• La vraie mort de Socrate

    Socrate, figure majeure de la philosophie grecque au Vème siècle avant JC, était renommé pour les leçons qu'il donnait à de nombreux citoyens éminents d'Athènes. Toutefois, cela ne plaisait pas à tout le monde, d'autant que, fort de sa célébrité, il ne ménageait personne. Il fut ainsi accusé d'impiété et de détournement de la jeunesse par des concurrents jaloux, ce qui lui valut un procès au cours duquel il fit preuve d'arrogance, estimant à tort que personne n'oserait le condamner. Ce en quoi il se trompait : il fut condamné à mort.

    Il décida alors de transformer à sa façon cette défaite en victoire, quoi qu'il pût lui en coûter.

    – Je vais avoir 70 ans, et les juges viennent de me condamner. Je n'ai rien fait pour les en dissuader, au contraire, je les ai bravés en leur demandant de m'inviter à un banquet au Prytanée, comme les héros vainqueurs devant l'ennemi...Cette condamnation leur montrera bientôt leur insignifiance : ils ont le pouvoir de me détruire, mais ce pouvoir ne peut se mesurer à ma volonté. Je mourrai grandi par cette sentence, ils se sentiront bientôt coupables de me l'avoir infligée. Ma mort sera leur honte, elle parachèvera ma gloire, ils ne pourront rien y changer, puisque je ne serai plus.

    Ainsi parlait Socrate au lendemain de son procès, devant ses disciples et amis venus le réconforter dans sa prison, et spécialement Criton, son ami d'enfance et Ménexène, le plus jeune et le plus récent éphèbe qu'il avait personnellement formé. Ceux-ci le pressaient de s'enfuir, ce qu'il aurait pu faire facilement, aidé par les quelques membres de l'Aréopage qui avaient voté sa libération, scandalisés qu'on ait pu ainsi traiter le plus grand sage d'Athènes.

    Trois semaines passèrent ainsi dans la prison des Onze où il était enchaîné. Chaque jour ses amis venaient lui rendre visite, essayant de le convaincre, mais il ne voulait rien entendre et le temps passait en dialogues philosophiques sur la mort, la conduite à tenir devant celle-ci, la possibilité de la survie de l'âme dans l'au-delà, presque comme si de rien n'était. Tout le monde l'admirait pour son calme devant sa mort prochaine, il n'en était que plus écouté. Pourtant, au fur et à mesure que les heures s'égrenaient, les plus attentifs percevaient parfois, le temps d'un soupir, une ombre passer sur son visage, un regard qui brièvement se fixait, une phrase qui laissait soudain une demi seconde de silence entre deux mots. « Il doit penser au supplice qui approche », pensaient-ils, angoissés. Ils n'avaient pas tort, car, malgré sa sagesse et la maîtrise de ses émotions, un frisson courait parfois le long de son épine dorsale, qu'il combattait sans tarder, refusant de montrer à son entourage qu'il n'était après tout qu'un homme comme les autres, sage peut-être, fier aussi mais sensible avant tout.

    Criton et Ménexène insistaient pourtant, faisant valoir que ce n'était que justice de libérer un innocent. Socrate résistait ; fuir aurait été la négation de toute sa pensée sur l'obéissance des citoyens aux lois de la cité, fussent-elles iniques, philosophie qu'il enseignait depuis des années à ceux qui voulaient bien l'écouter. Il n'aurait pas supporté de déchoir dans l'image que les gens gardaient de lui, donnant ainsi raison à ses accusateurs.

    Aussi, ses deux amis les plus proches se concertèrent un soir, peu de temps avant la date prévue pour son exécution, et décidèrent de le sauver contre son gré, dans le plus grand secret.

    ***

    Dans le « Phédon », Platon décrit comment le supplice s'est déroulé. Les athéniens étant des gens civilisés, toutes les mises à mort se faisaient par absorption d'une décoction de ciguë, breuvage d'apparence laiteuse confectionné à partir de cette plante. L'ingestion d'une coupe de ciguë se traduisait par une paralysie progressive du corps qui se terminait sans douleur par un arrêt respiratoire et cardiaque.

    Le vingtième jour, l'exécuteur entra dans la geôle de Socrate, portant la coupe fatale. La pièce était emplie de ses amis, beaucoup pleuraient, Socrate les morigénait. Il se leva, prit la coupe, la but jusqu'à la dernière goutte, puis s'allongea sur sa couche, rappelant à Criton qu'il ne fallait pas oublier d'offrir un coq en offrande à Asclépios[1]. Ce  furent là ses dernières paroles. L'exécuteur vérifia que Socrate avait cessé de vivre, le détacha, et s'en fut. Les funérailles eurent lieu le surlendemain, dans un caveau situé non loin de l'Acropole.

    Mais la vraie histoire n'est pas celle-ci. La vérité, je vais vous la conter.

    Criton et Ménexène faisaient partie des citoyens les plus riches d'Athènes. Ils possédaient notamment plusieurs navires faisant un commerce régulier avec les cités grecques de Sicile et des îles d'Ionie. Ils demandèrent au capitaine de l'un d'eux de préparer sa felouque pour un départ le soir de l'exécution, gardant secrète sa destination. En fait, ils avaient prévu de se rendre à Lesbos où Criton possédait une propriété un peu à l'écart, qui serait parfaite pour que Socrate y réside en toute discrétion.

    Le plus difficile était cependant de faire croire à la mort de Socrate, celle-ci devant se produire en présence d'une foule d'amis et surtout du bourreau. Il était hors de question d'enlever Socrate, qui ne voulait pas fuir, il fallait qu'il soit endormi ou inconscient. Criton alla voir Créon son médecin, excellent connaisseur des plantes, des substances toxiques et de leurs effets. Il avait vaguement entendu parler d'un poisson qui donnait à celui qui l'ingérait l'apparence de la mort tout en le gardant à la limite de la vie. Créon le lui confirma : il s'agissait du fugu, ou poisson ballon, assez courant en mer Egée. Tous deux allèrent donc chaque jour sur les quais du Pirée interroger les pêcheurs, jusqu'à ce que l'un d'eux finisse par en trouver un et le leur vendre. Créon le questionna sur l'usage qu'il voulait en faire, mais Criton ne voulut rien lui dire, l'assurant simplement que ce n'était pas pour nuire à quelqu'un. Il lui prépara donc une fiole d'extrait de la peau et du foie du fugu, en précisant les doses à utiliser.

    Le jour du supplice arriva, ce fut à la fin de l'après-midi d'un jour maussade de printemps. Le bourreau s'arrêta sur le seuil, impressionné par la foule des amis de Socrate qui se pressaient autour de lui, dans l'exiguïté de la cellule. Criton le précéda vers la couche du philosophe, et lui demanda de poser la coupe sur le petit meuble au pied du lit, pour ne pas la renverser, pendant qu'il ferait un bref discours d'adieu à Socrate. Il accepta, et les disciples s'approchèrent pour entourer Socrate. Tous les regards étaient tournés vers Criton, qui commença sa péroraison. Personne ne faisait attention à Ménexène, qui profita de la cohue pour subtiliser la coupe de ciguë et la remplacer par une autre où l'extrait de fugu mélangé à du lait de chèvre imitait à la perfection le poison mortel. Lorsque Criton termina son éloge, le bourreau saisit la coupe et la présenta à Socrate qui la but d'un trait, sans montrer la moindre hésitation. Il ne répondit pas aux quelques mots de Criton, s'allongea et, comme cela a été rapporté, se borna à parler du fameux coq d'Asclépios, avant d'être pris de convulsions et de perdre connaissance. Quand il ne bougea plus, le bourreau s'approcha, vérifia rapidement les yeux, le pouls et la respiration de Socrate, détacha la chaîne, s'inclina puis sortit.

    L'effet anesthésiant du fugu ne devant persister que quelques heures, Criton et Ménexène prirent en mains la situation. En tant qu'amis privilégiés du défunt, statut que personne ne leur contestait, ils couvrirent d'un linceul le corps de Socrate, puis demandèrent à tous de rentrer chez eux pendant qu'ils procéderaient à la préparation du corps avec la famille ; ils pourraient revenir dès l'après-midi du lendemain pour un dernier hommage avant les funérailles.

    Lorsque le dernier disciple quitta la geôle, la nuit tombait. Les deux amis s'activèrent alors promptement. C'était l'heure du repas, peu de gens circulaient dans les rues, surtout dans le quartier éloigné où se situait la prison. Criton courut chez lui où il disposait d'un chariot couvert. Il y attela deux ânes et sortit aussi discrètement que possible. Pendant ce temps, Ménexène prenait soin de Socrate selon les recommandations de Créon, lui humectant le visage et lui massant la poitrine pour aider une respiration à peine décelable.

    Lorsque le chariot s'arrêta devant la porte, Criton sauta à terre et tous deux transportèrent Socrate enveloppé dans une couverture sous la bâche du véhicule. Ménexène s'étendit contre Socrate, continuant à le masser, pendant que Criton, dissimulé sous une houppelande, saisissait les rênes et prenait la direction du Pirée. Le voyage fut interminable. Les ânes renâclaient pour avancer plus vite, quelques passants les regardaient curieusement, mais heureusement personne ne leur adressa la parole. De plus, Socrate, sous la bâche, commençait à remuer sans toutefois reprendre conscience.

    Le bateau de Criton était amarré un peu à l'écart. Les marins étaient chez eux et avaient pour consigne de rallier le quai à minuit. Le chariot s'arrêta. Ménexène en sortit. Personne aux alentours. Criton lança une planche entre le quai et le plat-bord afin de pouvoir embarquer plus facilement. Ils saisirent Socrate, montèrent à bord et le déposèrent dans la cabine exiguë située à la poupe. Dans leur précipitation, la tête du philosophe heurta violemment le plancher, ce qui eut pour effet de le réveiller plus tôt que prévu. Ses deux amis s'empressèrent alors auprès de lui, lui prodiguant soins et conseils jusqu'à ce que la lucidité du sage lui soit revenue. Il questionna alors, d'une voix faible :

    Qu'est-ce que je fais ici ? Suis-je au royaume des dieux, et m'y avez-vous suivi ?

    Criton, très fier, lui répondit en souriant :

    Non Socrate. Tu es bien sur Terre, ton heure n'est pas encore venue. Grâce à nous tu pourras encore enseigner de longues années à Lesbos pour le bien de tous ceux qui aspirent à te suivre sur le chemin de la sagesse.

    Entendant ces paroles, et malgré sa faiblesse, Socrate se releva sur un coude, agrippa Criton par le bras et lui infligea d'un ton haché et coléreux les paroles suivantes :

    Criton, et toi aussi Ménexène, je vois que vous n'avez pas compris l'enseignement que je vous ai prodigué. Vous croyez m'avoir sauvé de la mort, mais il ne s'agit que de celle du corps, alors que tout ce qui compte dans la vie d'un honnête homme, c'est sa sagesse, son courage et sa gloire, sa réputation, ce qu'il pense et qui est juste. A côté de cela la mort n'est rien. Comment avez-vous pu penser un seul instant que je pourrais vivre en exil, discourant tranquillement après avoir fui lâchement et trahi la Cité ?

    Il continua ainsi un moment, reprenant peu à peu quelques forces. Figés, les deux amis se rendaient compte peu à peu de leur erreur et ne savaient que faire. Socrate leur dit alors :

    La nuit n'est pas finie, et vous allez payer chèrement cette faute avant que l'aube ne pointe. Voilà ce que je vous ordonne de faire. Vous allez me ramener dans ma prison et là... Il hésita un instant. Vous préparerez une nouvelle coupe de ciguë et c'est vous qui me la présenterez. Je mourrai sous vos yeux, seuls témoins de ma vraie mort et vous ne le direz à personne.

    Les deux amis se récrièrent : jamais ils ne pourraient faire une chose pareille, c'était impossible. Socrate se leva alors et menaça de repartir à pied en criant la vérité, tout le monde saurait ce qu'ils avaient osé faire, et ils en paieraient le prix. Il se leva et s'approcha en titubant de la passerelle improvisée. Ménexène tenta de le retenir, mais dans l'état de faiblesse où se trouvait Socrate, son geste fut trop fort, le philosophe trébucha, son pied rata la planche, il bascula par-dessus bord et tomba dans l'eau noire du port, dans l'espace restreint entre le quai et la coque. Comme il ne savait pas nager et ses deux disciples non plus, il se noya en quelques secondes.

     

    Personne n'en sut jamais rien, car après un long moment de sidération, ils repêchèrent le corps de Socrate à l'aide d'une gaffe, l'emballèrent à nouveau, firent le trajet de retour aussi vite que possible, et après une brève toilette replacèrent le corps de leur mentor sur son lit de prisonnier qu'il n'aurait jamais dû quitter.

    Le lendemain, avec la famille, ils participèrent à la préparation des funérailles, comme si de rien n'était. Ils pleurèrent beaucoup, et firent entre eux le serment de ne jamais rien révéler des événements extraordinaires de cette nuit particulière.

    C'est ainsi que se termina peu glorieusement la vie de Socrate, philosophe athénien dont la pensée inspira Platon et influença la civilisation occidentale pendant des siècles.

     

    [1]Asclépios est le dieu de la médecine. En acceptant de mourir, Socrate offense en quelque sorte Asclépios.

    23 février 2022


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