• Confidences entre voisins

    De mon bureau j’entends le vrombissement de la tondeuse de François, mon voisin, si proche que j’en déduis qu’il doit être en train de ratiboiser ma pelouse et non la sienne. Je descends pour lui parler, cela fait longtemps que je ne l’ai pas vu. Il a un casque anti-bruit sur ses oreilles, je lui fais signe d’arrêter son engin.

    -- Salut François ! Je vois que tu prolonges ton boulot pour les amis ! C’est vraiment sympa de tondre mon gazon juste parce que je t’ai dit un jour que ce genre de travail me sortait par les yeux !

    -- Bah, ce n’est rien, les terrains ne sont pas très grands et il n’y a pas de barrière entre nos jardins. C’est un travail dont j’ai l’habitude, tu le sais bien, ça va aller vite.

    -- Oui, c’est vrai, mais si je t’avais demandé un devis par la voie normale ou par le CESU, cela m’aurait coûté cher ! Qu’est-ce que je peux faire en échange ?

    Il reste silencieux, il n’a pas relancé sa machine. Cela me semble bizarre, car en temps ordinaire ce grand gaillard blond et musclé est plutôt bavard, me parle de tout et de rien, ça dure des plombes. Je reprends la parole, car je suis un peu gêné.

    -- Tu ne veux pas que je te paie quelque chose au black, ou pour les enfants ? Même si c’est symbolique ? Ou alors tu pourrais aussi tailler ma haie et les arbustes, ils en ont besoin et on se met d’accord sur un prix d’amis ?

    -- Ne te casse pas la tête, je m’occuperai de ton jardin, je fais ça tous les jours puisque c’est mon métier, mais ici pas de productivité à respecter ni de client à satisfaire. Et ça m’aère l’esprit, j’en ai vraiment besoin en ce moment.

    Ma curiosité est éveillée, mais par décence je n'ose pas lui demander de but en blanc ce qui ne va pas, bien qu'on se connaisse depuis des années. Je biaise néanmoins pour en savoir plus, l'air de rien:

    -- Bon, je n’insiste pas, mais on pourra se faire un barbecue samedi prochain, tu viendras avec Amélie et les enfants. Pour le coup tu boiras tranquillement ton apéro pendant que je ferai griller les saucisses et ton esprit pourra vraiment s’aérer !

    Sur ce trait d’esprit, enfin ce que je crois en être un, je commence à m’éloigner car je pense qu’il va redémarrer sa tondeuse et reprendre le travail commencé. Mais il m’arrête en posant son bras sur le mien.

    -- Il faut que je te dise, car tu l’apprendras de toute façon, ça ne va plus du tout entre Amélie et moi. On va se quitter.

    J’en reste pantois, la bouche ouverte comme un gobie. Après quelques instants de surprise totale, je fais celui qui n’a pas compris et je hasarde :

    -- Tu veux dire que vous allez déménager ? Quitter le village et changer de cadre pour être mieux ensemble ailleurs ? Qu’est-ce qui se passe ?

    -- Ce n’est pas ça. Elle souhaite divorcer, pas moi, mais elle ne veut rien entendre.

    -- Mais pourquoi ? Je ne comprends pas… Depuis vingt ans qu’on se connaît, j’ai toujours vu un couple qui s’entendait bien, sympa avec tout le monde, un modèle de famille unie, avec Béa et Fabien, un vrai bonheur tes enfants !

    -- Oui, mais tu ne vis pas notre quotidien. Cela fait des mois que cela ne va plus, tous les jours on se dispute, pour des bêtises, des futilités, on ne parle plus des choses importantes, on n’ouvre plus la bouche que pour crier et se faire des reproches. Et personne ne veut céder. C’est devenu irrespirable, c’est vrai. Quand elle m’a dit il y a quelque temps qu’elle en avait assez et qu’elle voulait me quitter, j’ai proposé qu’on essaie de se retrouver. Elle a accepté et on est allés une semaine à Venise, mais ça n’a rien changé, au contraire elle s’est mise à parler de divorce et non de séparation. Je ne sais plus quoi faire.

    -- Tout de même, on ne se quitte pas comme ça du jour au lendemain pour des engueulades domestiques après presque trente ans de vie commune ! Si je peux me permettre, vous devriez aller voir un conseiller conjugal, très souvent il met le doigt sur ce qui coince réellement.

    -- On l’a déjà fait. Pendant un moment la tension est retombée, mais ça n’a pas duré. En fait, tout va de travers depuis qu’elle a changé de travail il y a deux ans. Elle était représentante en jouets, elle en a eu assez et s’est mise à son compte pour offrir aux gens mal dans leur peau une aide à base de méditation et d’hypnose. Je n’y croyais pas, mais ça a marché tout de suite et elle s’est pris la grosse tête, elle est très contente d’elle et sans doute ne suis-je pas assez admiratif de sa réussite.

    -- Et tes enfants, comment réagissent-ils ?

    -- Tu avais raison tout à l’heure, ils sont vraiment super. Ils essaient de ne pas prendre parti, ils nous ont dit que si on ne pouvait plus vivre ensemble en bonne harmonie, il était certainement préférable de se séparer tout en restant en bons termes. De ce côté-là je suis rassuré, ils ont vingt et vingt-deux ans, ils ont fini leurs études et ne vivent plus à la maison, notre divorce ne les impactera pas trop fortement.

    -- Vous ne pouvez pas tenter quelque chose d’intermédiaire, une séparation provisoire, « pour voir » et n’envisager le divorce qu’après ?

    -- Non, Amélie ne veut pas. Pour elle notre union est terminée, c’est définitif. Tu sais comme elle est entière. Elle m’a dit qu’elle ne m’aimait plus. Elle aurait loué un petit appartement pas très loin, mais je suis sûr qu'en fait elle  a trouvé quelqu'un d'autre, et dans la semaine elle va déménager ses affaires. Comme c’est une belle femme, elle pense qu’en tout début de la cinquantaine elle a encore de belles années à vivre, autrement. Moi je vais rester dans la maison, mais ça va être difficile de la conserver quand on fera le partage des biens.

    -- Et toi, comment vas-tu ? Je n’ai rien deviné quand je t’ai parlé tout à l’heure de mes haies et de mon gazon, mais je devine que cela ne doit pas être simple.

    -- Non, c’est dur, très dur. J’essaie de paraître comme d'habitude, surtout avec elle, afin qu’on puisse continuer à communiquer normalement. Tu es le premier à qui je parle de ça, jusqu’à présent cela ne voulait pas sortir. (il se tait quelques instants). Bon. Je vais me remettre à ta pelouse.

    -- Si tu en as envie, passe à la maison ce soir, on boira une bière et on discutera.

    François n’a pas répondu et le vacarme de la tondeuse a repris.Le soir, il n'est pas venu.


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