• Ecrire un texte à partir de photographies de gens vivant dans l'Himalaya

    Imaginer qu'on est un autre que soi-même en France, dans l'environnement socio-culturel auquel on est habitué, est déjà fort difficile. Alors, se mettre dans la peau d'un jeune népalais gardant du bétail dans une solitude extrême ou d'une mère tibétaine vivant à 3000 mètres d'altitude sous une tente avec toute sa famille et son dernier né sur le dos, est une tâche quasi insurmontable. Cette façon de vivre est tellement éloignée de nos standards occidentaux que l'imagination se bloque à l'idée que toute une vie pourrait se dérouler ainsi.

    Quelles pensées peuvent bien habiter ces têtes ? Que se cache t-il derrière ces yeux rieurs ? Se posent-ils les mêmes questions que nous autres, sur leur avenir, sur le monde qui change, sur le sens de la vie ? Ou bien se cantonnent-ils à des réflexions utiles, sur le bétail, la nourriture, l'habillement, le logement, les déplacements, la famille, la recherche d'un conjoint ? Que leur a t-on inculqué depuis qu'ils sont nés? Quelles valeurs de vie en société sont les leurs ? Quelles sont leurs croyances ? Se contentent-ils de suivre la tradition sans se poser de questions ? Sont-ils réellement aussi heureux qu'on veut bien le dire en se fiant essentiellement à leur apparence et à leur accueil ?

    Ce n'est certainement pas en allant faire un voyage touristique de quelques jours ou de quelques semaines chez eux qu'un occidental pourra trouver la réponse à ces questions, n'en déplaise à ceux qui expriment une admiration sans borne envers ces gens si différents de nous, supposés si simples et par conséquent forcément meilleurs. Seraient-ils aussi accueillants si des hordes de touristes venaient à débarquer en flot continu, comme dans un zoo, avec leur appareil photo, leur portable et leur Facebook en bandoulière ? Pourquoi « l'âpreté des paysages et la rudesse des éléments » donneraient-ils « tout son sens à la vie de leurs habitants » ? C'est typiquement une réflexion de touriste venu s'extasier un petit moment dans un environnement exotique, mais désirant retrouver ensuite le confort auquel il est habitué.

    Pour ma part, cela fait vingt cinq ans que j'ai cessé de pratiquer ce genre de voyages, depuis qu'en 1993, au cours d'un séjour au Sri Lanka, j'ai été chaque jour environné de pauvres gens et d'enfants quémandant un sou, un bonbon ou un stylo-bille. Malgré la beauté des paysages et la gentillesse des gens, je me suis senti un intrus, j'ai trouvé insupportable ce voyage et je me suis juré de ne plus jamais recommencer. L'Occident n'a pas à s'introduire ainsi dans des cultures millénaires, pour finir par les détruire, même sans le vouloir. Comme le dit l'adage, « l'enfer est pavé de bonnes intentions », mais ce qui est « bon » n'est pas forcément la même chose selon la civilisation à laquelle on appartient.

     


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  • Juillet 1963. Nous sommes sur le passavant tribord de l'aviso-escorteur Victor Schoelcher, en mer d'Irlande. La journée a été chaude et bien remplie, et après le repas du soir nous avons déplié et accroché nos hamacs au-dessus des tables du poste. Puis nous sommes montés prendre l'air, du moins ceux qui n'étaient pas de quart.

    Accoudés à la rambarde, nous laissions l'air glisser sur nos visages, et nous échangions de rares propos, regardant le soleil se rapprocher de l'horizon. La brise était douce, l'étrave fendait une mer calme qui noircissait peu à peu entre deux gerbes d'écume, et les seuls bruits qu'on entendait étaient le frottement de l'eau le long de la coque, et la rumeur de fond provenant des vibrations des machines.

    Les blancs stratus qui dissimulaient quelque peu le bleu du ciel au cours de l'après-midi, commençaient à s'effilocher insensiblement et à virer au rouge. Je me trouvais près des bossoirs, devant les canots de sauvetage, et je voyais le soleil descendre peu à peu entre les palans et les crocs d'amarrage des embarcations. Quand il fut près de toucher l'eau, je me permis de le regarder en face, jusqu'à ce qu'il disparaisse, laissant un ciel en feu. Le phénomène ne dura que quelques secondes, mais la lueur dans le ciel perdura encore plusieurs minutes, les couleurs cédant la place à la grisaille envahissante du crépuscule.

    Quand il fit vraiment noir, je quittai le pont pour regagner le poste d'équipage. Mes compagnons étaient partis depuis longtemps, et dormaient dans leur hamac. Je me glissai dans le mien, titubant un peu en raison du roulis. A quatre heures, on vint me réveiller : c'était mon tour d'aller prendre le quart.

    Coucher de soleil

     


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    Ce café est bondé, j'ai juste trouvé ce coin de banquette pour m'asseoir, et je suis un peu trop près de ce type à côté, j'espère qu'il ne va pas faire des travaux d'approche, moi j'attends Ernest, j'espère qu'il ne va pas traîner, faudra qu'on aille ailleurs, ici il ne pourra pas poser ses fesses et puis d'abord qu'est ce qu'on ferait d'intéressant dans ce bouge, je ne sais pas pourquoi il m'a donné rendez-vous ici, c'est pas beau, tiens ce que je craignais arrive, il y a le bras de l'autre à côté qui touche mon dos, comme par hasard, sans avoir l'air, mais si je me pousse, je vais me retrouver par terre, il fait celui qui ne s'aperçoit de rien, c'est comme dans le métro aux heures de pointe, il y a toujours une bonne excuse pour frotter, ça me rappelle l'autre jour sur une affiche quelqu'un avait écrit « les frotteurs sont des salauds » c'est bien vrai ça j'approuve, il y a d'autres types qui me regardent, je ne sais pas quoi faire de mes mains, je vais allumer une autre clope, mais c'est pénible,si je les regarde, ils vont s'y croire, et si je passe mon temps à regarder par terre c'est pas franchement réjouissant, c'est même moche, il y a de la sciure partout, j'en ai plein les pieds, on croirait qu'ils ont fait le ménage avant que la soirée soit finie, je me demande à quoi ça sert la sciure, et puis je fume trop, j'ai maintenant la bouche sèche et un sale goût dans les poumons ma langue doit être blanche ou café au lait, tiens si le garçon passe dans le coin, je vais lui commander un autre petit blanc, mais je risque d'attendre longtemps, si je l'appelle, tout le monde va me regarder, ça va me donner un coup de chaud et même que certains vont vouloir me payer le coup, non, je ne fais rien, tant pis, mais qu'est ce qu'il fait donc Ernest il commence à m'agacer, les hommes ne doivent jamais être en retard, il devrait le savoir ce malotru, j'ai jeté un coup d'oeil à mon voisin, finalement il n'est pas si mal, il est tout seul on dirait, peut-être qu'il attend quelqu'un lui aussi, non, je ne crois pas, il n'y a plus une seule place dans ce bistrot, quoique moi aussi j'attends Ernest et il ne pourra pas s'asseoir c'est pas un critère, alors je fais quoi si Ernest ne vient pas, je ne vais quand même pas rentrer chez moi un samedi soir, s'il n'est pas là dans cinq minutes je pars, et si je prends mon temps peut-être que le gars à côté de moi il va me dire quelque chose, c'est toujours difficile de se lancer quand on est timide, il doit l'être sinon il aurait déjà essayé de me parler, après tout je ne suis pas une sainte nitouche causer ça n'engage à rien, il faut bien commencer pour faire connaissance, c'est pas pour autant que je suis une traînée si je lui réponds, Ernest il m'a posé un lapin, zut alors, c'est bien beau de jouer les jaloux et les matamores, mais pour ça faut être là, je ne suis pas sa propriété quand même, ah, voilà le gars d'à côté qui me jette un coup d'oeil, faut dire que je me suis un peu tournée, et que cette fois c'est ma fesse droite qui a touché sa cuisse, je ne l'ai pas fait exprès, c'est presque comme dans le métro avec tout le monde qui arrive, on se serre autour des tables, je suis sûr qu'il va me dire quelque chose....

    non, trop tard, tant pis pour lui, voilà Ernest qui se pointe, avec son sourire jusqu'aux oreilles, il a de la chance que je ne sois pas encore partie avec ou sans le gars d'à côté, mais il va prendre quand même une rafale, c'est un goujat, il ne se rend pas compte, il a même pas senti passer le vent du boulet...

     


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  • Julien avait vécu au Congo jusqu'à vingt ans, dans ce pays où la forêt équatoriale s'avance jusque dans la mer. Aujourd'hui, après une vie bien remplie, il est de retour pour retrouver ses racines, premier voyage d'une retraite qu'il voudrait fertile en découvertes du monde.

    Il est descendu dans un hôtel isolé en bordure de mer, non loin des faubourgs de la ville où il habitait autrefois. Maintenant, après avoir déposé ses bagages, il marche le long du rivage, et ses souvenirs refluent, remontant d'un passé lointain.

    Le ciel est couvert, contribuant à donner une teinte mélancolique à ses pensées. La mer est forte, les vagues viennent s'écraser sur les galets, les embruns salés arrivent parfois jusqu'à lui au gré des sautes de vent. Les cris des oiseaux de mer se mêlent à la grande rumeur de l'océan, et parfois l'un d'eux le frôle, comme la mouette qui, après l'avoir dépassé, est allée se poser près des arbres.

    Il s'arrête quelques instants pour la regarder et s'apprête à repartir lorsque soudain, dans la forêt profonde qui jouxte la plage, il entend un bruit aigu, sans doute le cri d'une bête inconnue, comme un sanglot de douleur, dont la tonalité fait exploser dans son esprit un souvenir qu'il a toujours essayé de bannir.

    Il n'est pas fier de ce qu'il avait fait ce jour-là.

    Ses parents, colons aisés, employaient plusieurs domestiques, et parmi eux se trouvait Fatoumata, une très jolie jeune fille noire, élancée, mince, souriante, dotée d'un visage ovale aux traits fins, d'une peau magnifique et d'yeux de braise qui enflammaient ses reins chaque fois qu'il croisait son regard. Peu farouche, elle n'avait pas tardé à l'initier aux plaisirs de la chair, sans que personne n'y trouve à redire. Cela avait duré quelques mois, il ne pouvait plus se passer d'elle, et elle commençait à s'attacher à lui. Puis il avait rencontré Sylvia, la belle romaine, fille d'un ami italien de son père, que celui-ci avait invitée pendant les vacances d'été, et tout avait changé. Il était immédiatement tombé amoureux d'elle, ce qui l'amena d'abord à se cacher pour rencontrer Fatoumata, puis à ne plus aller la voir du tout. Elle le lui reprocha, d'abord doucement, puis avec colère. Un jour, elle l'apostropha devant Sylvia, qui sourit d'un air pincé, et se mit à lui battre froid jusqu'à son départ, ce qu'il ne put supporter. Il alla voir Fatoumata peu après, bouillonnant d'une rage qu'il ne contenait plus. D'un seul coup, la bête humaine tapie en lui avait remplacé le naïf agneau qu'il croyait être. Le bruit et la fureur qui avaient envahis son esprit l'empêchaient de raisonner. Il se mit à hurler, la traitant de femelle en rut, de putain dépravée, il lui dit que c'était fini, qu'il ne voulait plus lui parler, ni la voir, ni rien avoir à faire avec elle. Quand il s'arrêta de crier, de sang froid il la gifla violemment plusieurs fois. C'est là qu'elle émit ce petit cri, si semblable à celui qu'il venait d'entendre dans la forêt.

    Après cette scène atroce, il avait repris ses esprits et la honte l'avait submergé. La métamorphose qu'il venait de vivre le remplissait de dégoût envers lui-même, et pourtant il n'essaya pas de se faire pardonner. Fatoumata quitta d'elle-même la maison dès le lendemain, et Julien demanda peu après à ses parents d'aller terminer ses études en France. Il ne revint jamais au Congo, essayant d'oublier cet épisode peu glorieux, mais parfois celui-ci se rappelait à sa mémoire, et alors, comme aujourd'hui, la honte l'envahissait pendant des jours, comme la peste qui, autrefois, après s'être cachée pendant des années, surgissait à nouveau pour tout emporter.

     


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  • Je déambulais nonchalamment sur l'avenue de l'Opéra, regardant distraitement les vitrines, et surtout les jolies bourgeoises qui me croisaient ou me précédaient, lorsque quelqu'un me dépassa en courant, me bousculant au passage. Je m'apprêtais à faire une remarque désobligeante, néanmoins courtoise, mais je ne vis qu'une silhouette indistincte qui s'éloignait rapidement, se perdant dans la foule. Au passage, un sac de femme plutôt lourd m'était tombé sur les pieds, et je trébuchai dessus.

    Je le ramassai, et fis quelques pas pour rattraper sa propriétaire, mais c'était peine perdue. Je me retournai afin de voir si la victime d'un larcin présumé se manifestait pour récupérer son bien, mais non, rien, personne ne courait en hurlant « au voleur ! », personne n'avait un visage inquiet, personne ne semblait avoir remarqué l'incident. Je me trouvais soudain un peu bête, debout au milieu du trottoir le sac à la main, au milieu de badauds qui me contournaient, agacés devant cet obstacle imprévu.

    Après quelques instants d'hésitation, j'allai m'asseoir à la terrasse du Café de la Paix afin de réfléchir et me rafraîchir devant un pastis bien tassé. Je n'avais pas l'intention d'aller au commissariat ; d'ailleurs je ne savais même pas où il se trouvait, et ils m'auraient fait perdre mon temps, les flics. Alors j'ai ouvert le sac.

    Je suis tout de suite tombé sur un portefeuille de bonne taille. Mais pour le reste, quelle surprise ! Ah vos sacs, Mesdames ! Quel bazar ! Que d'objets bizarres et incongrus ! Rouge à lèvres, Chanel n°5, clés, lunettes de soleil Rayban, mouchoirs en papier : là ça allait. Mais à côté de ça, trois crayons, un stylo, une gomme, deux trombones, un préservatif grand modèle, un trognon de pomme, un cigare, un cendrier Martini en céramique, une petite bombe lacrymogène, le dernier numéro de « Fluide glacial », un collant chiffonné...Il ne manquait plus que le raton-laveur !

    J'ai refermé et posé le sac sur la table, à côté de mon pastis, le portefeuille sous la main. Quelle femme pouvait bien transporter dans son sac un bric à brac pareil ? Je laissai mon imagination vagabonder quelques minutes, reculant le moment d'ouvrir le portefeuille. C'était sûrement une jolie femme, blonde (je préfère les blondes), en tailleur très classique, avec de beaux yeux et un magnifique sourire, une coiffure élaborée, de longues jambes sur des talons hauts...Rien à voir en fait avec le contenu du sac, rien d'imaginatif, c'est juste que je fantasmais sur les jolies femmes croisées sur le boulevard quelques minutes auparavant.

    Poussant un soupir, je m'apprêtais à ouvrir enfin le portefeuille, lorsqu'une furie surgie de nulle part vint se planter devant moi et se mit à m'apostropher dans un langage peu châtié et pourtant roucoulant, tout en me donnant des tapettes sur le bras avec un journal roulé :

    - Voleur ! Salopard ! Mon sac ! C'est mon sac ! Touchez pas à mon portefeuille, mon mignon! Vous n'avez pas honte ? Dépouiller une pauvre fille comme moi !

    Complètement pris au dépourvu, j'essayai de me lever, sans savoir quoi dire en dehors d'onomatopées indistinctes. Devant moi se dressait une grande bringue en minijupe et chemisier criard, aux lèvres peintes d'un rouge débordant, de longs cheveux roux sans doute faux entourant un visage ingrat, éructant des insanités. Baissant les yeux, je vis aussi des talons hauts surmontés de jambes bien poilues, et c'est alors que je me rendis soudain compte que ma bourgeoise blonde était ...un travesti.

    Ah là là ! Pouvoir du rêve...Il (ou elle) avait perdu son sac sans s'en apercevoir dans la bousculade et avait fait demi-tour pour le retrouver. Je le lui ai rendu avec son portefeuille, essayant de ne pas faire attention aux visages hilares des clients du Café, et je me suis empressé de disparaître.

     


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