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Colère à l'apéritif
Il y a plusieurs sortes de colères, qui s'expriment différemment selon les individus, les causes, les personnes impliquées, l'heure et le lieu, et bien d'autres raisons. On peut en énumérer un certain nombre : l'explosion de colère, la colère froide, la colère purement verbale, celle qui s'accompagne de violences, celle qui reste dissimulée ou contenue, la colère caractérielle...Mais ce n'est pas ici le lieu de disserter de manière générale sur la colère, laissez-moi plutôt vous raconter l'une de celles que j'ai vécues, que j'ai eu du mal à me remémorer, car par tempérament ce péché capital ne fait pas partie de ma personnalité.
Cela se passait un samedi soir, un jour d'été il y a une trentaine d'années. Nous attendions des amis et j'avais préparé sur la table basse du salon les ingrédients incontournables d'un apéritif réussi : petites tomates, branches de chou-fleur et carottes en minces tranches près d'un récipient de tzatziki, cacahuètes, petits canapés de foie gras et œufs de saumon, chips...J'avais aussi sorti les flûtes à champagne sur leurs dessous de verre, car je savais que nos invités en raffolaient. Tout était prêt et bien disposé. Ma femme et ma fille étaient là et bavardaient en attendant.
Quant à mon fils de dix sept ans, il est dans la soupente qui lui sert de chambre, sous le toit, je l'appelle pour qu'il descende. Pas de réponse. Je répète mon appel, il grommelle un son inarticulé, d'où je comprends qu'il descendra quand il sera prêt. C'est toujours comme ça avec lui, ce qu'on lui demande l'indispose ou le dérange, à croire qu'on le fait exprès pour l'ennuyer. J'insiste en disant que j'aimerais bien qu'il soit en bas quand les amis arriveront, ce qui va se produire dans les minutes qui viennent, car ils sont ponctuels. Il consent alors à descendre, mais je le vois qui se pointe en short sale et déchiré, tee-shirt informe, et baskets terreuses. Je ne dis rien, mais je suis très agacé et je me sens devenir nerveux. Ma femme prend le relais et l'interpelle, lui reprochant de ne pas s'être changé comme elle le lui avait demandé.
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Pourquoi je devrais me changer ? lui répond-il. C'est des amis ou pas ? Si c'est des vrais amis, ils s'en fichent de comment on est habillés, sinon c'est pas des vrais amis.
Sur ce il s'affale sur le canapé, pousse la table basse du pied, écarte les récipients de l'apéritif, et pose ses deux pieds entre les tomates et le foie gras. Alors là, ça ne va plus du tout. Je me contiens, mais ma voix commence à trembler. La colère, qui montait dans ma tête, commence à transparaître quand je lui dis calmement mais sèchement :
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Guillaume, tu enlèves immédiatement tes pieds de là. Ce n'est pas propre, et on attend les amis. Qu'est-ce qui t'arrive ? Tu es de mauvais poil ?
A quoi il me répond, le regard au plafond :
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Et pourquoi j'enlèverais mes pieds ? Toi tu les mets bien sur la table en regardant la télé. Je fais pareil. Et puis les amis ils s'en fichent. Tout ça c'est pour les apparences.
Comme provocation directe, on ne pouvait pas faire mieux. Il est malin, mon fils, il a l'art de mettre ses parents sur la défensive, car il a compris très vite que la meilleure défense c'est l'attaque, et que des arguments ayant une certaine logique porteront plus qu'un simple refus non motivé. Donc là j'explose, pas vraiment très intelligemment, mais il m'a fait sortir de mes gonds. Je hurle :
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Tu enlèves tout de suite tes pieds. D'abord parce que c'est moi qui te le dis et que je suis ton père. Et on ne se comporte pas comme ça quand on attend des gens. Tu les vois manger des cacahuètes mélangées à la terre de tes chaussures ? Moi, quand je regarde la télé, je n'ai pas des godillots dégueulasses aux pieds, et il n'y a rien sur la table.
Je respire à fond pour me calmer. Il répond, buté :
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C'est ça, c'est l'autorité du père ! Voilà un argument... Tu as tous les droits et moi aucun. Et ne pas mettre les pieds sur la table quand il y a du monde alors qu'on le fait quand il y a personne, c'est hypocrite.
A ce moment, j'entends les amis arriver devant la porte. Je me lève et lui enjoins, sans crier mais très fermement :
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Tu enlèves tes pieds, je ne le répéterai pas.
Il me regarde dans les yeux et répond :
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Sinon ?
J'entends cette réplique, la colère transcende ma raison et la fait oublier. Je ne réfléchis pas, mon corps agit seul. Je me lève, je lui fonce dessus et lui colle une gifle bien sentie. Il ne l'avait pas vue venir, il ne pensait sans doute pas que j'en arriverais là, cela faisait plusieurs années que le stade des fessées était dépassé. J'aboie, la voix tremblante et la gorge serrée :
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Tu l'as bien cherché, alors ne va pas te plaindre. Tu montes dans ta chambre, tu te calmes et tu redescends quand ça ira mieux. Sinon je ne veux pas te voir ici. Compris ?
Il est terriblement vexé et déstabilisé, car je n'ai pas l'habitude de ce genre de comportement. Je me sens moi-même penaud, mais je fais tout pour qu'il ne s'en rende pas compte. Ma colère est retombée d'un coup, et j'ai presque envie de m'excuser.
Il se lève brutalement, monte les escaliers en courant et s'enferme dans sa chambre.
Les amis sont arrivés sur ces entrefaites, ont entendu les derniers mots et le voient monter. Ils demandent ce qui se passe. Ma femme et ma fille leur racontent l'incident pendant que je reprends mes esprits en me servant un bon whisky à la place du champagne. Puis on se met à bavarder et la soirée avance.
Une demi-heure plus tard, on entend la porte de la chambre s'ouvrir. Guillaume arrive, tout sourire, un beau blue-jean propre sur lui, des tongs aux pieds, bien coiffé. Il est extrêmement aimable avec tout le monde, sert le champagne, fait passer les biscuits, et participe à la conversation. On ne parle pas de l'incident.
C'est un garçon très serviable, attentif aux autres, mais c'est aussi, à cette période de sa vie, un adolescent aux réactions parfois surprenantes, mais, en définitive, normales. Inutile donc d'en rajouter...Il est tout de même désolant de devoir trop souvent passer par l'affrontement et l'affirmation de l'autorité pour que l'éducation porte ses fruits.
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