• Le dernier voyage

    Le train roulait à toute allure avec un halètement rageur et irrégulier, à l’image des pensées qui s’entrechoquaient dans l’esprit de Mathieu, rapides, incontrôlées, coléreuses. Il revenait des obsèques de son ami Denis, qu’il n’avait pas vu depuis longtemps, mais qui occupait depuis le lycée une place importante dans sa mémoire : les amitiés nouées quand on est jeune ont toujours un goût particulier qu’on ne retrouve pas chez celles de l’âge mûr.

    Il s’en voulait de ne pas avoir fait en sorte ces dernières années de le rencontrer plus souvent, lui et son épouse, elle aussi amie d’enfance. Maintenant c’était trop tard, tous deux avaient quitté ce monde, et les souvenirs des bons moments passés ensemble iraient irrémédiablement en s’effilochant au cours du temps, à moins que la faucheuse ne vienne aussi le prendre bientôt. Car le train avançait vite, très vite, à l’image des heures qui maintenant se succédaient sans discontinuer, comme si le temps lui-même, au lieu d’être uniforme et invariable à tous les âges de la vie, subissait une accélération grandissante lorsque la vieillesse approchait.

    Il n’était pas seul dans son compartiment de deuxième classe. Jusqu’à présent, plongé dans ses pensées mélancoliques, il n’avait prêté aucune attention aux autres occupants, au nombre de deux. A sa droite, vautré sur la banquette en moleskine, les pieds sur le siège lui faisant face, un vieillard qui sommeillait ; en fait non, qui dormait carrément, ronflant la bouche ouverte, exhibant quelques chicots jaunis par le tabac, les mains croisées sur une bedaine poilue visible par la chemise entrebâillée où il manquait un bouton. En fait, cet homme qu’il venait de qualifier de « vieillard », devait avoir son âge, ce qui le fit intérieurement ricaner, avant d’assombrir encore plus son humeur en raison de ce constat accablant : lui-même faisait partie de la classe des plus de 60 ans, même s’il ne s’en rendait pas compte, ou s’il faisait en sorte de ne pas y penser.

    En face de lui, assise près de la fenêtre, une femme d’une quarantaine d’années, brune à cheveux courts, le visage avenant mais où transparaissait dans le regard une lueur qu’il attribua à une forme de dignité dans la tristesse. Elle s’était installée avec un sourire d’excuse, dans le sens du train, et Mathieu s’était poliment déplacé vers le siège central de la banquette d’en face, ce qui permettait ainsi aux deux voyageurs d’étendre leurs jambes sans se gêner. Elle était vêtue d’une robe noire, simple et bon marché qui accentuait une élégante minceur, mais tout dans son aspect dénotait une forme de pauvreté cachée, affrontée avec une certaine distinction.

    Ce bref examen avait cependant permis à son esprit de s’éloigner quelque peu des idées moroses concernant son ami maintenant disparu. Pendant un moment il regarda par la fenêtre le paysage qui défilait, sa pensée errant librement, sans but et sans formulation claire entre différents sujets sans lien entre eux. Peu à peu, il passa ainsi du ressenti de sa tristesse se traduisant par diverses considérations maussades sur le sens de la vie, le manque de suivi d’une profonde amitié négligée, la mort qui approchait aussi pour lui, à des choses précises, très concrètes voire anodines, telles que son retour au travail le lendemain, le dîner qu’il se préparerait en rentrant, ses rendez-vous chez le dentiste et le coiffeur, une prochaine visite à son amie de cœur…

    Revenant vers l’intérieur du compartiment, son regard se posa à nouveau sur ses deux compagnons de voyage, et il se demanda quelle existence pouvait cacher leur apparence actuelle. Pour l’homme qui ronflait toujours, il ne s’attarda pas : la vie d’un vieillard négligé ne l’intéressait pas beaucoup, il s’en détourna rapidement. Par contre, sa curiosité s’éveilla au sujet de la femme, qu’il examina à la dérobée. A bien y regarder, elle ressemblait par certains côtés à Irène, la femme de Denis, avec qui il avait eu une de ses premières aventures sérieuses en terminale. Cela n’avait pas duré longtemps, elle s’était rapidement tournée vers son ami qui, bouillonnant d’idées et d’activité, montrait un caractère entraînant dont elle avait besoin pour surmonter sa timidité et sa réserve. Mathieu et Irène se ressemblaient trop, ils auraient fini par s’ennuyer ensemble, il le reconnaissait objectivement, mais il avait subsisté après cela un certain regret envers ce qui aurait pu être. Ce qui expliquait peut-être pourquoi ses relations avec le couple s’étaient peu à peu distendues…

    Le train s’était mis à ralentir, ils approchaient du terminus, et la locomotive lança quelques hurlements de sirène pour le faire savoir. Mathieu se dit, avec un brin de nostalgie, que tout cela allait bientôt disparaître, comme venait de disparaître Denis. L’électrification du réseau se terminait, et les trains à vapeur grossiers, bruyants et colériques allaient céder les escarbilles, l’odeur du charbon, les halètements sourds et les chauffeurs suants en tricots noircis à des motrices discrètes, bourgeoises et aristocratiques, munies de conducteurs invisibles en complet veston, tout ce beau monde moderne regardant de haut ces restes du passé. Comme il voyageait peu en train, il se dit que c’était sans doute là son dernier voyage dans ce vestige de l’histoire.

    En descendant sur le quai, une surprise l’attendait. La femme courut se jeter en souriant dans les bras d’un homme en salopette pas très nette, mal rasé, qui l’accueillit avec une sorte d’indifférence mutique, alors que le vieillard quelconque de son compartiment fut salué avec déférence par des « Bonjour professeur » par deux jeunes gens, apparemment des étudiants respectueux.

    Il ne faut pas juger les gens sur leur apparence, ni se laisser emporter par son imagination…

    15/11/2023

     


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