• Dix ans auparavant, Bernard, le fils d'Adrien et d'Alicia, avait été victime d'un grave accident de moto. Il avait dérapé en s'engageant trop vite sur une bretelle d'accès à l'autoroute, avait percuté la barrière de sécurité centrale, avait eu une jambe brisée et la rate éclatée. Par chance le casque avait bien joué son rôle, préservant sa tête de toute atteinte irréversible. Adeline, sa compagne depuis sept ans, était accourue à son chevet ; elle venait le voir tous les jours à l'issue de son travail, aussi longtemps qu'avait duré son hospitalisation. Ils n'habitaient pas ensemble, chacun ayant gardé sa liberté et son appartement. Cela semblait leur convenir, mais depuis quelque mois ils semblaient s'acheminer doucement vers une vie commune.

    Après trois semaines de soins, Bernard était sorti de l'hôpital et Adrien avait proposé à son fils de venir s'installer chez lui pour la durée de sa convalescence. Bernard avait un peu hésité, mais Adeline ne pouvant s'occuper de lui dans la journée, il avait fini par accepter. A trente ans, il avait passé ainsi deux mois chez ses parents, s'ennuyant ferme, surfant sur Internet, téléphonant à ses amis, gribouillant dans ses carnets, et devenant acariâtre en réponse à la trop grande sollicitude de sa mère. Adeline venait le voir chaque semaine, mais sur la fin elle ne donna plus signe de vie. Elle ne vint pas non plus le chercher quand il fut rétabli, ce qui surprit Adrien et Alicia, et Bernard dut laisser dans la cave de ses parents une valise pleine de vieux vêtements, de livres et de papiers divers, disant qu'il viendrait la récupérer un jour prochain.

    Quelques semaines plus tard, Bernard et Adeline se séparèrent. Devant l'incompréhension de ses parents et leur désappointement, Bernard précisa qu'ils se quittaient d'un commun accord : leur passion du début s'était transformée en habitudes, et plutôt que de se forcer à vivre par convenance un amour presque éteint, ils avaient décidé de se quitter tout en restant bons amis. Bernard était dubitatif, mais il ne fit pas de commentaires, contrairement à Alicia qui assaillit son fils de questions indiscrètes auxquelles il ne répondit pas, se contentant de la rassurer en lui affirmant, avec un sourire énigmatique, qu'il « se sentait bien dans sa peau ».

    Peu de temps après cette rupture, Adeline se maria avec un proche ami de Bernard, s'attirant les foudres d'Adrien et surtout d'Alicia. Ils pensaient qu'elle avait profité de manière éhontée de l'indisponibilité de Bernard pour se précipiter dans les bras d'un autre, et qui plus est d'un ami de longue date. Bernard resta célibataire, sans s'attacher, du moins c'est ce que ses parents supposaient car il n'avait jamais été prolixe envers eux pour ce qui concernait sa vie privée. Il venait les voir de temps en temps, et ne semblait pas malheureux, mais ne répondait pas à leurs questions ni à leur souhait de ne pas attendre les calendes grecques pour être grands-parents...

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    Ce jour-là, Adrien rangeait son garage où s'accumulait chaque année un peu plus de choses. Sur une haute étagère, dissimulée sous une bâche, il redécouvrit la valise de son fils, que celui-ci n'était pas venu reprendre. Il l'ouvrit sans précautions, et plusieurs livres tombèrent à terre. En les remettant en place, une feuille pliée en deux s'échappa, couverte de l'écriture de Bernard qu'il reconnut facilement. C'était une lettre adressée à Adeline, et après tout ce temps, Adrien estima qu'il n'y avait pas de mal à y jeter un coup d'oeil.

    Il lut donc cette lettre, qui apparemment n'avait jamais été envoyée. C'était un brouillon, des mots étaient barrés ; cela ressemblait plus à un argumentaire, une justification pour une lettre à écrire, ou une conversation explicative à venir. Adrien en resta pantois, au point qu'il dut s'asseoir sur une des marches de l'escabeau du sous-sol.

    Chère Adeline,

    Tu es toujours chère à mon cœur, sois-en certaine, malgré le mal que je t'ai fait. Ainsi, tu as découvert mes écarts de conduite turpitudes pendant que j'étais à l'hôpital. Tu as dû fouiller dans mes affaires, ce n'est pas bien. Mais je ne t'en veux pas, cela a le mérite de mettre les choses au clair au lieu de laisser traîner une situation qui, je le vois maintenant, ne pouvait pas se prolonger très longtemps encore.

    Oui, je t'ai trompée, et pas qu'une fois, dès le début de notre relation. Pourtant, c'est toi que j'aimais, que j'aime encore, et c'est la vérité bien que je me rende compte de ce que cette affirmation déclaration a d'incompréhensible et de déplacé d'insoutenable. Cela n'était ne me paraissait pas important pour moi, et ensuite j'ai considéré avec l'habitude que c'était presque normal. Oui, je suis aussi allé voir sur des sites de rencontre, des filles qui ne te valaient pas rien, alors même que sur le plan sexuel de la chair amoureux nous nous entendions parfaitement. Ce doit être le côté sombre de ma personnalité, que j'ai toujours caché à tout le monde, je suis très bon pour ça.

    Si tu veux qu'on s'en explique de vive voix, je suis prêt à le faire, même si cela me sera difficile pour moi, car ce sont des choses que je n'ai jamais dites à personne. Je n'ai cependant aucune envie que cela se termine par ressemble à une séance de psychothérapie, ou à un réquisitoire.

    Mes parents ne sont pas au courant, aussi, si tu as encore un peu d'amitié pour moi et de considération pour eux, je voudrais que tu ne leur dises rien, ils en souffriraient trop. Je leur ai dit, sans épiloguer, qu'on restait bons amis. Et j'espère de tout cœur que ce souhait se transforme en vérité devienne réalité si tu arrives à ne pas me haïr.

    Tu me dis avoir trouvé ce que tu appelles du « réconfort » auprès de mon ami Thierry. Je n'ai évidemment pas le droit de protester, mais cela ressemble fort à une vengeance. J'espère que ce n'est pas le cas, même si objectivement tu as tout à gagner avec lui. C'est un homme bien, pas comme moi, mais faire ça à un copain ça a du mal à passer et je souffre de t'avoir perdue..

     

    Cette ébauche de lettre s'arrêtait là. Adrien était abasourdi, tétanisé par la surprise. Il savait son fils secret, mais de là à avoir aussi longtemps berné sa famille et sa compagne sans que personne ne se doute de rien, cela lui causait un immense chagrin. En même temps, il sentait monter en lui une grande colère. Il se résolut à lui parler, car il ne pouvait à son tour ajouter l'hypocrisie à la dissimulation. Mais il attendrait un peu, afin de pouvoir juguler sa révolte et essayer malgré tout de comprendre un tant soit peu ce qui s'était passé.

    Après quelques minutes, un sentiment d'échec monta en lui, d'échec et de culpabilité. Il avait sûrement échoué dans l'éducation de son fils, il n'avait pas su lui inculquer les notions de base qui, selon lui, fondent l'existence : trop insisté peut-être sur la liberté, et pas assez sur la responsabilité. Avec tristesse, il constatait une fois de plus, mais cette fois d'une manière qui le touchait personnellement, que les valeurs auxquelles il croyait et qu'il pensait intangibles et universelles, évoluaient dans un sens qu'il ne comprenait plus. Avec une ironie amère, il dut admettre que certains secrets doivent rester cachés, et que la transparence n'est pas toujours une qualité nécessaire pour une vie heureuse. Après quelques minutes, il sortit son briquet et brûla la lettre. Il ne dirait rien à sa femme, elle ne le supporterait pas.

     


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  • Le hasard et la vie

    Quand j'avais dix ans, j'ai passé un concours pour entrer dans une école militaire prestigieuse. Mon père, ancien gendarme, y tenait beaucoup, moi pas plus que cela. L'ai-je fait exprès ou est-ce par étourderie, toujours est-il que j'ai raté l'épreuve de maths, alors qu'en classe je caracolais en tête : j'ai mis 12 heures dans une journée, et 24 mois dans l'année. Je n'ai pas été reçu. Bien que ce soit très ancien, je me souviens bien encore de la déception de mon père, de sa colère qui n'a pas faibli plusieurs jours durant, du problème qu'il a fait et refait je ne sais combien de fois avant d'accepter que j'aille ailleurs continuer mes études.

    Le hasard a fait que, sept ans plus tard, mon bac en poche, je me suis retrouvé dans cette même prestigieuse école, à préparer des concours non moins prestigieux. A la fin de la première année, la moitié de la classe seulement était autorisée à passer en seconde année. J'étais 23ème sur 45, donc soit j'étais le dernier admis, soit le premier recalé. Le professeur principal m'a convoqué, voulant juger de ma motivation. J'avais un rhume et de la fièvre ce jour là, et je n'ai pas compris immédiatement l'importance de l'enjeu, j'ai joué au garçon blasé. Mal m'en a pris car, bien sûr, j'ai été recalé, et ma vie a bifurqué ce jour-là. Mon père n'était plus là, il aurait sans doute été encore déçu, même si j'ai embrassé alors une carrière militaire qui n'était pas ce que j'aurais préféré, mais qui lui aurait fait plaisir...

    Quelque temps plus tard, j'ai rencontré celle qui devait devenir ma femme. Encore un hasard ! En effet, invité le même jour aux noces de deux amis, j'ai choisi d'aller au plus près de mon domicile, elle y était aussi. Je ne l'aurais jamais connue autrement, et mes enfants aujourd'hui n'auraient pas la même tête ni le même caractère. Peut-être même n'en aurais-je pas eu. Quoi qu'il en soit, j'aurais certainement vécu une vie totalement différente.

    Le hasard conduit nos vies. Nous ne décidons jamais rien, si ce n'est de choisir entre plusieurs événements apparaissant au hasard. Et parfois, dans les instants les plus cruciaux, ces choix qui n'en sont pas s'imposent à nous sans qu'on puisse rien y faire.



    Un autre monde

    Quand j'étais adolescent, et même encore pendant quelques années, j'étais fasciné par le fantastique, que ce soit en littérature ou au cinéma. Non pas celui qui parlait de monstres abominables, de créatures odieuses ou de fantômes malfaisants, mais celui que révélait le surréalisme, fait de petites touches, de récits décalés, de rapprochements subtils, qui donnaient une atmosphère très particulière aux histoires racontées. J'avais le sentiment qu'un monde différent se cachait derrière la réalité triviale, n'attendant qu'un petit coup de pouce pour se révéler au grand jour et s'y substituer. C'était le monde du rêve qui n'attendait que le moment propice pour envahir le réel.

    Je me souviens d'un passage de « L'éclipse » d'Antonioni, dans lequel un personnage erre dans une ville déserte un dimanche après-midi. Il règne un silence oppressant, mais parfois un souffle de vent fait bruire les arbres d'une avenue. On sent presque physiquement présence d'une anomalie, l'atmosphère devient étrange, quelque chose est là, sur le point de faire irruption, au bord du basculement, mais on ne sait pas quoi. Et puis la vie reprend son cours.

    C'est aussi l'atmosphère au goût de fin du monde qui envahit le paysage lorsqu'une éclipse de lune ou de soleil se produit : le silence se fait, l'air s'obscurcit, une sensation de froid vous envahit comme une peur diffuse, on se demande si tout ne va pas s'arrêter soudain, ou si quelque chose d'anormal ne va pas survenir.

    Aujourd'hui, quand je contemple la pleine lune au milieu de la nuit ou quand je me promène seul sur les chemins, si le silence est profond ou si une petite bourrasque fait bruire les arbres, instantanément me revient cette sensation ancienne au parfum inimitable, et je me demande alors si la réalité est aussi solide qu'on veut bien le dire.



    Religion

    Ma mère était très croyante. J'ai donc suivi le catéchisme. J'allais à la messe le dimanche. J'ai été baptisé, confirmé, j'ai fait ma communion. Je me confessais régulièrement. J'ai même été enfant de cœur. Le curé m'avait à la bonne car je savais lui réciter l'histoire sainte sans erreur. Il a même suggéré à mes parents de m'envoyer au séminaire pour devenir curé.

    J'aimais bien aller à la messe. Je ne pensais pas tellement à Dieu, mais dans cette église de village aux bancs de bois cirés qui sentaient bon, parmi les fumées de l'encens que je respirais quand le curé passait dans l'allée en déclamant « Asperges me... », quand retentissaient les chants grégoriens et les choeurs en latin soutenus par la grande voix de l'orgue, je me sentais transporté ailleurs.

    Plus tard, mon esprit critique a pris le dessus, au grand dam de ma mère. Je ne suis plus allé à la messe, sauf à Pâques, car elle me le demandait et je voulais lui faire plaisir. Je ne me suis pas affublé de la soutane voulue par le curé. Et je ne suis plus allé dans les églises que pour les visiter, les admirer et connaître leurs histoires. Mais chaque fois que j'entre dans l'une d'elles me saisit cette sensation d'un lieu où règne l'Esprit, où habite quelque chose qui nous dépasse.

     


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  • Il y a plusieurs sortes de colères, qui s'expriment différemment selon les individus, les causes, les personnes impliquées, l'heure et le lieu, et bien d'autres raisons. On peut en énumérer un certain nombre : l'explosion de colère, la colère froide, la colère purement verbale, celle qui s'accompagne de violences, celle qui reste dissimulée ou contenue, la colère caractérielle...Mais ce n'est pas ici le lieu de disserter de manière générale sur la colère, laissez-moi plutôt vous raconter l'une de celles que j'ai vécues, que j'ai eu du mal à me remémorer, car par tempérament ce péché capital ne fait pas partie de ma personnalité.

    Cela se passait un samedi soir, un jour d'été il y a une trentaine d'années. Nous attendions des amis et j'avais préparé sur la table basse du salon les ingrédients incontournables d'un apéritif réussi : petites tomates, branches de chou-fleur et carottes en minces tranches près d'un récipient de tzatziki, cacahuètes, petits canapés de foie gras et œufs de saumon, chips...J'avais aussi sorti les flûtes à champagne sur leurs dessous de verre, car je savais que nos invités en raffolaient. Tout était prêt et bien disposé. Ma femme et ma fille étaient là et bavardaient en attendant.

    Quant à mon fils de dix sept ans, il est dans la soupente qui lui sert de chambre, sous le toit, je l'appelle pour qu'il descende. Pas de réponse. Je répète mon appel, il grommelle un son inarticulé, d'où je comprends qu'il descendra quand il sera prêt. C'est toujours comme ça avec lui, ce qu'on lui demande l'indispose ou le dérange, à croire qu'on le fait exprès pour l'ennuyer. J'insiste en disant que j'aimerais bien qu'il soit en bas quand les amis arriveront, ce qui va se produire dans les minutes qui viennent, car ils sont ponctuels. Il consent alors à descendre, mais je le vois qui se pointe en short sale et déchiré, tee-shirt informe, et baskets terreuses. Je ne dis rien, mais je suis très agacé et je me sens devenir nerveux. Ma femme prend le relais et l'interpelle, lui reprochant de ne pas s'être changé comme elle le lui avait demandé.

    • Pourquoi je devrais me changer ? lui répond-il. C'est des amis ou pas ? Si c'est des vrais amis, ils s'en fichent de comment on est habillés, sinon c'est pas des vrais amis.

    Sur ce il s'affale sur le canapé, pousse la table basse du pied, écarte les récipients de l'apéritif, et pose ses deux pieds entre les tomates et le foie gras. Alors là, ça ne va plus du tout. Je me contiens, mais ma voix commence à trembler. La colère, qui montait dans ma tête, commence à transparaître quand je lui dis calmement mais sèchement :

    • Guillaume, tu enlèves immédiatement tes pieds de là. Ce n'est pas propre, et on attend les amis. Qu'est-ce qui t'arrive ? Tu es de mauvais poil ?

    A quoi il me répond, le regard au plafond :

    • Et pourquoi j'enlèverais mes pieds ? Toi tu les mets bien sur la table en regardant la télé. Je fais pareil. Et puis les amis ils s'en fichent. Tout ça c'est pour les apparences.

    Comme provocation directe, on ne pouvait pas faire mieux. Il est malin, mon fils, il a l'art de mettre ses parents sur la défensive, car il a compris très vite que la meilleure défense c'est l'attaque, et que des arguments ayant une certaine logique porteront plus qu'un simple refus non motivé. Donc là j'explose, pas vraiment très intelligemment, mais il m'a fait sortir de mes gonds. Je hurle :

    • Tu enlèves tout de suite tes pieds. D'abord parce que c'est moi qui te le dis et que je suis ton père. Et on ne se comporte pas comme ça quand on attend des gens. Tu les vois manger des cacahuètes mélangées à la terre de tes chaussures ? Moi, quand je regarde la télé, je n'ai pas des godillots dégueulasses aux pieds, et il n'y a rien sur la table.

    Je respire à fond pour me calmer. Il répond, buté :

    • C'est ça, c'est l'autorité du père ! Voilà un argument... Tu as tous les droits et moi aucun. Et ne pas mettre les pieds sur la table quand il y a du monde alors qu'on le fait quand il y a personne, c'est hypocrite.

    A ce moment, j'entends les amis arriver devant la porte. Je me lève et lui enjoins, sans crier mais très fermement :

    • Tu enlèves tes pieds, je ne le répéterai pas.

    Il me regarde dans les yeux et répond :

    • Sinon ?

    J'entends cette réplique, la colère transcende ma raison et la fait oublier. Je ne réfléchis pas, mon corps agit seul. Je me lève, je lui fonce dessus et lui colle une gifle bien sentie. Il ne l'avait pas vue venir, il ne pensait sans doute pas que j'en arriverais là, cela faisait plusieurs années que le stade des fessées était dépassé. J'aboie, la voix tremblante et la gorge serrée :

    • Tu l'as bien cherché, alors ne va pas te plaindre. Tu montes dans ta chambre, tu te calmes et tu redescends quand ça ira mieux. Sinon je ne veux pas te voir ici. Compris ?

    Il est terriblement vexé et déstabilisé, car je n'ai pas l'habitude de ce genre de comportement. Je me sens moi-même penaud, mais je fais tout pour qu'il ne s'en rende pas compte. Ma colère est retombée d'un coup, et j'ai presque envie de m'excuser.

    Il se lève brutalement, monte les escaliers en courant et s'enferme dans sa chambre.

    Les amis sont arrivés sur ces entrefaites, ont entendu les derniers mots et le voient monter. Ils demandent ce qui se passe. Ma femme et ma fille leur racontent l'incident pendant que je reprends mes esprits en me servant un bon whisky à la place du champagne. Puis on se met à bavarder et la soirée avance.

    Une demi-heure plus tard, on entend la porte de la chambre s'ouvrir. Guillaume arrive, tout sourire, un beau blue-jean propre sur lui, des tongs aux pieds, bien coiffé. Il est extrêmement aimable avec tout le monde, sert le champagne, fait passer les biscuits, et participe à la conversation. On ne parle pas de l'incident.

    C'est un garçon très serviable, attentif aux autres, mais c'est aussi, à cette période de sa vie, un adolescent aux réactions parfois surprenantes, mais, en définitive, normales. Inutile donc d'en rajouter...Il est tout de même désolant de devoir trop souvent passer par l'affrontement et l'affirmation de l'autorité pour que l'éducation porte ses fruits.

     


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  • C'est cette sensation qui me fit comprendre instinctivement qu'on se ressemblait beaucoup, même si je ne la connaissais pas depuis plus de cinq minutes. J'avais entendu parler d'elle, bien sûr, il avait bien fallu qu'il me fasse connaître son existence à un moment donné, mais rien qui m'ait donné envie d'en savoir plus. Les propos qu'on tient sur les autres ne révèlent jamais leur personnalité, c'est toujours ce que l'on ressent en leur présence qui est déterminant. Qu'aurais-je fait si je l'avais rencontrée à cette époque ?

    Personne ne disait rien. C'était étrange, puisque c'est elle qui avait voulu me voir. Je me décidai à prendre l'initiative, avec une question sans risque pensais-je.

    • Vous habitez toujours au-dessus de la librairie ?

    C'était vraiment pour meubler, car il me semblait que le tabac-librairie avait été vendu, et l'appartement faisait certainement partie du lot. Je me trompais.

    • Oui, j'y suis toujours. Vous savez, j'ai hérité de tout, mais j'ai mis le commerce en gérance. Je ne pouvais pas prendre votre place, ça n'aurait pas marché. Mais pour l'appartement, c'était autre chose.

    Elle hésita un instant, puis me regardant dans les yeux, elle ajouta en esquissant un sourire crispé :

    • Votre présence était palpable partout, même après qu'il ait disparu...Mais rester était pour moi une sorte de victoire quotidienne, au point que j'ai fini par m'y habituer. C'est même devenu comme une addiction. J'ai voulu déménager pour vous oublier, j'ai loué quelques mois une belle maison pas très loin d'ici, mais je n'ai jamais pu m'y faire. Il me manquait quelque chose. Vous.

    Étonnée par cet aveu inattendu, je ne savais quoi répondre, moi d'habitude si sûre de moi. C'est pour une fois Nadia, habituellement silencieuse, qui prit le relais, ne pouvant refréner sa curiosité.

    • Ça alors ! Après tout ce qui s'est passé, vous pensiez à elle de cette façon ? Vous ne la détestiez pas ?

    Un instant décontenancée, je me repris avant qu'elle réponde. Je commençais à comprendre ce qui nous arrivait : il avait changé de femme, mais il avait repris presque la même, elle me ressemblait tellement ! Je me tournai vers Nadia :

    • Il n'y avait pas de raison pour qu'elle me déteste. C'est moi qui me suis éloignée, tu le sais bien, on en parlait déjà à l'époque. Il a juste trouvé quelqu'un d'identique. Elle voulait sans doute me détester, mais elle n'y arrivait pas. Exactement comme j'essayais de la haïr sans pouvoir le faire. Je me trompe ? dis-je en m'adressant à elle.

    Elle me prit les mains et je me laissai faire.

    • Non, vous avez vu juste. J'ai dû me forcer pour vous contacter, j'avais peur. Maintenant je vois que je me trompais. Il n'y avait rien à craindre. Tout ce temps qu'on a perdu !

    Je lui souris et lui répondis, avec un brin de regret dans la voix :

    • C'est vrai. Mais pour une fois, le temps perdu va certainement se rattraper...On va faire ce qu'il faut pour ça !

     


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  • En ce début de printemps ensoleillé, je me promenais comme je le fais souvent dans la forêt de Dreux, dans les larges allées au-dessus de Boncourt. Pour revenir chez moi, je décidai cette fois de changer mes habitudes et de passer par le village au lieu de le contourner. C'est ainsi que je me retrouvai devant le petit cimetière du bourg, et je me souvins alors qu'y était enterrée une actrice, Anicée Alvina, une égérie des films de Robbe-Grillet, que j'appréciais beaucoup du temps où je fréquentais les cinémas d'art et essai dans les années 70. Je poussai le portail de fer et me mis à chercher sa tombe.

    Je fis le tour du cimetière, je ne vis point celle d'Anicée. Avisant une vieille femme qui arrosait des fleurs, je lui posai la question. Elle se montra loquace :

    • Elle ne s'appelait plus Alvina, elle avait pris le nom de son mari. La famille n'habite plus ici, ils ont déménagé après son décès. Sa tombe, c'est celle qui est là-bas, tout au fond, sans rien d'écrit dessus, il n'y a même pas son prénom, vous ne l'auriez pas trouvée.

    Elle me précéda jusqu'à une pierre tombale toute simple, un parallélépipède de marbre gris totalement anonyme, dont je fis le tour. Ma curiosité était éveillée, car il est rarissime qu'un tombeau ne porte aucune inscription. Voyant mon air perplexe, elle me suivit des yeux, me jaugeant visiblement. Je sentais qu'elle brûlait d'envie de me dire quelque chose, mais qu'elle hésitait, après tout j'étais un inconnu. Je tentai alors de la mettre en confiance, lui expliquant pourquoi je me trouvai ici à chercher la dernière demeure de quelqu'un que je ne connaissais pas.

    Elle finit par se décider, et me raconta alors cette singulière histoire :

    • Anicée habitait ici depuis plusieurs années, avec son mari et ses deux enfants. Elle avait complètement abandonné le cinéma, et vivait heureuse dans une famille apparemment sans histoire. Mais vous savez comment c'est : on s'aime pendant une dizaine d'années, on fait des enfants, on mène une vie tranquille, on est heureux, et puis après la routine s'installe, les enfants grandissent, on commence à s'ennuyer, surtout quand on a connu une vie d'actrice et qu'on vit en femme au foyer dans un trou comme Boncourt. Elle n'était pas du genre à jouer au bridge trois fois par semaine pour passer le temps avec les retraités du club d'Anet ! Je la connaissais bien, sa maison était voisine de la mienne, on se rendait service de temps en temps, pour faire des courses, s'échanger des plantes et des recettes de cuisine, ou alors on parlait simplement quelques minutes de la pluie et du beau temps. Je m'inquiétais pour elle, car elle fumait comme un pompier, elle toussait de plus en plus, sa voix devenait rauque.Je voyais bien qu'elle commençait à s'ennuyer, elle devenait triste, elle venait moins souvent me parler. Et puis un beau jour les choses ont brusquement changé. Elle s'est mise à chantonner, elle est revenue me voir, son regard se perdait au loin parfois au milieu d'une phrase, elle souriait pour rien. Elle s'est mise à s'absenter de plus en plus souvent, revenant à des heures impossibles, nerveuse mais rayonnante, visiblement heureuse malgré la fatigue. Jusqu'au jour où je les ai entendus crier l'un sur l'autre, elle et son mari, et j'ai compris tout de suite qu'elle était tombée amoureuse de quelqu'un. Cela n'a pas duré longtemps, car c'est à ce moment là qu'on lui a appris qu'elle avait un cancer du poumon. Je ne sais pas toute l'histoire, comment tout cela s'est passé entre son mari, son amant et sa maladie, mais une chose est sure, c'est que son mari ne l'a pas laissée tomber, il s'est occupé d'elle jusqu'au bout. Elle ne sortait plus, et plusieurs fois j'ai vu un homme roder autour de sa maison, le visage sombre. Je pense que c'était son amant malheureux qui souffrait terriblement de ne plus la voir. Une fois, il est resté plusieurs heures dans sa voiture garée au bord de la route, la tête dans ses bras, affalé contre le volant.La fin de l'histoire est triste, mais on n'en a pas beaucoup parlé dans les journaux. Anicée venait d'atteindre cinquante ans quand elle est morte, on l'a enterrée là ou vous la voyez aujourd'hui. Mais il y avait son nom, et les dates de sa vie sur le marbre. Quelques semaines plus tard, on a trouvé un homme couché dessus, il s'était suicidé d'une balle de pistolet. C'était son amant, qui n'avait pas supporté l'éloignement puis la mort de sa bien-aimée...Dans sa poche on a trouvé un mot, il voulait être enterré avec elle et demandait qu'on grave sur leur tombe l'épitaphe : « Comment ai-je pu vivre tout ce temps sans toi ? »...Le mari a tenté d'étouffer l'affaire. Il a à peu près réussi, puisque l'homme a été enterré bien loin d'ici, et même si sur sa pierre figure l'épitaphe souhaitée, personne ne sait à qui elle s'adresse. A Boncourt, le mari a fait effacer le nom d'Anicée pour que cette triste histoire d'amour soit oubliée et que nul pèlerin ne vienne se recueillir. Puis il est parti vivre ailleurs avec ses enfants, et je ne l'ai plus jamais revu.



    Je remerciai cette dame pour ce récit triste et poignant, et je terminai ma promenade tout songeur.



     


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