• Mortelle randonnée

    Quand la caissière lui eut rendu la monnaie de son billet de cinquante euros, Georges Duroy sortit du restaurant, pas très rassuré. Que se passait-il dans cet endroit qui lui donnait ainsi la chair de poule ?

    Cette année-là, celle de ses quarante ans, il avait décidé de passer la moitié de ses vacances à cheminer en solitaire sur les sentiers de grande randonnée qui conduisent de Poitiers aux Sables d'Olonne. Il voyait là l'occasion de réfléchir en toute quiétude à ce que serait le deuxième versant de sa vie qui commençait, tout en profitant de la beauté des paysages et en testant sans indulgence sa fortitude, ou dit plus simplement, son endurance devant ce qui s'annonçait, dès le début, comme une épreuve physique et mentale difficile.

    Le troisième jour, après avoir plié dès l'aube sa petite tente et emballé son paquetage dans le sac à dos, il s’était mis en marche dans une brume épaisse. Après deux heures d’avance au ralenti, le sentier à peine visible qu’il suivait avait rejoint un chemin communal goudronné, et un peu plus loin il avait vu émerger de la grisaille un panneau indiquant le lieu-dit « La Tavelière », commune d'Augé. Il était dix heures, le brouillard était toujours là, et il avait froid. Passant devant l'enseigne d'un café bizarrement présent dans ce lieu écarté, il avait décidé de s'accorder une pause et un chocolat chaud.

    Il avait poussé la porte de l'estaminet et y était entré. Accoudés au bar se trouvaient six hommes, grands et gros, en treillis kaki, rangers et casquettes, cheveux en brosse et trognes d'alcooliques, qui buvaient de la bière en discutant d'une voix forte. Lorsqu'ils le virent, ils se turent. Un silence pesant avait envahi les lieux pendant qu'ils l'examinaient de la tête aux pieds. Il avait l’impression d'être accueilli comme un intrus indésirable, et pourtant digne d’une attention qu’il trouva perverse. Il avait murmuré un « bonjour » peu audible, auquel personne n’avait répondu.

    Il avait mis son sac à ses pieds et s’était assis à une table recouverte d'une toile cirée graisseuse et usée. Quittant son comptoir, la tenancière était venue prendre sa commande. Elle n’avait rien à envier aux autres occupants du lieu ; elle avait la face rougeaude, pesait au moins cent kilos et respirait la bêtise et la cupidité. Il vit les autres s'esclaffer lorsqu’il demanda un chocolat, et entendit distinctement dans leurs échanges les mots de « bobo » et « pédé ». Il comprit de suite qu'ils parlaient de lui, puisqu’il était le seul à ne pas boire une boisson de « vrais » hommes, aussi décida-t-il d'abréger sa pause. Il vida rapidement son bol, reprit son harnachement et, avec sagesse vida les lieux. Ce n'est pas qu’il avait peur, non, mais il n'était pas vraiment à l'aise devant ces trognes patibulaires équipées de fusils de gros calibre, et avait décidé de les semer au cas où il leur viendrait l'idée de le suivre.

    D’un pas rapide il s’enfonça dans les broussailles par un GR peu visible repéré sur la carte. Cette randonnée d'introspection avait changé de nature. Sans que cela soit clairement formulé dans son esprit, il craignait d'être désormais le gibier d'une chasse qui n'avait rien de psychologique. Il se mit à courir.

     29/05/2023


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