• Slawek est polonais, il a 45 ans. Il y a 20 ans, il a quitté sa famille avec laquelle il ne s'entendait pas, chassé par son père qui, entre deux bouteilles de vodka, vociférait en permanence, lui répétant en bredouillant que c'était un fainéant, un moins que rien, qui coûtait plus qu'il ne rapportait. Un jour, il en a eu assez, il s'est engagé dans l'armée polonaise sans prévenir quiconque. Il y a acquis un goût immodéré pour les armes à feu, devenant expert dans leur connaissance et leur maniement. Puis il est parti en France, seul, et aujourd'hui personne en Pologne ne sait où il se trouve, ni même s'il est encore vivant.

    Il a vite appris le français, mais le lit toujours avec difficulté. Doté d'une intelligence certaine, il a eu malgré tout beaucoup de mal à s'intégrer, vivant d'expédients, trouvant des petits boulots au noir, couchant parfois dans la rue. Il s'est mis à boire, s'est drogué aux champignons hallucinogènes, s'est arrêté, a recommencé, plusieurs fois. Il a rejoint un groupe de compatriotes peu reluisants, avec qui il a commis quelques larcins. Il a été arrêté deux fois, il a séjourné quelque temps en prison, il a un casier judiciaire.

    A la fin de sa dernière incarcération, il a décidé, à 42 ans, d'essayer de trouver enfin une vie plus normale, aidé par une association catholique d'aide aux personnes déracinées. Après avoir séjourné dans des lieux d'accueil variés, il est aujourd'hui hébergé dans une ancienne ferme en pleine Beauce par un couple et ses six jeunes enfants. Contre la gratuité de son logement et quelques dizaines d'euros, il rend des services pour la remise en état progressive des bâtiments : peinture, maçonnerie, plomberie, nettoyage, entretien. Il trouve qu'on l'exploite sous couvert de bons sentiments.

    Il y a aussi dans la ferme une dépendance aménagée en appartement de quatre pièces, où est arrivée récemment une femme célibataire dotée d'une forte personnalité, Fabienne, chargée de communication dans une entreprise, petite, brune, plutôt jolie, à peu près de son âge. Il l'a aidée à emménager, lui rend des services. Ils ont sympathisé, ils s'invitent mutuellement à boire un verre et discutent jusque tard dans la nuit. Slawek est resté alcoolique, il peut boire jusqu'à une bouteille de vodka par jour, mais cela ne se voit pas. Coup de chance, il a trouvé dans une ville proche un travail temporaire dans une armurerie, et participe régulièrement à des battues et des chasses. Il est timide avec les femmes, aussi n'a t-il pas de vie sociale, ni de vraie vie sentimentale ni sexuelle, à part une prostituée qu'il va voir de temps en temps. Avec Fabienne, il a découvert l'intérêt de pouvoir parler de tout sans a priori ni préjugés. De son côté, Fabienne fuit les hommes et les femmes, de peur de souffrir, après un amour intense et quelques aventures qui se sont mal terminées. Malgré tout, elle éprouve une certaine attirance pour Slawek, mais il l'énerve par sa propension à vouloir toujours avoir raison sur tout, pensant ainsi montrer sa force de caractère par des jugements à l'emporte pièce sur des sujets qu'il ne connaît pas. Ils se voient souvent, ils se parlent beaucoup, ils rient ensemble, ils se disputent parfois. Ils se tournent autour, mais rien ne se passe.

    oOo

    Fabienne sortit de chez elle, furieuse. Slawek lui avait avoué la veille qu'il s'était fait prendre pour conduite en état d'ivresse, et que les gendarmes lui avaient confisqué son permis. Il était venu la voir quelques instants auparavant, alors qu'elle venait juste de se lever, pour lui demander d'un air penaud de le conduire à l'armurerie. Il lui avait pourtant dit qu'il se débrouillerait seul, mais comme à son habitude, il n'avait rien fait et se rabattait sur les autres au dernier moment pour résoudre ses problèmes. Elle monta dans sa voiture et donna trois coups de klaxon rageurs pour l'appeler. Il apparut aussitôt, grimpa rapidement à côté d'elle, le regard fuyant, tout en la remerciant encore une fois. Elle détestait cet air de chien battu qu'il prenait ainsi à chaque fois qu'il se sentait en faute. Elle démarra en trombe, prit la sortie de la ferme sur les chapeaux des roues, puis se mit à lui passer un savon.

    - Je ne suis pas ta bonne, lui dit-elle, ni ton taxi, ni ton Uber, ni ton Bla Bla Car. Tu vas être à l'heure à ton travail, toi, mais pas moi. C'est la dernière fois que je te transporte, ça ne peut pas durer. Tu te vantes de bien te débrouiller depuis que tu es en France, je me demande comment tu as fait et si c'est bien vrai. En tout cas tu es loin d'être autonome, il te faut toujours une béquille quelconque pour avancer. Je ne suis pas une béquille, ni le tuteur d'un arbre en pleine croissance. Tu n'es plus en pleine croissance, à ton âge tu devrais plutôt t'occuper des autres. Tu bois comme un trou, tu dis que tu es atteint de « phobie administrative » mais c'est juste la flemme de prendre un stylo pour remplir un CV et chercher du boulot. Moi j'en ai marre et je n'ai pas envie de le faire à ta place, sinon tu n'apprendras jamais rien.

    Il ne pipa mot en écoutant cette diatribe, mais il approuvait chaque phrase d'un air contrit. Elle le détestait quand il se comportait ainsi. S'il avait pu lui plaire au début par son profil atypique, sans qu'elle se l'avoue, aujourd'hui elle avait presque envie de le frapper, aussi bien pour se défouler que pour le faire réagir. Mais non il restait là, ne cherchant même pas à se justifier comme il essayait de le faire d'habitude, les yeux vides tournés vers le paysage qui défilait. Elle finit par se taire, et le trajet se termina dans un silence tendu. Elle le déposa devant l'armurerie en lui disant :

    • Ne compte pas sur moi ce soir, j'ai autre chose à faire qu'à venir te chercher.

    Le soir, rentrée chez elle vers 19 heures, elle ne vit pas de lumière chez Slawek, qui aurait dû être rentré à cette heure. Cela ne l'inquiéta pas outre mesure, mais à 22 heures, au moment où elle s'apprêtait à aller se coucher, de la musique à pleine puissance venant de chez lui la fit sursauter. Elle attendit qu'il baisse le son, mais comme rien ne se passait, elle sortit et alla frapper à sa porte. Personne ne vint lui ouvrir, elle tourna la poignée et entra. Il était étalé sur le canapé qui lui servait aussi de lit, ronflant profondément. La bouteille de vodka qu'il tenait à la main lui avait échappé et l'alcool s'était répandu par terre, empuantissant l'atmosphère. Fabienne coupa le son et se mit à secouer Slawek. Celui-ci s'assit péniblement, se prit sa tête entre les mains, coudes sur les genoux.

    - Que se passe t-il ? demanda Fabienne. Ça va ?

    Il mit du temps à répondre, puis bredouilla :

    - T'ai écouté... me suis débrouillé tout seul pour revenir. Juste bu un coup avant...

    - Ah oui, et tu es revenu comment ?

    - A pied

    - A pied ? Mais ça va pas ! Ça fait 10 km. Tu ne peux pas faire la même chose tous les jours, ce n'est pas une solution. En plus tu t'es saoulé avant de partir, non ?

    - Au contraire, ça m'a donné un coup de fouet, mais en arrivant j'avais vraiment soif. Ai encore soif. T'en veux un peu avec moi ?

    Il chercha sa bouteille, découvrit qu'elle était vide, se mit à jurer.

    - Certainement pas, dit Fabienne. Tu ferais mieux de te coucher, demain tu bosses.

    Elle s'assit à côté de lui, réfléchit quelques instants et lui dit :

    - Bon, demain je t'emmènerai encore, à pied ça n'a pas de sens, tu n'y arriveras pas. Mais s'il te plaît, fais quelque chose, nom d'une pipe, au lieu de subir ta vie comme si c'était un fardeau qui ne te concerne pas.

    Il leva la tête, avec son regard toujours fuyant, sourit et lui prit les épaules.

    - T'es vraiment une fille sympa, toi, avec un mec comme moi qui ne le mérite pas. Viens que je t'embrasse.

    Il l'enveloppa dans ses bras, l'attira à lui et chercha maladroitement ses lèvres. Elle se débattit vigoureusement en hurlant.

    - Qu'est ce qui te prend ? Ça va pas non ? Lâche moi, bon sang, lâche moi !

    Elle voulait échapper à son étreinte, mais ses bras étant emprisonnés, elle ne put que le mordre pour pouvoir se libérer. Elle sauta sur ses pieds et recula loin de lui, s'essuyant la bouche.

    - Tu pues l'alcool et la sueur, t'es saoul, t'es franchement pas ragoûtant ! Qu'est ce que tu crois ? Bon sang, mais qu'est ce que je suis conne de m'occuper d'un type comme toi !

    Slawek, après son bref sursaut hormonal, était de nouveau prostré sur le canapé, recroquevillé.

    - Pardon, pardon, dit-il, je ne sais pas ce qui m'a pris...

    Puis, levant la tête pour la fixer :

    - Je ne recommencerai plus, mais c'est parce que tu me plais bien tu sais...

    Fabienne le regarda, toujours en colère.

    - Imbécile, tu as bien choisi ton moment pour faire ta déclaration. Ça ne pouvait pas mieux tomber. Je ne m'occupe plus de toi, tu te démerdes seul à partir de maintenant.

    Elle partit en claquant la porte. Après sa colère, une chape de tristesse s'abattit sur elle. Je n'ai pas de chance avec les hommes, pensa t-elle.

    o0o

    Le lendemain matin, elle ne le vit pas. Pourtant, prise de remords, elle était allée frapper chez lui avant de partir travailler, mais il n'était pas là. Elle voulait revenir sur ce qu'elle lui avait dit la veille, pour trouver une manière de lui permettre de circuler sans qu'elle-même soit trop gênée. « Fabienne, bonne sœur laïque », se dit-elle, très lucide sur ce qu'elle faisait là. Cet homme ne valait peut-être pas la peine qu'elle se donnait pour lui, et s'en occuper ne lui rapportait rien, à part la satisfaction personnelle de penser faire « le bien », mais c'était plus fort qu'elle, il ne lui était pas possible de laisser ainsi quelqu'un dans le pétrin. Surtout quelqu'un qu'elle avait commencé à apprécier malgré tous ses défauts.

    En fait, Slawek était là, mais il n'avait pas voulu lui ouvrir, encore honteux de s'être montré devant elle dans cet état d'ébriété avilissant. De plus, il était débraillé, avait la bouche pâteuse, sentait mauvais ; il fallait au moins qu'il aille se doucher pour sortir de sa nuit comateuse d'ivrogne. Une nuit parsemée de cauchemars, de réveils en sursaut, de paroles indistinctes bredouillées dans le sommeil, de gesticulations désordonnées. Mais de cette violence nocturne émergeaient quelques flashes plus doux, dont les seuls souvenirs qui lui restaient étaient faits de sensations : la tiédeur de la peau de Fabienne pendant qu'il lui effleurait les bras de ses paumes rugueuses, ses lèvres chaudes contre les siennes, son corps entier pressé contre le sien. Et puis son regard et son sourire, pour lui seul, enfin.

    Il téléphona à son patron pour lui dire qu'il était souffrant et ne viendrait pas, puis il passa un long moment à améliorer son aspect, celui de son appartement, et à chercher ce qu'il pouvait faire pour se rapprocher de Fabienne. Cela faisait longtemps qu'il n'avait pas été la proie de sentiments aussi tumultueux, qui lui faisaient prendre conscience du vide de sa vie durant toutes ces années, pratiquement depuis qu'il était arrivé en France. A qui la faute ? Au début, à sa méconnaissance du pays et de la langue ; à ses mauvaises fréquentations qui l'avaient entraîné sans réfléchir dans des coups foireux ; aux femmes vénales excluant toute relation affective. Puis, quand il avait décidé de se ranger, l'erreur d'avoir accepté sans réagir un assistanat bienvenu sans jamais essayer de se prendre en mains par lui-même. C'est en se faisant secouer par Fabienne qu'il s'était peu à peu éveillé à la conscience de son laisser aller, alors que dans sa famille en Pologne, et même dans l'armée, il s'était taillé une réputation de rebelle, de mauvaise tête, mais ça c'était chez lui, pas dans un pays étranger. Cette réflexion sur son passé polonais provoqua d'un seul coup comme un déclic dans son cerveau, de façon incongrue mais lumineuse, évidente. Immobile sous sa douche, il se sentit envahi par le mal du pays, un besoin terrible qui lui coupa le souffle, un besoin d'une intensité tellement forte qu'il fallait le satisfaire à tout prix, quoi qu'il lui en coûtât. Ici il n'était pas chez lui, il était un étranger, il était de passage.

    Assis sur son canapé, puis arpentant nerveusement les chemins du bois voisin avec son fusil, il réfléchit jusqu'au milieu de l'après-midi, essayant d'éteindre la tempête qui battait sous son crâne. Il tira quelques coups de feu sur des oiseaux de passage, pour se défouler. Toutes les raisons qu'il put invoquer ne suffirent pas pour éteindre cette soif de terre natale qu'il s'étonnait de ressentir à ce point, aussi brutalement. Fallait-il attendre le retour de Fabienne dans la soirée et lui en parler ? Depuis qu'elle était arrivée, tant de choses avaient changé ! Il savait qu'il tenait à elle, quand il la voyait il ressentait un sentiment de bien-être, accompagné de gratitude vis à vis de quelqu'un qui, pour une fois se souciait vraiment de lui. C'était quelque chose de très nouveau, qu'il n'avait jamais vécu. Mais avec la scène d'hier soir, si elle avait pu avoir le moindre sentiment à son égard, il avait certainement tout gâché. Non, elle ne voudrait pas de lui, ni ici ni en Pologne. Oui, l'idée l'avait effleuré de lui demander de partir ensemble, tout en se rendant compte du caractère utopique d'un tel projet, ne serait-ce que par l'ignorance totale des sentiments qu'elle pouvait avoir envers lui. Un regain de fierté accompagnait aussi cette réflexion : il n'allait pas encore lui demander quoi que ce soit, au risque de se laisser convaincre, elle était tellement persuasive, tellement sûre d'elle ! Jusqu'à présent, elle avait pris à sa place toutes les décisions importantes, et lui s'était laissé faire, obéissant comme un toutou. Non, cette fois-ci, il agirait seul, ne demanderait rien à personne, et advienne que pourra.

    Quand Fabienne revint sonner à sa porte dans la soirée, il la reçut, souriant, très calme. C'était un bon cuisinier, il avait préparé un repas de spécialités polonaises, il l'invita à le partager avec lui. Ils passèrent une bonne soirée, un peu mélancolique cependant, évitant tacitement de parler de la situation professionnelle de Slawek ou des événements de la veille. Ce sera pour demain, se disait Fabienne, un peu étonnée du calme inhabituel qu'il manifestait.

    Le lendemain, elle alla le chercher pour le conduire à l'armurerie. La porte était ouverte, elle entra. Tout était bien rangé, propre et désert. Une enveloppe trônait sur le canapé, à son intention. Elle l'ouvrit. Ce n'était pas long, mais explicite :

    « Fabienne, je pars, je retourne en Pologne. Je suis parti en taxi cette nuit, je vais à la gare. Je te remercie pour tout ce que tu as fait pour moi, mais ici on n'y arrivera pas. Je ne veux pas t'ennuyer avec mes problèmes qui ne s'arrêteront jamais. Si on s'était connus plus tôt, cela aurait pu être différent, car je tiens beaucoup à toi. Je t'embrasse. Slawek »

    Elle se mit à pleurer, mais cela ne dura pas. Elle chercha fébrilement sur son portable les horaires de train, cette allusion inutile à la gare ressemblait à un appel, une possibilité de changer encore les choses. Elle monta dans sa voiture et démarra.

    A ce moment, elle entendit au loin le sifflement d'un train.

     


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  • Comme tous les ans, le comité d'entreprise avait organisé à des prix imbattables un voyage à l'étranger, et cette année c'était l'Irlande. Malgré mon peu d'attrait pour ce genre se périple, je m'étais inscrit avec ma femme, car c'était un pays que je rêvais de visiter depuis longtemps.

    Le groupe comptait une quinzaine de personnes, parmi lesquelles j'eus la surprise de découvrir mon supérieur hiérarchique direct accompagné comme moi de son épouse. Si j'avais largement fait savoir dans le service ma participation à ce voyage, lui s'était bien gardé d'en souffler mot à quiconque. C'était d'ailleurs une de ses caractéristiques : il ne parlait jamais de sa vie privée, pas la moindre allusion, même pas sur ses activités de week-end, quand il venait passer avec nous quelques minutes à la machine à café ; je ne savais même pas s'il avait des enfants. Sa doctrine semblait être qu'il ne faut jamais mélanger vie professionnelle et vie privée. Je n'avais rien à reprocher à cet homme là, distant certes, mais travailleur, rigoureux et compétent, porteur d'une autorité indiscutable mais bienveillante. Il portait beau une cinquantaine naissante, quelques filaments gris dans une épaisse toison rejetée sur l'arrière lui conférant une certaine distinction que certains trouvaient hautaine.

    Je ne connaissais personne dans le groupe, à part lui, ce qui nous rapprocha naturellement. Cela veut dire qu'après notre installation à l'hôtel dès notre arrivée à Galway, nous ne nous quittâmes plus : dans le car, à table, dans les pubs, sur les chemins d'excursion, nous n'étions jamais loin les uns des autres. Pour une bonne part, cela vint de nos épouses, qui sympathisèrent de suite, et devinrent intarissables, passant assez rapidement du registre des banalités à celui des confidences. Autant mon supérieur était réservé, autant son épouse était proche du torrent verbal. Ceci eut deux conséquences : d'abord, tout en restant non loin d'elles, nous nous tînmes à une certaine distance afin de profiter des magnifiques paysages du Connemara et non des commentaires à leur propos tenus par nos femmes, tout en nous mettant à converser sur des sujets plus personnels ; ensuite j'eus droit tous les soirs à un rapport circonstancié de ma femme sur la manière d'être de mon chef avec sa famille et ses amis. Tout en continuant à nous vouvoyer, nous finîmes par nous appeler par nos prénoms.

    Vers le milieu du séjour, il s'était considérablement dégelé, oubliant sa manière d'être au travail, au point de devenir une source intarissable de plaisanteries, d'abord légères ou cocasses, puis insensiblement coquines voire égrillardes. C'était tout à fait étonnant. Sur la fin, en réponse à ma question de savoir comment il pouvait se souvenir d'autant d'histoires drôles, il me prit à part et sortit de sa poche un carnet écorné en me disant : « J'ai commencé ce carnet à la fac, il y a bien longtemps. J'y ai noté toutes les histoires entendues depuis, sous une forme mnémotechnique pour m'en souvenir facilement. Je le feuillette souvent, c'est pourquoi je les retiens si bien. Parfois même je les réactualise ». Il me le montra quelques secondes, je n'y vis que des gribouillis sans signification pour moi. C'était un homme bien organisé, même pour les choses vaines...

    Pour terminer le séjour, le voyagiste avait organisé le dernier soir une soirée dansante. J'y découvris là encore d'autres aspects insoupçonnés de mon chef. Dès l'apéritif, il se mit à boire un peu trop sec, si bien qu'au milieu du repas il était survolté, les yeux brillants, la parole facile, les gestes exagérés. Il invita sa femme pour un paso doble, ils dansaient vraiment très bien tous les deux, mais sur l'accord final il l'embrassa très amoureusement sans se préoccuper des regards étonnés des convives. Ensuite, ce fut au tour de ma femme, mais même si le tango ne se termina pas de la même façon, je pus constater qu'il la serrait de fort près. Cet homme, décidément, cachait bien son jeu ! Toutefois, à la fin de la soirée, il eut un gros coup de fatigue, il dormait presque sur sa chaise, et sa femme dut le rapatrier vers leur chambre, avec mon aide et quelques difficultés.

    Dans l'avion du retour, nous étions assis l'un à côté de l'autre. Sa mine était sévère, presque triste. J'essayai d'engager la conversation, mais visiblement sa pensée était ailleurs, il ne me répondait que par monosyllabes. Peu avant d'atterrir, il se pencha vers moi et me dit : « Nous avons passé une semaine très sympathique, mais demain le travail reprend. Je ne voudrais pas que cela influe sur nos relations professionnelles, aussi je vais vous demander quelque chose de difficile, aussi bien pour vous que pour moi : comportons nous l'un envers l'autre comme nous le faisions auparavant, sinon j'ai peur qu'une trop grande familiarité ne nuise à la cohésion du service. Soyons sérieux au bureau, et quand vous viendrez à la maison, nous pourrons nous lâcher... »

    Cela ne me plaisait pas beaucoup, à cause d'une certaine hypocrisie que cela sous-entendait, mais j'acquiescai néanmoins. On ferait comme avant, d'accord, mais je n'étais pas sûr d'avoir vraiment envie de le retrouver chez lui, cet homme double...

     


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  • C'était un dimanche, ma fille était venue me voir en amenant son ridicule roquet. Mon majestueux griffon les a accueillis en aboyant. Les deux chiens ne se connaissaient pas. Le gros est normalement placide, mais la tension est montée assez vite, car le petit le provoquait, lui tournant autour en grognant et lui montrant les dents. Au moment où j'allais intervenir pour prévenir la bagarre, la guerre a éclaté. Le gros s'est précipité sur le petit, l'a attrapé par la peau du cou et s'est mis à le secouer dans tous les sens. J'ai eu peur pour lui et sans réfléchir j'ai voulu les séparer en les attrapant par le collier. J'aurais mieux fait de les laisser se débrouiller. Le petit, paniqué, a mordu tout ce qu'il pouvait sans savoir ce que c'était, et c'était ma main. J'ai entendu un petit bruit parmi les hurlements des chiens, c'était le bout de mon majeur droit qui venait de faire sécession. Un morceau de chair sanguinolente est tombé sur le tapis, couronné par l'extrémité de l'ongle. J'ai fait : Ouille ouille ouille, me suis précipité à la cuisine mettre mon doigt sous l'eau, puis l'envelopper dans un morceau de sopalin pour arrêter le sang qui coulait à flots. Les chiens avaient l'air penaud, mais à part ça mon problème ne semblait pas les intéresser beaucoup, ils se surveillaient du coin de l'oeil après s'être séparés. Ma fille est accourue, a mis le morceau de doigt dans un récipient en plastique avec des glaçons et m'a emmené aux urgences de l'hôpital.

    Il y avait deux personnes devant moi en train de se faire enregistrer. L'infirmière de l'accueil a jeté un coup d'oeil indifférent à ma main ensanglantée, et n'a pas jugé bon de s'occuper de moi de suite, malgré les grimaces que je faisais - sans doute un peu exagérées, mais on n'a rien sans rien... Quand elle eut rempli les papiers nécessaires, elle m'a quand même donné un doliprane pour calmer ma douleur et m'a dit d'aller m'asseoir, on allait s'occuper de moi bientôt.

    Et là, l'attente a commencé. Il y avait six personnes qui attendaient comme moi qu'on s'occupe d'elles « bientôt ». J'ai attendu deux heures. Ma fille assise à côté de moi me demandait périodiquement comment ça allait. Je lui répondais « Bof » de manière monosyllabique. Lassée, elle a bientôt saisi une revue du siècle dernier qui traînait par là, et s'est plongée dans les dernières actualités des stars et des grands de ce monde. Quant à moi, je tenais toujours ma main droite serrée dans ma main gauche, la boîte en plastique sur mes genoux, et je n'avais rien d'autre à faire que regarder ce qui se passait dans la salle d'attente et dans la boîte.

    Devant moi, une mère avec foulard et robe longue noire était encadrée par deux jeunes filles de douze à treize ans, sans doute ses enfants. Mouchoirs en papier à la main, toutes trois éternuaient périodiquement, nez rouge déversant des contenus peu ragoûtants, yeux larmoyants. Le père de famille, sombre et barbu, faisait les cent pas derrière elles, l'air peu amène. Je diagnostiquai illico un gros rhume, me demandant ce qu'elles venaient faire aux urgences, on sait bien que pour le nez qui coule le seul remède est d'attendre que ça passe. Alors que moi, tout de même c'était grave et je me dis qu'on allait sûrement me faire passer avant elles. Mais je me méfiais du barbu, sûr qu'il allait faire des histoires.

    A côté d'eux, un homme âgé sur une chaise roulante, apparemment en pyjama, le pantalon relevé laissant apparaître un mollet rouge et enflé. Visiblement, il avait mal, mais une espèce de sourire flottait sur son visage. Je m'interrogeais : était-ce un rictus de douleur, ou bien souriait-il vraiment ? C'était quoi ce mollet ? Une phlébite ? Quelles pensées pouvaient bien occuper son esprit ? Question me conduisant de toute façon à la même interrogation utile : méritait-il de passer avant moi, ou pas ? Non, d'ailleurs personne ne devait passer avant moi, ne serait-ce qu'en raison de mon résidu de doigt qui flottait maintenant dans la boîte, les glaçons ayant fondu, et devait avoir commencé sa décomposition. Il fallait aller vite pour me recoller tout ça...

    A ma droite se trouvaient les deux personnes arrivées juste avant moi, un jeune homme et une jeune fille. Ils avaient l'air angoissés, mais ne présentaient aucune marque visible de détérioration quelconque. Bah, me dis-je, ils sont jeunes, ce doit être psychologique, elle est enceinte, ou quelque chose comme ça, c'est pas pressé, ils vont s'en remettre, mais franchement, à côté de mon cas, ça peut attendre, pas besoin là non plus d'aller aux urgences un dimanche après-midi !

    Environ une demi-heure après mon arrivée, comme je commençais à sommeiller, un médecin apparut, une fiche à la main. Avant qu'il n'appelle qui que ce soit, je me levai vivement pour exhiber mon doigt sanglant et plaider ma cause. Je fus trop rapide, la boîte tomba à terre, l'eau et le moignon se répandant sur mes pieds. Je me mis à jurer, mais je ne pouvais rien faire pour ramasser quoi que ce soit. Le médecin se pencha, regarda mon bout de doigt et sourit : « Pas la peine de vous en faire, on ne pourra pas recoudre un lambeau si petit, surtout après qu'il ait séjourné dans l'eau. Il fallait le garder au frais, mais enveloppé dans un plastique étanche, et surtout pas en contact avec un liquide. Prenez encore un doliprane, je m'occuperai de vous plus tard, on recoudra ça tranquillement ». Puis il partit en discutant avec la phlébite sur son fauteuil roulant sans plus me prêter attention, sous le regard assassin du père de famille, de ma fille et de moi aussi bien sûr.

    Tout le monde me passa devant. La douleur s'était estompée, je m'ennuyais et j'étais de méchante humeur. Mon doigt fut recousu et a retrouvé depuis un aspect presque normal, juste un peu plus court. J'ai engueulé les chiens en rentrant, mais pas longtemps car j'ai bien vu qu'ils me regardaient avec l'air bête de ceux qui ne comprennent pas pourquoi on leur en veut. Pendant mon absence, ils étaient devenus copains comme cochons, et moi le héros involontaire de l'entente canine.

     


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  • Se rappelant ce qui s'était passé la veille au soir, Julien avait la tête pleine de regrets, à s'en mordre les doigts, pire, à se taper la tête contre les murs. Il avait invité chez lui Léa, une des plus jolies parmi ses collègues de bureau, pour dîner et voir de son balcon le feu d'artifice du 14 juillet. Contre toute attente elle avait accepté ! C'était très prometteur, mais rien ne s'était passé comme prévu, et maintenant il était trop tard, une fois de plus. Vraiment, il ne savait pas y faire, avec les femmes, surtout celles qui lui plaisaient, elles lui faisaient perdre ses moyens. Quand il se trouvait enfin seul avec l'une d'elles, il se mettait soudain à transpirer, à bafouiller, à dire n'importe quoi pour remplir le silence dont il avait horreur. Il pensait en effet que pour avoir l'air dans le coup, il fallait forcément parler, dire ce qu'elle avait envie d'entendre, qui n'était jamais ce à quoi il s'intéressait. Il se plantait donc systématiquement. Quant à passer à l'action, fût-ce aussi simple que lui prendre la main ou lui caresser le bras, c'était hors de portée. Elle aurait pu penser qu'il ne cherchait qu'à la traîner dans son lit, ce qui était bien le cas, mais il se le cachait à lui-même, derrière une barrière infranchissable de nobles sentiments qui justifiaient son inaction. Cela aurait fait mauvaise impression, croyait-il, aussi gardait-il ses distances en toute occasion. Pensez donc ! Si elle retirait sa main d'un air offusqué, ou s'éloignait pour éviter tout contact, quelle humiliation ! Jamais par la suite il n'aurait pu la regarder en face sans penser à ce moment, à cette défaite honteuse.

    Pourtant, il avait bien vu au cours de soirées se terminant en boîte de nuit, comment cela se passait. Plein d'allant au départ, il commençait par jeter son dévolu sur une jolie fille, se rapprochait, se râclait la gorge, puis, ne sachant que dire, se mettait à disserter sur des sujets sérieux. Dans le vacarme ambiant, elle n'entendait rien, peu à peu elle commençait à s'ennuyer, ça se voyait, au bout d'un moment elle prétextait n'importe quoi pour s'éloigner, et à son retour allait voir quelqu'un d'autre. Le plus souvent, cet autre se contentait d'un sourire, de regards appuyés, et au bout de quelque minutes ils se retrouvaient sur la piste collés l'un à l'autre, bouche à oreille, puis bouche à bouche. Il trouvait cela indécent, surtout quand la fille lui plaisait. Il était réellement scandalisé de voir ça, comment pouvait t-on lui préférer aussi facilement des types tellement médiocres ? Il n'était jamais capable, lui si intelligent, de passer au stade supérieur de la séduction. L'esprit amer, il voyait que tout lui échappait, malgré sa connaissance de la marche à suivre. Alors, en désespoir de cause, il se rabattait sur les plus moches, avec celles-ci il avait moins de blocages, peu ou pas de concurrence, et cela marchait parfois, surtout si la fille, heureuse de l'aubaine, prenait la direction des opérations. Le problème, c'était les belles filles, et avec elles les plans d'action qu'il concoctait avant de se lancer ne marchaient jamais. Les plans étaient bons, toujours différents, mais leur mise en œuvre aussi peu naturelle que possible. En fait, il n'avait pas compris qu'on ne séduit pas les filles comme on fait un plan marketing, et que tout ce qu'il tentait en pensant que les femmes veulent qu'on les respecte était faux, archi faux. Il fallait d'abord qu'on s'intéresse à elles, pas du tout qu'on se mette soi-même en valeur, qu'on montre son intelligence, ses relations ou son argent pour prouver qu'on est digne d'intérêt. Il n'avait pas compris que toute entreprise de séduction est vite détectée par le sexe opposé, qui n'est pas né de la dernière pluie, mais que cela ne lui déplaît pas, bien au contraire. Dans ces circonstances, l'intelligence et le respect ne sont pas du tout des arguments adaptés pour arriver à ses fins, il faut plutôt essayer de rire ensemble, quitte à dire des bêtises. Et le rire commence par le sourire, et tout le reste s'ensuit...

    Hier soir, il savait qu'un sourire aurait suffi, et le dîner aurait été écourté. Le feu d'artifice aurait eu lieu dans la chambre à coucher, et non sur le balcon à regarder en s'ennuyant des pétards multicolores sans intérêt exploser à grand bruit dans le ciel...Ah ! Léa ! Encore une occasion ratée...

     


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  • La nuit est propice aux rêves. C'est une évidence, une banalité, un truisme. Encore faut-il dormir pour que les rêves surviennent. Les plus réalistes, parfois les plus merveilleux, sont ceux qui surviennent dans le demi-sommeil, quand les yeux se ferment doucement sur le livre qui s'incline, ou quand les premières lueurs de l'aube vous réveillent progressivement. Mais les plus angoissants sont ceux du cœur de la nuit, quand vous vous dressez brusquement sur votre lit pour une raison inconnue, sans savoir où vous êtes, qui vous êtes, ce que vous faites là.

    Les rêves qui surviennent alors sont brefs, brutaux, rarement souhaités. Vous aimeriez pourtant, quand les barrières disparaissent ainsi dans les brumes du sommeil, qu'une belle femme vienne vous hanter, vous sourire, vous parler, vous embrasser, vous caresser. Mais c'est rare. C'est plutôt la violence qui, franchissant les barrières de la conscience, vous envahit, vous agresse. Vous rêvez : de chiens qui s'approchent lentement, menaçants ; d'assassins qui veulent votre mort, brandissant des armes blanches, celles qui vous font trembler rien qu'à les voir ; de monstres terrifiants. Ou encore, vous faites des rêves claustrophobes, les pires. Alors vous vous agitez, vous perdez votre respiration, vous balbutiez des sons informes qui veulent ressembler à des paroles mais qui n'en sont pas, vous donnez des coups de pied pour repousser ces apparitions réalistes, les couvertures voltigent, vous finissez parfois par vous faire très mal quand, dans votre agitation, vos orteils ou vos poings heurtent les murs ou les meubles à proximité. Il vous arrive même de tomber de votre lit, couvert d'une sueur froide. Tout cela est angoissant, mais vous finissez par vous réveiller, par vous retrouver dans votre monde normal, celui qui rassure tout en cachant pourtant de nombreux secrets dans les méandres de vos circonvolutions cérébrales.

    Quand le rêve n'est pas là, c'est l'insomnie qui s'installe. Après un mauvais rêve, vous avez toujours du mal à vous rendormir. Parfois, l'insomnie est là, dès le départ. Vous vous retournez dans votre lit, vous allumez, vous éteignez, vous prenez un livre quelques minutes, vous le reposez, votre pensée erre, de ci, de là, sans but, sans sujet précis. Vous voulez dormir, c'est tout. Mais la pensée résiste, elle vous envahit quand vos paupières commencent à s'alourdir, et soudain vous voilà à nouveau conscient, bien réveillé, attentif aux bruits extérieurs et aux craquements du plancher. Vous commencez un voyage intérieur erratique : ce que vous allez faire le lendemain, ce qu'il ne faut pas oublier, la liste des choses à régler au plus vite ; ou sans transition, la liste des femmes que vous avez connues, le souvenir de moments heureux, ou malheureux. Il vous arrive même de faire des calculs mentaux, sur tout et n'importe quoi, l'âge de Untel, en quelle année tel événement s'est produit, quel âge aviez-vous alors, comme le temps passe, en 2030 vos enfants auront quel âge, l'équation de la courbe du chien... Bref, tout et n'importe quoi, mais quand ça commence, c'est pour longtemps.

    Le plus agaçant, tout de même, c'est de ne pas vous apercevoir du moment où vous vous endormez. Vous vous réveillez des heures plus tard, vous avez dormi sans le savoir, et enfin réfugié dans les bras de Morphée, jamais vous ne pourrez dire : « Ouf ! Ça y est ! Enfin je dors. », car personne ne peut être conscient de l'instant où la conscience vous abandonne.

     


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