• Interview de Mehdi Monnier, chef du groupe GJ au Parlement européen, le 2 juin 2019

    Cnews :

    Monsieur Monnier, vous voici depuis la semaine dernière élu au Parlement Européen, et qui plus est, chef de file à 28 ans des 23 députés de votre mouvement, qui n'existait pas encore il y a six mois. Comment expliquez-vous cela ? Comment le vivez-vous ?

    Mehdi Monnier :

    C'est une grosse surprise et un grand bonheur. Mais aussi une grande responsabilité. Car nous voici maintenant en mesure de pouvoir changer des choses au sein de cette Europe qui ne fonctionne pas et que nous avons tant critiquée, voire rejetée, il n'y a pas si longtemps. Sans parler d'un autre challenge, celui de démontrer à ceux qui nous ont élus et soutenus malgré leur méfiance et même leur opposition à toute forme de représentativité, que la discussion et la lutte dans le cadre d'institutions existantes qu'on peut améliorer, vaut mieux que la simple expression d'une colère certes légitime, mais inefficace en raison de sa désorganisation et de son absence de vision à long terme. J'ajouterai que cela me fait une drôle d'impression que vous m'appeliez « Monsieur » alors qu'il y a si peu de temps je manifestais encore sur les Champs Elysées, que j'ai été brièvement emprisonné à cause de cela, et qu'en octobre dernier je venais de perdre mon emploi...

    CN :

    Justement, avant de parler des actions que vous comptez mener à Bruxelles et à Strasbourg, dites-nous qui vous êtes, comment vous en êtes arrivé là, car on vous connaît peu en France et encore moins en Europe, puisque votre campagne a été très courte et sans leader déclaré.

    MM :

    Je ne sais pas si cela est très important. Je fais partie d'un mouvement dont la principale caractéristique est d'être avant tout l'expression collective d'un mal-être profond, qui couve depuis des années en France et au-delà dans tous les pays d'Europe. Si j'ai été élu chef de file par mes collègues, ce n'est pas en raison de mes qualités propres ni d'une quelconque ambition personnelle, mais surtout parce que ma personne symbolise bien les difficultés auxquelles se heurtent les plus démunis.

    CN :

    C'est à dire ?

    MM :

    Vous voulez absolument que je parle de moi, et cela m'ennuie, car je ne souhaite pas personnaliser ma fonction au-delà de ce qui est juste nécessaire. Sachez simplement que mon histoire concentre les difficultés que beaucoup de gens rencontrent dans notre société. J'ai eu de la chance de m'en sortir, ce qui n'arrive pas à tout le monde.

    Je suis né à Grigny la Grande Borne, un « quartier » comme on dit, où la vie n'était pas facile et ne l'est toujours pas aujourd'hui. Alors, sans insister, voici la liste des choses que j'ai vécues et que, dans un monde idéal, il faudrait pouvoir changer.

    Mes parents étaient pauvres et sans instruction. Ma mère a eu cinq enfants et ne travaillait pas. Elle était maghrébine, et cela ne lui a pas facilité la vie. Mon père n'avait pas de qualification, il faisait des petits boulots manuels qui ne suffisaient pas pour nourrir sa famille, alors il a plusieurs fois été arrêté pour des petits trafics illégaux. Moi j'étais l'aîné, et j'ai dû très rapidement aider ma mère pour m'occuper de mes frères et sœurs. Cela s'est fait au détriment de mes études, je manquais souvent l'école et je traînais à ne rien faire avec d'autres.

    J'avais dix ans quand le feu a pris dans le logement vétuste qu'on occupait. Mes parents sont morts ainsi que mes deux frères. Nous n'avions pas de famille, et on nous a mis à l'assistance publique. Mes deux soeurs on été placées dans des familles d'accueil qui se préoccupaient plus de leur chèque mensuel que d'elles. Quant à moi, j'ai eu beaucoup de chance, je suis tombé sur un éducateur extraordinaire qui m'a vraiment fait avancer, même s'il n'était pas tendre, simplement en m'inculquant quelques valeurs de base que j'ai eu l'intelligence de conserver et de mettre en application.

    CN :

    Pour un départ dans la vie, c'était en effet du concentré, si je puis dire ! Mais quand même, cela ne suffit pas pour avoir fait de vous un leader politique...

    MM :

    Je vois que vous n'avez pas écouté ce que je viens de vous dire. Je ne suis pas un leader, je suis juste représentatif d'une certaine catégorie de personnes dont il existe des millions d'exemplaires en France, avec peut-être une langue un peu mieux pendue que la moyenne. Je ne prendrai jamais seul des décisions, je serai le porteur de la parole du groupe, car je crois à la force du collectif. Je vais vous dire pourquoi.

    D'abord, encore une fois, si je n'avais pas été aidé par cet éducateur, j'aurais sans doute mal tourné, comme on dit. Avec lui, j'ai appris ce que c'était que l'abnégation et l'ouverture aux autres. Il m'a écouté, m'a parfois conseillé, mais surtout il m'a fait réfléchir pour que je puisse prendre seul les décisions concernant ma vie.

    Ensuite, je me suis remis aux études, avec beaucoup de retard. J'ai travaillé dur, mais pas seul. En classe, j'avais quelques camarades, pas forcément les mieux lotis, mais on s'entraidait, ce qui nous a permis de réussir au bac, presque tous. Cette fois encore, c'est le groupe qui nous a fait gagner. Puis, comme nous nous estimions trop vieux, pas très motivés par des études supérieures et surtout sans le sou, nous avons décidé ensemble de créer une société de fabrication de tee-shirts personnalisés. Et là, on a galéré, car personne ne voulait nous aider pour démarrer, surtout pas les banques, qui empilaient les exigences de garanties et multipliaient les obstacles avant de nous accorder le moindre euro. Je vous passe les détails, mais soyez sûr qu'on a déployé une énorme énergie pour développer cette activité. Cela a duré deux ans et commençait à bien fonctionner, quand notre stock a été emporté par une crue lors des orages de l'automne dernier, et nous avons été obligés de déposer le bilan.

    Pole Emploi ne nous a pas fait de cadeau, accumulant les tracasseries administratives et les radiations provisoires ou définitives, et là nous avons vu rouge. Nous nous sommes joints au mouvement des gilets jaunes pour exprimer notre colère, mais j'ai vu rapidement que cela ne déboucherait sur rien si le mouvement restait dispersé et ne faisait que répéter semaine après semaine l'expression d'une colère multiforme qui ne s'organisait pas. C'est pourquoi, avec d'autres, nous avons lancé l'idée de créer un mouvement européen dont je peux maintenant vous exposer le contenu.

    CN : ….l'interview continue...

     


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  • La mère (Suzanne)

    Anaïs vient d'avoir 17 ans. C'est curieux, elle ne me parle jamais des garçons qu'elle fréquente. Faut dire qu'elle est sérieuse, toujours première en classe. Pourtant elle est mignonne, mais c'est une intello. Ça doit en énerver beaucoup. Ou alors elle cache bien son jeu. Après tout, c'est ma fille, et moi à son âge, j'en faisais courir des garçons, donc elle devrait avoir quelques uns de mes gènes, non ? Et ceux-là en particulier, bien que je me sois calmée depuis un bout de temps. C'est pas que j'y tienne, à ce qu'elle fréquente, car maintenant que j'y pense, j'ai frôlé plusieurs fois le viol. J'ai même cru une fois que j'étais enceinte, et pourtant je la prenais la pilule. Mais avec elle, normalement il ne devrait pas y avoir de problème, je lui ai dit je ne sais combien de fois de faire attention. Tout ce qu'elle a répondu, c'est qu'elle savait aussi bien que moi, et pour qui je la prenais. Quoique c'est à double sens, ça : ou bien elle est au courant, donc elle est comme moi et elle fait attention, ou bien c'est une sainte nitouche. Je me demande ce que je préfère en fin de compte. Ou alors...non... maintenant que j'y pense, elle amène beaucoup de copines à la maison, et...non... ça ne peut pas être ça quand même, pas des filles !

    Ouh là là ! Comment savoir ? Je ne vais pas fouiller dans ses affaires, ça ne se fait pas, bien que ce soit ma fille. Oui, mais je suis inquiète, alors tant pis. Je vais aller jeter un coup d'oeil, dans sa chambre, histoire de faire un peu le ménage, c'est tout... Je ne vois rien. Elle a dû planquer quelque chose, une photo, des adresses, des mots griffonnés sur des bouts de papier, c'est pas possible, il y a toujours des traces. C'est comme ça que je faisais dans le temps. Mais non, je ne vois toujours rien. Elle doit se méfier de moi. C'est vrai que je lui ai posé beaucoup de questions ces derniers temps.

    Mais j'y pense, on est en 2018, tout se passe maintenant sur les réseaux dits sociaux, Internet, les blogs, les trucs comme Facebook ou Twitter, ou des sites de photos, ou des forums de discussions. C'est vrai que je dois retarder sur ce plan, mais elle ne m'a jamais rien dit, je la vois juste tapoter souvent sur son smartphone. Elle reste toujours très vague quand je lui demande ce qu'elle raconte à cette machine, elle me répond que derrière les machines il y a des gens et qu'elle discute avec plein de monde. Qui ? Là, elle ne répond pas. Une fois elle m'a dit que c'était ses affaires à elle.

    Ah, voilà son ordinateur, je vais faire chou blanc, il doit être éteint et elle a sûrement un mot de passe. Non, ça alors ! Il est juste en veille, on dirait qu'elle l'a oublié en partant vite ce matin. Je transpire. J'y vais ou pas ? C'est pas bien ce que je fais. Oui, mais je dois savoir, c'est pour son bien, ce n'est pas de la curiosité malsaine. Enfin je ne crois pas. Car même si je trouve quelque chose, je fais quoi après ? J'ai appuyé par hasard sur une touche, et tout s'est rallumé, j'ai rien fait. Je vois plein de dossiers, ils ont l'air tous très bien, voyons...Maths..Dissertations...Notes... Ecologie (oui c'est vrai elle milite pour les baleines et n'aime pas les japonais)...Ah, là c'est plus intéressant : Correspondance...Photos...Personnel...J'ai bien envie d'y aller faire un tour dans ceux là. Juste un peu. D'ailleurs, elle va bientôt rentrer, faut que je me dépêche. Voyons. Correspondance. Non, rien d'important. Enfin, si quand même, elle a écrit une lettre à Le Clézio ? Ça alors ! Pas possible, c'est vraiment une intello ! Bon, je verrai plus tard. Rien de grave pour elle là dedans. C'est pas ce que je cherche. Oui, j'avoue, en fait je cherche des histoires d'amour ou de sexe, c'est ça l'important pour une jeune fille de son âge. Photos. Ben non, rien de compromettant là dedans non plus, photos de famille, des paysages, et même de l'abstrait. C'est vrai qu'elle aime la photo. Vais finir par croire qu'elle est parfaite ma fille, si toutefois rester vierge jusqu'à 20 ans c'est un signe de perfection...Personnel. Ya des sous dossiers. Skype. Photos. Journal. Mails. Un petit coup d'oeil sur le journal, c'est tapé à la machine, c'est moins joli que dans le temps quand on écrivait à la main. Mais non, là encore rien d'intéressant, que des trucs banals, c'est bizarre quand même, inquiétant pour tout dire... Et les nouvelles photos ce sont les portraits de ses amis, j'en reconnais quelques uns, rieurs, francs et ouverts, des têtes de braves petits jeunes, filles et garçons. Pas normal tout ça. Qu'est ce qu'il y a d'autre ? Des dossiers aux noms bizarres, incompréhensibles. Voyons ça. Ah pas possible de les ouvrir, elle a dû mettre un mot de passe, c'est une maline, comme tous les jeunes d'aujourd'hui. Mais ça prouve bien qu'elle cache quelque chose.

    Zut la voilà qui se pointe, j'ai entendu la porte, je ferme tout et je descends, je vais parler un peu avec elle en bas pour que son ordi s'éteigne et refroidisse, sinon elle va s'apercevoir qu'on y a touché et ça risque d'être le drame. J'ai une drôle d'impression, je regrette presque d'être allée fouiner, puisque j'ai rien trouvé. Ou alors elle a tout caché ailleurs, c'est plutôt ça. J'aurais dû y aller avant, j'aurai plus l'occasion

     

    La fille (Anaïs)

    Maman m'embête depuis quelque temps, elle n'arrête pas de me poser des questions l'air de rien, elle tourne autour du pot, je vois bien où elle veut en venir, savoir si j'ai déjà couché, si je bois ou me drogue, si j'ai un ou plusieurs petits amis. Ya que ça qui l'intéresse, c'est tout juste si elle me parle de mes cours et de mes résultats. Faut dire que, pour ce que j'en sais, elle n'était pas farouche de son temps, alors elle pourrait me ficher la paix. Heureusement qu'il y a Papa pour parler d'autre chose.

    De toute façon, je ne lui dirai rien, elle en ferait tout un plat, surtout si je ne lui donne pas de détails. Et comme elle est du genre curieux insistant, je me méfie. Je ne laisse rien traîner et tout ce que je ne veux pas qu'elle sache, je l'ai mis sur mon ordinateur, bien protégé. Mais je voudrais quand même savoir si elle osera venir fouiner, ça me titille. Ce matin, j'ai laissé ouverte ma bécane, si elle y met le nez je le saurai tout de suite. Là je suis sur le chemin de retour, je rentre plus tôt, ça me fourmille dans le ventre de savoir.

    Tiens, elle m'a entendue rentrer, elle descend un poil trop vite, je suis sûre qu'elle y était.

     

    La mère et la fille

    -  Tu arrives bien tôt, Anaïs. Tu n'as pas traîné avec tes copains aujourd'hui ? Ça tombe bien, tu vas pouvoir m'aider à préparer le déjeuner, je suis en retard.

    -  Non, j'ai pas le temps, j'ai pas fini mes exercices pour cet aprème. Je monte.

    -  Quand même, tu pourrais faire un effort, c'est toujours moi aux casseroles..

    -  Bon, je vais poser mes affaires et je redescends.

    -  Mais non, reste, poses ton sac et viens. C'est tout de suite que j'ai besoin de toi. Ton père va arriver et rien ne sera prêt. Allez...

    -  Mais j'en ai pour deux secondes, tu est pénible à la fin... !

    Anaïs monte l'escalier et entre dans sa chambre. Elle voit immédiatement que son ordinateur est allumé, positionné sur le « Journal ». Sa mère a dû être surprise, elle est bel et bien venue fouiller dans ses dossiers. Cela la met en rage. Elle redescend aussi vite qu'elle était montée.

    -  Tu es venue mettre ton nez dans mes affaires ! Tu as fouillé ! C'est dégueulasse ! Je t'avais pourtant dit que je n'avais rien à cacher. C'est beau la confiance...

    Suzanne a le dos tourné et regarde ses casseroles. Elle est gênée et ne sait quoi répondre. Elle se tait.

    -  Alors, tu ne dis rien ? Tu as trouvé ce que tu voulais ? Tu cherchais quoi d'ailleurs ? Ce que tu as fait, c'est nul.

    Suzanne pose sa cuillère en bois, se reprend et se tourne vers sa fille.

    -  Je suis désolée, je ne cherchais rien de spécial. Je suis juste inquiète, parce que tu as beaucoup changé ces derniers temps, que tu ne me dis rien, et que je voudrais bien savoir ce qui se passe. Ça s'est trouvé comme ça, pendant que je faisais un peu le ménage chez toi...

    -  Le ménage, mon œil ! Eh bien justement il ne se passe rien et je n'ai pas envie d'en parler. Je ne suis plus une petite fille et ma vie personnelle ne regarde que moi. Les parents n'ont pas à venir farfouiller dans mes affaires uniquement parce qu'ils sont inquiets. En fin de compte, tu fouilles pour te rassurer, toi, et ce que je vis, moi, tu t'en fous. C'est de la curiosité, rien de plus, pour pouvoir échanger des confidences avec tes amies au cours d'un thé ou pendue au téléphone, et transformer la maison en nid de concierges. Je suis un sujet de conversation, c'est tout !

    -  Ah non, tu vas te taire, là, parce que tout ce que tu viens de dire ce n'est pas vrai. Je respecte ta vie personnelle depuis longtemps, tu le sais bien, c'est trop injuste ce que tu dis. Je n'aurais pas à essayer de savoir ce que tu vis en ce moment si tu en parlais un tout petit peu. Toi aussi tu devrais avoir confiance en moi, ça marche dans les deux sens ta remarque.

    Anaïs est toujours très remontée.

    -  Parce que toi tu racontais sans doute tout à ta mère, non ? Ça m'étonnerait bien ! Tu voudrais que je fasse ce que toi tu ne faisais pas ? Pourquoi ?Je ne veux plus que tu entres dans ma chambre !

    Elle se retourne, claque la porte de la cuisine, monte l'escalier à toute vitesse. On entend la clé tourner dans la serrure.

    Suzanne a le visage sombre. Après un moment, elle s'assoit et reprend l'épluchage de ses légumes. Tout à l'heure, quand sa fille se sera un peu calmée, elle ira taper à sa porte pour qu'elle vienne dîner, et elle s'excusera encore une fois. Elle espère que la dispute s'arrêtera là et que les bonnes relations qu'elle a avec sa fille reviendront.

    Mais elle ne promettra pas de ne plus faire la curieuse, car elle ne sait toujours pas ce qui se cache dans les dossiers aux noms bizarres de l'ordinateur...

     


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  • Il fait nuit. J'ai réservé une couchette dans ce train qui doit me conduire à Nice, où j'arriverai dans la matinée du lendemain. La locomotive fait « Tchu Tchu Tchu », interminablement, comme un dragon endormi, et l'air sent le charbon et le soufre. J'entre dans le compartiment de troisième, où se trouvent déjà deux personnes assises sur les sièges de moleskine verte rabattus pour faire literie, à côté des couvertures qu'elles déploieront bientôt et du mince oreiller. Il y a un homme et une femme, ils attendent le départ du train et le passage du contrôleur pour se coucher. Ils répondent à peine au salut que je leur adresse. La femme, jeune, brune à cheveux longs, plutôt jolie, lit une revue, sans doute pour se donner une contenance. Elle porte une robe évasée vers le bas, à la mode de la fin de ces années cinquante, et des ballerines. L'homme est quelconque, petit, la cinquantaine, une grosse moustache et des yeux fuyants. Il ne fait rien, il attend. Je pose ma valise sous la couchette du bas, et je ressors dans le couloir. Je regarde les gens qui déambulent sur le quai, mais il y a peu de monde. Une secousse ébranle le wagon, une sirène hulule, c'est la bête qui se réveille, le « Tchu Tchu » s'accélère, le train démarre, à grands renforts de sifflements et de crissements. Des jets de vapeur sortent de la locomotive, que j'aperçois en me penchant un peu par la fenêtre, au-dessus de la plaque « E pericoloso sporgersi », le conseil de prudence pour ne pas faire justement ce que je suis en train de faire. D'ailleurs je le regrette, car je prends de suite, comme pour me punir, une escarbille dans l'oeil. Avec la manivelle, je remonte la vitre et je regagne mon compartiment.

    Apparemment, sur les six couchettes, seules trois sont occupées, nous serons plus tranquilles et cela diminue la probabilité d'avoir un ronfleur dans cet espace exigu. Je prends place dans celle qui est la plus élevée, à droite en entrant. L'homme fait de même sur le côté gauche. Quant à la femme, elle s'installe en bas, de mon côté. Lorsque le contrôleur est passé et a poinçonné nos billets, d'un commun accord nous éteignons la lumière violente du plafonnier et allumons les veilleuses individuelles. Au bout d'un moment, ils éteignent, et je reste le seul à lire pendant quelques minutes. Le temps passe. Je ne dors pas, nous sommes trop secoués par le passage des aiguillages et le « toc-toc » des roues sur les raccordements des rails. Je pense que les autres non plus ne dorment pas. La moleskine colle aux bras malgré le drap recouvrant le lit, elle sent le vieux.

    Je dois quand même m'être assoupi, car je suis réveillé quand le train s'arrête à grands renforts de crissements de freins. J'entends un haut-parleur hurler dans la nuit, dans des crachements indistincts : « Dijon, Dijon. Dix minutes d'arrêt ». Encore des chocs. Le train manoeuvre, un coup en avant, un coup en arrière. On doit accrocher des voitures venant de Nancy. Après quelques minutes, le train repart.

    Soudain la porte s'ouvre brutalement. Deux militaires entrent, bruyants, sans-gêne, sentant l'alcool. Ils allument le plafonnier. « Tiens, ici il y a de la place » dit l'un d'eux, un blond musclé. « En plus, il y a une minette » renchérit l'autre, brun la boule à zéro. « On va rester là, c'est bien. » La fille ne dit rien, l'homme non plus. Je leur demande poliment de s'installer et d'éteindre dès que possible, car je voudrais dormir. Et j'ajoute « Les autres aussi je pense ». Ils sont debout, leur visage à hauteur du mien, et je sens leur haleine. Ils me regardent d'un air mauvais. « Qu'est ce qu'il y a, le monsieur n'est pas content ? »  demande le premier. Il ajoute à la cantonade « On vous dérange, msieur dames ? ». Pas de réponse. Le petit homme couché à côté de moi se rencogne le plus loin possible du bord, le visage tourné vers la paroi. Il aimerait être ailleurs. Je me redresse sur un coude et je réponds aussi calmement que possible : « Je vais à Nice, et j'aimerais bien me reposer juste un peu, il y a encore des heures de trajet ». Ils me regardent toujours, puis le blond se détourne, éteint le plafonnier et allume la veilleuse de la couchette intermédiaire. Tous deux s'assoient sur la couchette du bas, en face de la fille qui est toujours allongée, et commencent à vouloir lui faire la conversation. Ils parlent fort, ils ricanent, ils s'esclaffent, fiers de leurs plaisanteries grossières. Elle ne répond pas, puis comme ils insistent, elle balbutie quelques phrases hachées. Je ne la vois pas, mais j'imagine qu'elle doit être mal à l'aise devant ces deux types qui lui posent des questions de plus en plus indiscrètes, tout en se vantant de leurs petits exploits de troufions à la base aérienne de Dijon. Je sens l'agacement m'envahir, puis l'énervement, puis la colère. J'essaie de me contrôler, mais cela devient de plus en plus difficile, même si ma raison me dit que si j'interviens ça ne pourra pas se passer bien.

    J'arrive à tenir un petit quart d'heure, puis j'explose. Je m'assois au bord de ma couchette et je leur hurle : « Ça commence à bien faire, là, tous les deux ! Vous voyez bien que vous importunez mademoiselle, et moi aussi par dessus le marché ! Alors taisez-vous maintenant, couchez vous et cuvez jusqu'à l'arrivée, cela vous fera le plus grand bien !! »

    Je me rends compte aussitôt de mon erreur, mais il est trop tard, et même si cette sortie me soulage, cela ne dure pas plus de deux secondes, car les deux types me tombent dessus à bras raccourcis. Le brun tire sur mes jambes et me fait rejoindre brutalement le sol, pendant que le blond costaud m'envoie son poing dans la figure. Je rends quelques coups, mais je ne fais pas le poids. Pendant ce temps, pas un mouvement de la part du petit moustachu de la couchette du haut, mais la fille se met à hurler. Elle me sauve d'une correction qui menaçait d'être plus achevée en ouvrant la porte du compartiment et en s'enfuyant dans le couloir en criant. Voyant cela, les deux militaires m'abandonnent, sortent précipitamment et s'enfuient dans la direction opposée.

    Je reprends mes esprits, j'ai la lèvre qui saigne et mal à l'oeil droit. Je vais l'avoir au beurre noir. Je m'assois sur la couchette. Peu après, le contrôleur arrive, s'enquiert de mon état, je lui dis que ça va. La fille revient, un peu calmée, mais elle me regarde d'un air accusateur, comme si c'était moi le coupable dans cette affaire, et demande à changer de compartiment. Je regagne ma couchette après un détour par les toilettes du wagon pour me rafraîchir le visage. Le reste du voyage se passe tranquillement, mais sans dormir du tout. Je ressasse ce qui s'est passé, je me demande si j'ai bien fait. Je n'ai plus revu les militaires. Ni le petit moustachu que je n'ai pas vu partir. La fille est descendue à Marseille, j'étais dans le couloir quand elle est passée avec une grosse valise. Je l'ai aidée à descendre du train. Elle m'a dit merci d'un air pincé, sans me regarder. Je devais être trop moche.

    De Toulon à Nice, il fait grand jour. Je suis accoudé à la fenêtre. J'ai une sale tête. J'ai hâte d'en finir avec ce mauvais trip.

    A Nice je retrouve mes amis sur le quai. Ils m'embrassent et me demandent pourquoi j'ai une sale tête. J'invente que je suis tombé dans le soufflet entre deux wagons et que je me suis cogné à une rambarde mal placée. Je n'ai pas envie de raconter que je me suis bagarré pour défendre une jeune fille en détresse, ce qui est vrai, mais pas complètement. Peut-être a t-elle été déçue que j'interrompe sa conversation avec de beaux militaires ? Peut-être ai-je imaginé qu'elle avait peur ? Peut-être espérais-je égoïstement une récompense ? Qui sait ?

    On ne connaît pas les gens.

     


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  • J'errais comme une âme en peine dans le grenier de Papy, parmi les cartons empilés par-ci, par-là, ses vieilles cantines militaires, et une multitude d'objets hétéroclites qu'il amassait depuis des années, qu'il avait peut-être oubliés. J'étais au bord des larmes, car je l'aimais beaucoup, c'était celui de mes grands pères qui m'était le plus proche, qui avait toujours quelque chose à me proposer, qui n'hésitait pas à jouer comme un gamin avec moi tout en répondant sérieusement à toutes mes questions, même les plus farfelues. Mes parents étaient au rez de chaussée, ils triaient et emballaient ce qu'ils voulaient garder du bric à brac de Papy, cela allait prendre un certain temps. Je venais de passer le bac, je n'avais donc plus rien à faire, ils m'avaient envoyé là-haut sans consigne particulière, juste pour m'occuper et leur dire ce qui s'y trouvait.

    Les cartons ne portaient aucune mention de leur contenu, j'en ai ouvert un au hasard. C'étaient des livres de classe, datant du collège, certains portaient encore une couverture en papier kraft avec son nom dessus. Des reliques poussiéreuses d'un passé enfui dont je ne savais rien, et, je le supposais, ma mère non plus. Plus loin, sous la lucarne, un alignement de valises attira mon regard. Elles étaient toutes vides. Sauf une, au fond de laquelle je trouvai un morceau de papier jauni portant quelques mots, coincé dans une fente entre la paroi de carton et un renfort rigide. Cela ressemblait à un fragment de lettre déchirée, sur lequel je me penchai pour déchiffrer ce qui s'y trouvait écrit. C'était bien l'écriture de mon grand-père, que j'aurais reconnue entre toutes avec ses jambages descendant loin sous la ligne et ses « a » à demi ouverts.

    Il y avait la date et le lieu : « Rouen, 10 juin 1965 », puis « Ma chérie, » puis, sur cinq lignes des fragments de phrases : « Tu es partie sans me dire...» « ...avec qui, et cela me fait de la pe... » « ...ce n'est pas pour me plaindre... » « ...griefs réciproques... » « ...si tu reviens un jour... ». J'étais perplexe. J'ai relu ces quelques mots plusieurs fois. Papy avait écrit à une femme qu'il appelait « Ma chérie » peu avant la naissance de ma mère. Cette femme était partie, puisqu'il évoquait la possibilité qu'elle revienne. Ils avaient tous deux des griefs réciproques. C'était adressé à une femme inconnue, pourquoi pas une maîtresse, mais alors comment expliquer la présence de cette lettre dans ses affaires ? Il y avait donc de fortes chances qu'elle ait été adressée à ma grand-mère, que je n'avais pas connue car elle était décédée d'un cancer bien avant ma naissance. Il avait dû retrouver cette lettre après sa mort et l'avoir déchirée, ou l'avoir rangée ailleurs. Quant au contenu, il attisait ma curiosité. L'explication venant immédiatement à l'esprit était simple, pour ne pas dire banale : ma grand-mère était partie avec un autre homme, sans prévenir, et Papy lui avait écrit pour lui dire de revenir. Apparemment, le « Ma chérie » laissait supposer qu'il l'aimait toujours, et poussait à interpréter le « si tu reviens un jour » comme un souhait plutôt qu'une menace. J'en déduisais que la fugue de ma grand-mère, si fugue il y avait, n'avait pas duré très longtemps, et qu'elle était revenue sans que personne ensuite ne le sache ou y fasse allusion. Je ne voyais pas d'autre explication.

    En effet, ma mère était née en avril 66, donc si mes comptes étaient bons, grand-mère était rentrée au bout d'un mois à peine. Que s'était-il donc passé, en cette période reculée ? Qui était cet individu pour lequel elle avait abandonné son mari, épousé à peine deux ans plus tôt ? Toutes les familles ont leurs secrets, mais je ne m'attendais pas à cela dans l'histoire de Papy, qui me parlait souvent avec émotion de sa femme, parfois même avec des larmes dans les yeux quand il me disait : « Elle est partie trop tôt, elle me manque... ». Et qui ne l'avait jamais remplacée.

    Je me dis qu'il y avait peut-être des éléments de réponse dans les caisses et cartons entassés dans le grenier. Aussi, bravant la poussière, je me mis à les ouvrir l'une après l'autre. J'eus du mal à m'arrêter quand mes parents m'appelèrent pour aller déjeuner, et pendant le repas je ne pipai mot de ma découverte. A mon avis, ils ne savaient rien de tout cela, il serait bien temps de questionner ma mère plus tard.

    Ma recherche dura presque deux jours. J'ouvrais chaque carton, puis je l'explorais méthodiquement, regardant même entre les pages des livres de classe et entre les feuilles des documents divers archivés là. Plus j'avançais, et plus j'étais persuadé que je trouverais quelque chose. En effet, pourquoi garder par exemple les factures d'EDF d'il y a cinquante ans, et jeter lettres et papiers personnels ? Mes parents s'étonnaient que je passe autant de temps dans la pénombre du grenier et me questionnaient, mais sans monter car ils trouvaient l'échelle et la trappe trop difficiles pour eux.

    J'avais eu tort de commencer par les cartons. C'est dans une cantine que je trouvai enfin ce que je cherchais, un paquet de lettres dans une enveloppe grise, dissimulé sous une machine à écrire Remington d'avant guerre. J'hésitai un peu avant d'oser les lire. Je commençai par chercher le morceau correspondant à ce que j'avais trouvé dans la valise. Ce fut facile, c'était la dernière feuille, toute chiffonnée, glissée sous l'élastique retenant les lettres. Mon grand-père avait dû être très ému en la rangeant, car, outre le fait de ne pas s'être rendu compte qu'il en déchirait un morceau, on devinait des traces de larmes au bas de la page, une goutte qui avait dilué l'encre, rendant presque illisible sa signature.

    Rouen, 10 juin 1965

    Ma chérie,

    Tu es partie sans me dire pourquoi, ni où tu allais, mais je sais bien avec qui, et cela m'a fait beaucoup de peine. Mais si je t'écris aujourd'hui, ce n'est pas pour me plaindre ni t'accabler de reproches. J'en ai aussi à me faire, et je ne veux pas que cette lettre ressemble à une liste de griefs réciproques. Je voulais simplement te dire que je t'aime toujours et que si tu choisis de revenir un jour, je serai le plus heureux des hommes. Je ne te reprocherai jamais rien, et je ne t'en parlerai jamais. Mon privilège sera de t'avoir près de moi, de pouvoir te contempler chaque jour, de croiser ton regard, d'attendre ton sourire. Et je ferai tout pour que ton bonheur soit ainsi égal au mien.

    Je tenais à te dire ces mots banals mais vrais. Je confie cette lettre à ton père, je pense qu'il sait où tu es et qu'il te la fera parvenir.

    Je t'embrasse tendrement.

    Gabriel

    Je me redressai, les deux morceaux à la main, très ému. C'était là une belle lettre d'amour, claire et simple, qui ne m'étonnait pas de la part de Papy, homme droit et chaleureux, si attentif aux autres, prêt à se sacrifier pour le bonheur de sa femme. Je songeais à tout cela en regardant au loin à travers la lucarne, et je m'apprêtais à descendre, lorsque soudain une pensée fulgura dans ma tête, un éclair violent qui me força à m'asseoir par terre, l'esprit en déroute. Et si...Et si...Non, ce n'était pas possible...Mon grand-père était mon grand-père, autre chose était impensable !

    Je refis plusieurs fois mes calculs, n'y croyant pas, mais je ne pouvais rejeter cette idée : et si ma grand-mère était revenue, non pas un mois après être partie, mais trois, ou quatre ? Après avoir passé tout l'été avec son séducteur ? Qui l'avait mise enceinte !C'était plus logique, et la conclusion arrivait alors d'elle-même, Papy ne pouvait pas être mon grand-père !

    Il fallait que j'en sois sûr, et accessoirement savoir qui était « l'autre ». Je décidai alors de poursuivre la fouille de ses affaires, lire ce paquet de lettres, chercher dans d'autres documents, aller à l'état civil, faire l'inventaire de ses relations de l'époque, questionner les gens. J'y passerai mes vacances, mais il fallait que je sache.

    Papy, TU ES MON PAPY, pas l'autre !! On ne peut pas aimer autant un enfant qui n'est pas le sien !

     


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  • Au restaurant

    Lundi à Mantes la Jolie, je déjeune dans un des rares restaurants ouverts. A la table voisine s'installent trois personnes, deux hommes et une femme. La femme précède les deux hommes, qui suivent à quelques mètres. Le plus âgé avoisine la cinquantaine, cheveux gris coupés courts et lunettes cerclées, chemise blanche ouverte ; l'autre a moins de trente ans, pantalon sombre et pull ras du cou. La femme est jeune, assez jolie, l'air décidé, mais avec un menton qui s'empâte et la voix criarde. Je la regarde surtout pour sa chevelure blond vénitien ondulant jusqu'à la taille. Je n'entends que des bribes de leur conversation - « Pirates », « capteurs », « beau temps » - lorsque le cinquantenaire se penche vers la femme pour lui montrer des photos sur son téléphone ; un peu plus tard l'un d'eux parle des « 39 heures », c'est tout ce que j'enregistre. Ils rient souvent. Je suppose qu'ils travaillent ensemble et qu'ils se racontent leurs vacances et parlent de leur travail.

    A un moment, je vois la femme qui prend la bouteille d'eau et sert tout le monde. Elle a une jolie main, avec des ongles rouges. Ensuite, ils trinquent. Aurait-elle servi le vin, s'il y en avait eu ?

    A la bijouterie

    C'est bientôt Noël et les gens se pressent dans les magasins. Dans la bijouterie où ma femme cherche un bracelet pour sa fille, je reste à l'écart et je regarde ce que font les chalands. Une grosse femme est collée à la vitrine des bagues, elle a son téléphone en mains et photographie certains bijoux. Puis elle doit les transmettre à quelqu'un, car elle se met à parler, puis se remet à photographier. Un télé-achat par délégation avec contrôle en temps réel ?

    A côté, une vieille dame semble incertaine sur ce qu'elle veut ou doit faire. Une vendeuse s'approche, la dame lui demande « quelque chose pour sa petite fille qui a cinq ans ». Mais rien ne semble lui plaire, ou alors c'est trop cher, et au bout d'un moment elle s'en va en s'excusant.

    Entre un très jeune couple, moins de vingt ans, la fille en jean moulant, baskets et pull léger sous une veste de cuir, cheveux tombant sur ses épaules. Elle tient à la main un sac « Sephora ». Le garçon, mince, pantalon noir, pull à col roulé, cheveux courts, lui parle à l'oreille et semble vouloir la convaincre, peut-être de se laisser offrir un bijou, peut-être de choisir ensemble un cadeau pour quelqu'un d'autre. Je me dis que tout n'est pas perdu, chez les jeunes il y a encore des filles qui aiment se parfumer sans avoir peur de ressembler à une bourgeoise et qui achètent autre chose que des bijoux « artisanaux ».

    Sur le trottoir

    Une vieille dame bossue, pliée en deux, promène à tout petits pas son chien sur le trottoir.

    Le chien avance doucement, la tête basse, l’air abattu, et s’arrête de temps en temps pour l’attendre. Ils se ressemblent de manière frappante.

     


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