• Acclimatation

    Il y a quelque temps, je ne sais pourquoi, m'est venue l'idée de faire l'inventaire complet des lieux où j'ai habité au cours de ma vie. Je savais qu'il y en avait beaucoup, mais quand même pas à ce point. Vingt neuf, j'en ai compté vingt neuf ! Il n'est pas étonnant que je ne me sois jamais identifié à un lieu précis dont j'aurais pu dire : « Voilà, c'est ici que sont mes racines, mes attaches viscérales, mon histoire ». Mais cette constatation peut être vue sous un autre angle, plus positif : je ne me suis jamais senti étranger nulle part, et nul endroit ne s'est jamais imposé à moi comme une contrainte. Je me suis toujours adapté immédiatement à ces lieux de vie, qu'ils aient été choisis par moi ou imposés par les nécessités ou l'enchaînement des professions que j'ai exercées. Ce n'est pas pour autant que cela a été toujours facile.

    Toutefois, il est une période plus singulière que je voudrais retracer ici brièvement : celle de mes embarquements successifs sur sous-marins nucléaires. La première fois, j'allais avoir trente ans, j'avais fondé une famille, et nous habitions à Brest un appartement en duplex dans un immeuble réservé à la Marine Nationale. Évidemment, un marin n'est pas fait pour travailler à terre, et en deux ans j'ai été absent quatre fois deux mois pour des patrouilles stratégiques en mer de Norvège, sans aucun contact personnel avec ma famille pendant ces périodes. Quatre ans plus tard, j'ai remis ça, à nouveau quatre patrouilles sur deux ans, mais avec des responsabilités plus larges, un enfant de plus et un immense appartement en centre ville.

    Je n'ai jamais eu de problèmes d'adaptation à cet environnement particulier que constituait le navire, les hommes qui constituaient l'équipage, et les tâches professionnelles à accomplir de manière rigoureuse. Tout est question d'état d'esprit, celui prôné par les stoïciens : il ne sert à rien de se révolter contre ce qui ne dépend pas de nous. Même si à cette époque je ne connaissais rien du stoïcisme, j'en appliquais spontanément les principes : inutile de se dire tous les jours lorsqu'on est dans un espace confiné, à cent mètres d'immersion, à deux mille kilomètres de chez soi, dans un océan glacial, qu'on serait mieux ailleurs, avec ceux qu'on aime, au soleil, à faire ce qu'on a envie de faire, avec sa femme dans son lit et ses enfants sur les genoux. Cela n'empêche pas d'y penser, mais sûrement pas en permanence, et d'ailleurs le fait d'être en service 24 heures sur 24 favorisait grandement la mise à l'écart spontanée de ce genre de pensée morose et d'apitoiement sur soi-même.

    L'acclimatation à cet univers se faisait brutalement. A la sortie d'une période d'entretien du navire ayant duré un mois, la date d'appareillage était communiquée la veille, le temps de rentrer chez soi préparer son paquetage, d'embrasser une dernière fois femme et enfants, et de prendre le transport de rade de Brest à l'Ile Longue. Puis il ne fallait plus songer qu'au navire : démarrage du réacteur, passage du bassin au quai, essais de bon fonctionnement d'une multitude d'équipements, essais de vitesse et de discrétion acoustique en rade, sortie par le goulet de Brest accompagné par un ou deux escorteurs, exercices opérationnels dans la mer d'Iroise, débarquement de l'amiral. Cette période durait deux à trois jours, pendant lesquels on n'avait pas une minute pour penser à autre chose qu'à la bonne marche du navire. Il m'est arrivé plusieurs fois de rester ainsi plus de 24 heures sans dormir, avec un sandwich en guise de repas, parce que certains appareils récalcitrants de ma responsabilité ne voulaient pas toujours faire ce pour quoi ils avaient été conçus.

    Venait enfin la tranquillité. Un transit à grande vitesse nous amenait en deux jours sur la zone de patrouille, puis on faisait des ronds dans l'eau à basse vitesse et discrétion acoustique maximale pendant une cinquantaine de jours avant de revenir. Cette longue période était de fait la plus difficile, car il n'y avait rien à faire en dehors des tâches routinières fortement standardisées. Le temps se partageait en trois périodes : faire le quart, chacun à son poste, pendant huit heures en moyenne ; entretenir le matériel et le navire, réaliser des exercices techniques et opérationnels divers pendant trois à quatre heures, généralement en matinée ; sommeil, repas et loisirs le reste du temps.

    Cette dernière période était la plus difficile, car le temps libre laisse la porte ouverte aux pensées vagabondes et aux questions insolubles. C'est là qu'on se rendait compte du caractère hors normes de la vie qu'on menait. Comment se portait sa famille ? Où en était l'avancement de certains projets ? Les enfants étaient-ils sages ? Nos femmes étaient-elles fidèles ? Nos parents étaient-ils en bonne santé ? Que se passait-il dans le monde ? Sans oublier la question de fond, que personne n'abordait jamais, mais qui était en permanence dans les esprits : serait-on un jour amenés à lancer nos missiles contre des populations innocentes, et que ferait-on si cela advenait ? Pour nous empêcher de donner trop d'ampleur à ce genre de pensées, de nombreux loisirs étaient organisés : concours de cartes, jeux sur le circuit interne de télévision, cinéma à la cafeteria, concerts par les musiciens amateurs, loto du dimanche, karaoké, festivités telles que le bizutage au passage du cercle arctique, célébration de Noël ou Pâques, etc. Tout cela faisait qu'on s'amusait bien et qu'on pensait moins à ce qui nous manquait. J'y participais assez activement, mais passais aussi beaucoup de temps à tenir un journal de bord et à essayer d'écrire un roman d'anticipation qui n'est jamais allé plus loin que quelques pages en huit ans...Et, comme tout le monde, j'attendais avec impatience le message de trente mots que mon épouse avait le droit de m'envoyer une fois par semaine.

    Vers le trentième jour se situait la « cabane », terme qui, dans notre jargon, signifiait qu'on était aux alentours de la mi-patrouille, qu'on « cabanait » (chavirer, faire demi-tour) et qu'il restait donc encore un mois environ avant le retour au mouillage et au foyer. En effet, le jour exact du retour n'était connu que 5 à 6 jours avant l'arrivée, et la cabane avait pour objectif un grand concours de pronostics sur la date et l'heure d'arrivée. A partir de ce moment, l'atmosphère du navire se mettait à changer progressivement. Le personnel participait moins aux jeux, les plaisanteries et les histoires drôles ou salaces se raréfiaient dans les conversations aux postes de quart : l'esprit de chacun était orienté vers le futur tant attendu, on était là sans y être, on attendait que le présent se transforme en passé le plus rapidement possible. L'attente devenait prépondérante. Tout l'équipage, pourtant bien adapté à cette forme d'existence transitoire, se mettait à songer à une autre forme de vie, pleine de soleil, de chaleur, de femmes et d'enfants, de maisons, de terre ferme, de vacances, de vie avec les autres dans un espace ouvert.

     


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