'était pourtant clair : pas de rencontre, du tout, jamais ! Et en plus sonner chez moi, au risque de tomber sur quelqu'un de ma famille ! Vous êtes complètement inconscient. Je ne veux pas vous voir !! Déguerpissez tout de suite !! Fichez-moi le camp !

    Elle continua ainsi quelques instants, submergée par l’animosité issue de l’affolement qu’elle éprouvait. L'air penaud, Fabien essayait de l'interrompre pour se justifier. Il ne put sortir que des phrases maladroites qu'elle n'entendit même pas, où il était question d'idéal féminin, d'inspiration poétique, de long trajet à vélo, de gîte loué à proximité, du besoin de parler avec elle, tout cela se mélangeant dans le désordre de ses mots et le bruit de la colère de Jeanne.

    Cette scène se termina par un dernier « Fichez le camp tout de suite !» suivi par le bruit de la fenêtre refermée violemment. Jeanne, le cœur battant, la tête basse, s'appuya sur le rebord de l'évier, le temps de reprendre ses esprits. Quand elle leva les yeux, Fabien était toujours là, son vélo à la main, l'air désemparé, ne sachant visiblement que faire. En elle-même, elle bouillait toujours, trépignant mentalement pour qu'il s'en aille le plus vite possible, avant que ses enfants ne rentrent du lycée. Elle le vit enfin jeter un dernier coup d'œil dans sa direction, soupirer à fendre l'âme et partir lentement en poussant son vélo. Il croisa au bout de quelques mètres la camionnette de Mathieu qui, pour une fois, rentrait en avance de sa journée de travail...

    Jeanne n'écrivit plus jamais à Fabien. Celui-ci lui envoya encore une lettre qu'elle n'ouvrit pas et réexpédia. Enfin consciente du trouble que cette correspondance pouvait faire naître dans son entourage, elle cessa aussi progressivement de correspondre avec Malicieuse et Marc-Aurèle.

    Ecrire à des inconnus, ce n'est pas anodin, se disait Jeanne quelques jours après cette incroyable rencontre.

    16 mars 2022

     


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  • La semaine dernière, j'ai cru voir un fantôme. Il faut que je vous raconte ce qui s'est passé, tellement l'intervention du hasard dans ma vie est contraire à mon esprit rationnel.

    Il était 23 heures, je sortais du restaurant où je venais de dîner après avoir terminé ma tournée de distribution de tracts dans les boîtes aux lettres de la banlieue d'Ajaccio, en vue des prochaines élections municipales. Oui, il faut que je vous dise, je milite pour « Corsica prima ! »[1], un mouvement indépendantiste peu connu, dont je suis le principal acteur. Au volant de mon 4 x 4, je rentrais chez moi par un raccourci caillouteux que je n'avais encore jamais pris, lorsque je passai devant une grande maison située un peu en retrait derrière un modeste jardin longeant la route. J'avançais à une allure réduite en raison des ornières, et je pus voir ainsi une silhouette faiblement éclairée, d'apparence féminine, se profiler à une fenêtre du premier étage. Elle s'agitait en tous sens, comme secouée par une présence invisible. Je m'arrêtai, me demandant si je devais faire quelque chose ou passer mon chemin. Mon intuition, dopée par mon Ajna chakra (je crois un peu à ces choses là, mais pas trop quand même), me disait de ne pas m'en mêler, alors que mon Hara chakra me travaillait aux reins pour me pousser à aller voir de plus près à quoi ressemblait cette femme mystérieuse aux formes suggestives.

    Je descendis de la voiture, laissant les phares allumés, et j'ouvris le portillon du jardin. À ce moment, une forme allongée traversa rapidement le faisceau lumineux, émettant un cri déchirant de chat en rut qui me fit sursauter. Je crus reconnaître un chat-renard, car nous en avions parlé la veille avec mon ami Desideru, garde de l'ONF d'Ajaccio et accessoirement membre de « Corsica prima ! ». Il m'avait montré des photos et une vieille carte postale oblitérée de ce gros chat à la queue touffue de renard qu'on ne trouvait que dans la région. Cette apparition inattendue avait fait battre la chamade à mon cœur, et j'hésitais à entrer dans le jardin ; bien sûr je n'avais pas peur, mais qu'allais-je donc faire dans cette galère ? La femme à la fenêtre avait disparu, il restait juste une lueur blafarde à l'intérieur de la pièce. Je m'apprêtais à faire demi-tour, lorsqu'un sanglot plaintif, une sorte lamentation triste se fit entendre, et je vis la porte d'entrée s'ouvrir en grinçant.

    Une forme indistincte à peine visible en sortit lentement. Tout compte fait, malgré mes airs de matamore, je n'en menais pas large, et je fis demi-tour pour m'enfuir. Dans ma précipitation, je ne trouvai pas la poignée de la portière, et j'étais en train de tâtonner quand une main légère mais glaciale se posa sur ma nuque. Pris de panique, je me dégageai brutalement en haletant et je saisis ce qui me touchait. C'était la main d'une jeune femme en pyjama qui poussa un cri tout en reculant, les yeux pleins de terreur, la paume sur la bouche.

    Devant cette vision, ma peur s'évanouit : ce que j'avais pris, contre toute rationalité, pour un fantôme, se révélait être une apparition adorable, et je me transformai instantanément en sauveur d'une Belle au Bois Dormant en détresse. Car elle était somnambule et faisait des rêves épouvantables, ce qu'elle me confia ensuite dans la bibliothèque, lorsque, après l'avoir rassurée, je l'eus reconduite à l'intérieur de la maison où elle ouvrit une bouteille de cognac hors d'âge pour nous remettre de nos émotions.

    Je rentrai très tard chez moi cette nuit là, et depuis je ne manque pas de faire un détour par cette route défoncée après la distribution de mes tracts, pour tenter de la convaincre d'adhérer à « Corsica prima ! ». Je ne cherche pas à être très persuasif, ce qui me permet de revenir souvent...

     

    [1]« La Corse d'abord ! »

    2 mars 2022

     


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