• Vie privée

    Dix ans auparavant, Bernard, le fils d'Adrien et d'Alicia, avait été victime d'un grave accident de moto. Il avait dérapé en s'engageant trop vite sur une bretelle d'accès à l'autoroute, avait percuté la barrière de sécurité centrale, avait eu une jambe brisée et la rate éclatée. Par chance le casque avait bien joué son rôle, préservant sa tête de toute atteinte irréversible. Adeline, sa compagne depuis sept ans, était accourue à son chevet ; elle venait le voir tous les jours à l'issue de son travail, aussi longtemps qu'avait duré son hospitalisation. Ils n'habitaient pas ensemble, chacun ayant gardé sa liberté et son appartement. Cela semblait leur convenir, mais depuis quelque mois ils semblaient s'acheminer doucement vers une vie commune.

    Après trois semaines de soins, Bernard était sorti de l'hôpital et Adrien avait proposé à son fils de venir s'installer chez lui pour la durée de sa convalescence. Bernard avait un peu hésité, mais Adeline ne pouvant s'occuper de lui dans la journée, il avait fini par accepter. A trente ans, il avait passé ainsi deux mois chez ses parents, s'ennuyant ferme, surfant sur Internet, téléphonant à ses amis, gribouillant dans ses carnets, et devenant acariâtre en réponse à la trop grande sollicitude de sa mère. Adeline venait le voir chaque semaine, mais sur la fin elle ne donna plus signe de vie. Elle ne vint pas non plus le chercher quand il fut rétabli, ce qui surprit Adrien et Alicia, et Bernard dut laisser dans la cave de ses parents une valise pleine de vieux vêtements, de livres et de papiers divers, disant qu'il viendrait la récupérer un jour prochain.

    Quelques semaines plus tard, Bernard et Adeline se séparèrent. Devant l'incompréhension de ses parents et leur désappointement, Bernard précisa qu'ils se quittaient d'un commun accord : leur passion du début s'était transformée en habitudes, et plutôt que de se forcer à vivre par convenance un amour presque éteint, ils avaient décidé de se quitter tout en restant bons amis. Bernard était dubitatif, mais il ne fit pas de commentaires, contrairement à Alicia qui assaillit son fils de questions indiscrètes auxquelles il ne répondit pas, se contentant de la rassurer en lui affirmant, avec un sourire énigmatique, qu'il « se sentait bien dans sa peau ».

    Peu de temps après cette rupture, Adeline se maria avec un proche ami de Bernard, s'attirant les foudres d'Adrien et surtout d'Alicia. Ils pensaient qu'elle avait profité de manière éhontée de l'indisponibilité de Bernard pour se précipiter dans les bras d'un autre, et qui plus est d'un ami de longue date. Bernard resta célibataire, sans s'attacher, du moins c'est ce que ses parents supposaient car il n'avait jamais été prolixe envers eux pour ce qui concernait sa vie privée. Il venait les voir de temps en temps, et ne semblait pas malheureux, mais ne répondait pas à leurs questions ni à leur souhait de ne pas attendre les calendes grecques pour être grands-parents...

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    Ce jour-là, Adrien rangeait son garage où s'accumulait chaque année un peu plus de choses. Sur une haute étagère, dissimulée sous une bâche, il redécouvrit la valise de son fils, que celui-ci n'était pas venu reprendre. Il l'ouvrit sans précautions, et plusieurs livres tombèrent à terre. En les remettant en place, une feuille pliée en deux s'échappa, couverte de l'écriture de Bernard qu'il reconnut facilement. C'était une lettre adressée à Adeline, et après tout ce temps, Adrien estima qu'il n'y avait pas de mal à y jeter un coup d'oeil.

    Il lut donc cette lettre, qui apparemment n'avait jamais été envoyée. C'était un brouillon, des mots étaient barrés ; cela ressemblait plus à un argumentaire, une justification pour une lettre à écrire, ou une conversation explicative à venir. Adrien en resta pantois, au point qu'il dut s'asseoir sur une des marches de l'escabeau du sous-sol.

    Chère Adeline,

    Tu es toujours chère à mon cœur, sois-en certaine, malgré le mal que je t'ai fait. Ainsi, tu as découvert mes écarts de conduite turpitudes pendant que j'étais à l'hôpital. Tu as dû fouiller dans mes affaires, ce n'est pas bien. Mais je ne t'en veux pas, cela a le mérite de mettre les choses au clair au lieu de laisser traîner une situation qui, je le vois maintenant, ne pouvait pas se prolonger très longtemps encore.

    Oui, je t'ai trompée, et pas qu'une fois, dès le début de notre relation. Pourtant, c'est toi que j'aimais, que j'aime encore, et c'est la vérité bien que je me rende compte de ce que cette affirmation déclaration a d'incompréhensible et de déplacé d'insoutenable. Cela n'était ne me paraissait pas important pour moi, et ensuite j'ai considéré avec l'habitude que c'était presque normal. Oui, je suis aussi allé voir sur des sites de rencontre, des filles qui ne te valaient pas rien, alors même que sur le plan sexuel de la chair amoureux nous nous entendions parfaitement. Ce doit être le côté sombre de ma personnalité, que j'ai toujours caché à tout le monde, je suis très bon pour ça.

    Si tu veux qu'on s'en explique de vive voix, je suis prêt à le faire, même si cela me sera difficile pour moi, car ce sont des choses que je n'ai jamais dites à personne. Je n'ai cependant aucune envie que cela se termine par ressemble à une séance de psychothérapie, ou à un réquisitoire.

    Mes parents ne sont pas au courant, aussi, si tu as encore un peu d'amitié pour moi et de considération pour eux, je voudrais que tu ne leur dises rien, ils en souffriraient trop. Je leur ai dit, sans épiloguer, qu'on restait bons amis. Et j'espère de tout cœur que ce souhait se transforme en vérité devienne réalité si tu arrives à ne pas me haïr.

    Tu me dis avoir trouvé ce que tu appelles du « réconfort » auprès de mon ami Thierry. Je n'ai évidemment pas le droit de protester, mais cela ressemble fort à une vengeance. J'espère que ce n'est pas le cas, même si objectivement tu as tout à gagner avec lui. C'est un homme bien, pas comme moi, mais faire ça à un copain ça a du mal à passer et je souffre de t'avoir perdue..

     

    Cette ébauche de lettre s'arrêtait là. Adrien était abasourdi, tétanisé par la surprise. Il savait son fils secret, mais de là à avoir aussi longtemps berné sa famille et sa compagne sans que personne ne se doute de rien, cela lui causait un immense chagrin. En même temps, il sentait monter en lui une grande colère. Il se résolut à lui parler, car il ne pouvait à son tour ajouter l'hypocrisie à la dissimulation. Mais il attendrait un peu, afin de pouvoir juguler sa révolte et essayer malgré tout de comprendre un tant soit peu ce qui s'était passé.

    Après quelques minutes, un sentiment d'échec monta en lui, d'échec et de culpabilité. Il avait sûrement échoué dans l'éducation de son fils, il n'avait pas su lui inculquer les notions de base qui, selon lui, fondent l'existence : trop insisté peut-être sur la liberté, et pas assez sur la responsabilité. Avec tristesse, il constatait une fois de plus, mais cette fois d'une manière qui le touchait personnellement, que les valeurs auxquelles il croyait et qu'il pensait intangibles et universelles, évoluaient dans un sens qu'il ne comprenait plus. Avec une ironie amère, il dut admettre que certains secrets doivent rester cachés, et que la transparence n'est pas toujours une qualité nécessaire pour une vie heureuse. Après quelques minutes, il sortit son briquet et brûla la lettre. Il ne dirait rien à sa femme, elle ne le supporterait pas.

     


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