• Léa dans la nuit

    La nuit était sombre, sans étoiles et sans bruits. De gros nuages cachaient la pleine lune. En cette fin de printemps, l'air était calme, doux et humide, mais de temps à autres un souffle bref faisait bruire les ramures des arbres du jardin. Léa n'arrivait pas à dormir, elle avait chaud, des frissons d'énervement faisaient trembler ses muscles, et ses pensées étaient en désordre. Elle avait d'abord repoussé ses draps après s'être tournée et retournée des dizaines de fois dans son lit, cherchant un sommeil qui n'arrivait pas puis, sans allumer sa lampe, elle s'était levée pour s'accouder à la fenêtre et respirer l'air du dehors qui sentait bon. Mais cela ne suffisait pas à la calmer.

    Une impulsion soudaine lui fit enjamber l'appui de la fenêtre. Elle avait treize ans, bientôt quatorze, était sportive, et bien qu'elle soit en chemise de nuit, se laisser glisser du premier étage le long de la gouttière ne lui posa aucun problème, hormis la sensation désagréable contre ses jambes et son ventre de la froideur métallique du tuyau. Le jardin était sombre, malgré une vague lueur venant de la ville lointaine ; parfois un rayon de lune arrivait à percer furtivement la couche nuageuse. Elle distinguait de manière confuse la silhouette des grands arbres, ce qui lui permit de s'orienter pour atteindre la barrière blanche près du portail fermé. Ses pieds nus se recroquevillaient en marchant sur l'herbe fraîche de la pelouse, c'était une sensation délicate, presque grisante, qui la faisait frémir. Elle n'avait jamais éprouvé cela. Elle tâtonna, cherchant la souche qu'elle savait être là, et s'assit dessus après l'avoir trouvée.

    Les coudes sur les genoux, les mains sous le menton, Léa resta ainsi un long moment. Elle n'avait pas peur, au contraire, la quasi obscurité semblait vouloir la protéger, comme une amie qui la comprenait. La chaleur moite qu'elle supportait mal dans sa chambre avait disparu, elle se sentait bien dans l'air tiède et la douceur de la nuit. Elle ne pensait à rien de précis, elle était juste une boule de sensations. Ce qu'elle éprouvait ainsi était si nouveau, si inattendu qu'elle sentit des larmes d'excitation perler sous ses paupières et son cœur grossir dans sa poitrine . Elle avait envie de crier, de chanter, de danser, de se coucher dans l'herbe, pour sentir pleinement son corps. Mais il ne fallait pas faire de bruit sous peine de réveiller ses parents qui s'inquiéteraient, forcément. Elle se contenta donc de s'étendre à terre, devant la souche, et de regarder la voûte céleste, où il n'y avait rien à voir dans l'obscurité presque totale.

    Ainsi étendue face au ciel, elle tournait entre ses doigts des brins d'herbe de la pelouse, l'esprit envahi de fragments de pensées multiformes et inorganisées. Elle attendait, elle ne savait quoi, comme si cet instant en suspens devait précéder quelque chose d'important sur le point de survenir. Un caillou lui écorchait l'omoplate, elle ne bougea pas, cette petite douleur rendait son corps encore plus présent. Elle se sentait vivante, en parfait accord avec la nature, une nature qu'elle n'avait encore jamais ressentie de cette façon. A un moment, prise d'un besoin irrépressible, elle ôta sa chemise de nuit, pour être sans cet obstacle ténu encore plus près des éléments. Elle se roula dans l'herbe, poussant de petits cris de plaisir étouffés qu'elle ne put retenir, avant d'aller entourer de ses bras le tronc du grand frêne. Avec la chaleur accueillante qui en émanait, avec son écorce rugueuse qui lui entrait dans les joues, la poitrine, les bras, le ventre, elle aurait voulu se fondre en lui. Plus tard, un peu calmée, elle remit sa chemise. Il était temps de rentrer. Après ce moment étourdissant, elle se demandait enfin ce qui lui était arrivé et commençait à avoir sommeil.

    Arrivée sous sa fenêtre, elle voulut rejoindre sa chambre par la même voie, le long de la gouttière. Elle empoigna le tuyau, mais rien n'allait plus, il s'écartait du mur, menaçant de se desceller. De plus, ses bras trop faibles n'arrivaient pas à hisser son corps, les pieds n'ayant aucune prise le long du mur. Dans son tourbillon émotif, elle n'avait pensé à rien pour le retour. Elle savait la porte d'entrée verrouillée, et toutes les fenêtres du rez de chaussée fermées. Elle se résigna, en désespoir de cause, à appuyer sur le bouton de la sonnette, et se prépara à affronter les questions de ses parents. Bien sûr, ils ne comprendraient pas, les parents, ça ne comprend jamais rien...

     


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