• Vivre l'instant présent

    Vous avez certainement été déjà confrontés à plusieurs exigences contradictoires sur la manière de bien ressentir la vie que l’on mène. Toutes visent à accroître la conscience que l’on a des actes qu’on accomplit et des pensées qu’on poursuit au moment où cela se passe. Pourquoi est-ce contradictoire ? Parce qu’on ne peut en même temps agir et se regarder agir. Prenez par exemple les soins que vous prodiguez à votre corps : la plupart du temps cela est automatique, on prend sa douche, mais on pense à autre chose, à ce qu’on va faire dans la journée, à ce qui s’est passé la veille, aux soucis qui vous préoccupent. Vous ne pensez pas, ou alors c’est très fugace, à l’eau qui coule sur votre corps, au savon que vous passez sur votre visage, à l’humidité de vos cheveux, et au plaisir que cela vous procure. Si votre corps est présent ici et maintenant parce qu’il ne peut en être autrement, votre esprit est ailleurs, dans le temps et dans l’espace. D’un autre côté, si vous essayez d’être vraiment là, d’être conscient de chaque détail de la douche que vous êtes en train de prendre, de vous-même présent dans votre salle de bain, sous le jet d’eau, des sensations les plus ténues que vous ressentez, il faut bien avouer qu’après avoir pris des dizaines, des centaines de douches, il n’y a plus beaucoup de nouveautés dans cette opération…Nous passons donc une bonne partie de notre vie à accomplir de nombreux actes automatiques qui nous séparent de l’environnement proche dans lequel ils se déroulent. Nous sommes là par notre corps, et nous sommes ailleurs par la pensée. Y a-t-il moyen de faire autrement ? 
    Quel que soit le temps, tous les matins je promène mon chien, et cela fait des années que la promenade a lieu. Chaque jour le parcours est le même, ou presque, et un calcul grossier m’informe que, sur une dizaine d’années j’ai ainsi arpenté ce chemin plus de 3000 fois, couvrant au total plus de 5000 km. Je devrais donc connaître le moindre trou du sentier, le plus petit caillou, chaque arbre qui le borde, chaque maison devant laquelle je passe. Et pourtant non, rien de tout cela ne se produit. Dès que je sors de ma maison, Olaf le chien vaque à ses occupations coutumières dont je ne me mêle pas, mon corps se met à avancer à bonne allure, et ma pensée se met généralement à divaguer. C’est en effet en marchant que je réfléchis le mieux, mon esprit se met à évoquer une multitude de sujets, dans le désordre le plus souvent, et je me retrouve très vite bien loin du lieu où se déplace mon corps, au point que de retour à mon logis je suis souvent étonné d’être déjà là, n’ayant aucun souvenir du parcours accompli ni même parfois du temps qu’il faisait. J’étais physiquement en ce lieu, mais dans ma tête très loin de là, dans le temps et dans l’espace. A peine si au printemps je remarque l’or du colza dans les champs, ou les blés en herbe subitement devenus dorés en juillet sans que je me sois aperçu du changement.
    Il arrive néanmoins que parfois je m’éveille et redevienne conscient de ce qui m’entoure, et je m’en veux de ne pas savoir profiter des sensations que j’éprouve mais que je ne ressens pas lorsque je suis loin dans mes pensées. La brise tiède du printemps qui agite mes cheveux, les senteurs de l’herbe coupée qui se transforme en foin, le pépiement des oiseaux soudain m’envahissent ; je m’arrête, je respire, je regarde autour de moi…et puis, au bout de quelques dizaines de secondes, je me mets à penser à autre chose, car on ne peut être à la fois un simple capteur de sensations et un esprit qui réfléchit sur des événements, des idées ou des projets, ou qui évoque des souvenirs qui s’enchaînent. La réflexion est l’ennemie de la sensation,   tout comme la sensation diminue ou abolit la possibilité pour l’esprit de se déployer en même temps dans un discours intérieur, qu’il soit construit ou à peine formulé, ou une simple mémorisation. La sensation pleine relègue la pensée au second plan, tout comme la pensée fait oublier la sensation. 
    Si je voulais vivre pleinement l’instant présent, il me faudrait donc trouver un moyen de juguler le déploiement de la pensée au travers du langage pour pouvoir focaliser tous mes sens sur les détails de l’instant présent. Mais vivre le moment présent, est-ce simplement observer, écouter, voir, ressentir, et essayer de garder tout cela dans sa mémoire ? Est-on vraiment absent à la vie lorsque la pensée domine ?
    Hier par exemple, je me suis arrêté au bord du chemin, et je me suis penché sur les fines pousses vertes du blé en herbe qui commencent à faire leur apparition dans la terre brune. J’ai essayé de capter ce moment sans passer dans ma tête par des mots ou des phrases, par cette sorte de monologue intérieur, ce langage qui le plus souvent fait office de manière de penser, pour mémoriser directement ce que je voyais et ce que je ressentais pendant ce bref instant. Quand il s’agit de choses ténues, c’est très difficile, il faut que cela vienne spontanément, sans qu’on soit obligé de faire un effort conscient qui ne peut durer. C’est moins difficile lorsqu’il s’agit par exemple de résister à quelque chose de désagréable bien que supportable, ou au contraire de faire durer un moment de plaisir intense. La pluie qui pénètre par le col de ma chemise, le vent glacé qui m’empêche d’avancer, la boue qui envahit mes chaussures au creux d’une ornière, voilà des micro événements déplaisants qui, lors d’une banale promenade canine, focalisent mon attention et orientent ma pensée sans l’abolir.
    Mais il n’en va pas de même lorsque les sensations sont extrêmes : une douleur insoutenable comme un plaisir extrême ou une très forte émotion, vous coupent de la réalité qui vous entoure. Plus rien d’autre n’existe. Vous êtes sans conteste dans l’instant présent, mais vous ne le vivez pas, il vous enferme en vous-même, vous le subissez. 
                                                                               oOo 
    Tout cela pour vous dire qu’une promenade avec son chien, par mauvais temps, sur les chemins défoncés de la campagne eurélienne, est sans doute propice à de puissantes sensations tout comme à de hardies spéculations, mais qu’en fin de compte vous n’aspirez qu’à une chose : en finir au plus vite pour aller vous asseoir près de la cheminée où flambe un bon feu de bois que vous avez pris la précaution d’allumer avant de partir…
    8/11/2023

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