• Pour fêter ses dix ans de mariage avec Juliette, Julien pensait avoir eu une idée géniale : revenir pendant quelques jours en Auvergne, dans le village où ils avaient passé, pendant leur voyage de noces, une merveilleuse semaine près d'un petit lac tranquille. Il avait pu retenir une chambre dans le même hôtel, qui existait encore, espérant ainsi faire renaître l'étincelle qui les unissait toujours, mais qui avait quelque peu tendance, depuis des mois, à s'étioler. Rallumer une minuscule chandelle, pensait-il en paraphrasant un proverbe chinois, valait mieux que de s'enfermer dans l'obscurité et de s'y complaire tout en la maudissant.

    Il fut très déçu. Quand il annonça à Juliette une surprise pour cet anniversaire, elle fit la moue. D'abord elle n'aimait pas les surprises, il lui fallait savoir à l'avance à quoi s'attendre. Aussi insista t-elle pour qu'il lui dise tout, jusqu'à ce qu'il cède. Ensuite, elle concéda que c'était une bonne idée, mais qu'une journée aurait suffi pour se souvenir, et que cinq jours, ça allait être long. En fin de compte, elle finit par accepter et ils partirent pour ce que Julien espérait être un voyage en amoureux revivifié par le souvenir du passé.

    Rien ne se passa de manière aussi idyllique qu'il l'espérait, bien au contraire. Elle se montra insupportable, atteignant des sommets dans l'art de ne voir que le mauvais côté des choses, voire d'inventer ce mauvais côté quand il n'existait pas. Que n'entendit-il pas au cours de ces quelques jours !

    J'ai mal dormi (répété plusieurs fois)

    Regarde la tête que j'ai

    Je suis en colère

    Je suis fatiguée

    J'ai mal à la tête

    J'ai mal au genou

    J'arrive pas à aller aux toilettes

    On ne va pas trop marcher, mon genou va sûrement me faire mal

    Le ciel est couvert, je suis sûre qu'il va pleuvoir, faut pas aller trop loin

    Le vent me décoiffe, regarde la tête que j'ai

    Ne me prend pas en photo, je suis moche

    Ça y est, il pleut, mon brushing va en prendre un coup

    J'ai chaud

    J'ai froid

    Le sentier n'est pas plat, je vais me tordre la cheville

    Y a des papiers gras, les gens sont dégueulasses. La mairie pourrait nettoyer.

    Ça sent le graillon

    Regarde ces gens, ils pourraient quand même se pousser quand on passe

    Ce n'est sûrement pas ici que je viendrais habiter

    Il y a du bruit

    On ne voit personne, c'est sinistre

    Tu as vu ? J'ai dit bonjour, il ne m'ont même pas répondu. Les gens sont impolis.

    On ne va pas à Bibracte, ça monte

    Ah, il y a une navette pour monter ? Mais on descend à pied, ça va être pire

    Le repas gaulois ? Bof. Les grattons sont trop gras. La sauce aux champignons est bonne, mais sans les champignons. Les épinards ? Beurk. Le roulé aux pruneaux ? Beurk. Je vais demander autre chose à la place.

    C'est fatigant de rester debout.

    Je suis sûre que demain il va pleuvoir.

    Ne va pas trop vite, je suis malade en voiture

    Ça tourne

    Je ne pensais pas que c'était aussi loin.

    C'est la campagne profonde, ici

    Ça te fait rire ? Arrête de faire l'imbécile (Julien essayait, sans doute maladroitement, de la dérider)

     

    Julien se mit en colère deux ou trois fois, avec des mots durs, mais rien ne l'atteignait. Juliette se taisait quelques instants, puis repartait de plus belle. Il ne comprenait pas comment elle pouvait donner autant d'importance, ou accorder autant d'intérêt aux choses qui ne vont pas ou à celles qui, d'après elle, ne vont pas aller, au lieu de profiter du bon côté des événements, y compris le vent qui décoiffe ou la petite pluie qui mouille à peine...

    Le seul point positif qu'il lui reconnaissait, c'est qu'elle n'était pas rancunière. Quand, excédé, Julien lui disait ses quatre vérités, elle s'enfermait un moment dans un silence éloquent, puis dans la demi-heure tout redevenait normal : plus de bouderies interminables comme autrefois, plus de silences pesants, plus de récriminations à propos de ce qu'il lui avait dit.

    Ils se firent prendre en photo, où on les voit souriants, l'air heureux. Des années plus tard, retrouvant ces clichés, Juliette fait cette réflexion à Julien : « Tu as eu une bonne idée. Finalement c'était bien ce petit séjour, ça m'a rappelé de bons souvenirs. Il faudra qu'on y retourne. ». Julien va pour dire quelque chose d'ironique et de bien senti, se mord la langue, puis il sourit et approuve. Il l'adore, sa Juliette...

     


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  • La matinée était belle en ce jour de printemps, une fraîcheur revivifiante fouettait le sang et donnait envie de bouger, après l'hiver tiède et mou qui venait de s'achever. Florent s'arrêta quelques secondes sur le trottoir, regardant le ciel bleu où flottaient quelques petits nuages, prenant une grande inspiration pour emplir ses poumons de l'air du dehors après celui du métro où s'entassaient les gens dans une promiscuité étouffante et moite.

    Il sentait dans ses muscles et dans sa tête une énergie nouvelle l'envahir, et c'est d'un bon pas qu'il parcourut les quelques centaines de mètres qui le séparaient de son bureau. Il faisait mentalement le programme de sa journée, avec l'envie de se mettre au travail et d'avancer à pleine vitesse dans le projet en cours. Ces derniers temps, il avait eu tendance à procrastiner : il avait repoussé des rendez-vous, remis à plus tard des choses non urgentes mais qu'il aurait pu faire quand même, consacré trop de temps à des détails sans importance. Il était même rentré chez lui plusieurs fois en avance pour retrouver plus vite sa jeune femme et son bébé tout neuf. Mais aujourd'hui ce n'était pas le cas, et même s'il était un peu en retard, il avait vraiment envie de rattraper le temps perdu et de terminer au plus vite la réalisation de ses contrats.

    Le bureau était un espace ouvert où tout le monde cohabitait, chacun séparé de son voisin par une simple cloison plus ou moins insonorisante et quelque plantes vertes. Il y avait aussi une petite salle de réunion séparée pour discuter tranquillement avec les clients et faire chaque semaine le point de l'avancement des affaires. En poussant la porte, il émit une sorte de rugissement censé signifier « Bonjour tout le monde il fait beau comment ça va ? » et gagna sa place. Il brancha son ordinateur après avoir ôté son paletot, et c'est alors qu'il se rendit compte qu'il régnait autour de lui une atmosphère inhabituelle : Catherine, la secrétaire, une jolie petite rousse bien en chair, ne s'était pas levée pour lui faire la bise, et pourtant il était persuadé qu'elle en pinçait pour lui ; Roger, l'autre consultant senior bien plus âgé que tout le monde, compétent mais casanier, très concentré, faisait semblant de s'intéresser aux profondeurs de son écran, marmonnant le menton dans sa main, passant de temps en temps ses doigts sur son crâne luisant. Les autres, invisibles, se trouvaient au fond. Quant à David, le PDG, le créateur du cabinet, un grand homme maigre d'une cinquantaine d'années au visage en lame de couteau, ouvert mais autoritaire, au lieu d'être au téléphone comme à l'accoutumée, il tripotait des papiers, l'air renfrogné, lançant des regards perçants dans sa direction. Il était pourtant devenu un ami de Florent, qui l'avait même invité à son mariage l'année précédente.

    Perplexe, Florent sentit son humeur joyeuse s'assombrir : il se passait quelque chose, et cela devait le concerner, les autres avaient l'air dans leurs petits souliers, comme dans l'attente d'un événement imminent. En effet, son ordinateur n'avait pas encore eu le temps de s'ouvrir que David se levait, lui disant d'un ton sec : « Florent, viens avec moi dans la salle de réunion, j'ai quelque chose à te dire ».

    Florent sentit plutôt qu'il ne vit les deux autres se figer : le bruit du clavier de Roger s'arrêta d'un coup, et Catherine leva furtivement les yeux, lui adressant un regard timide et un embryon de sourire qu'il interpréta comme de la compassion, ce qui lui déplut fortement tout en avivant ses craintes. « Qu'est-ce qui se passe ? » se demanda t-il tout en se levant pour rejoindre David dans la salle de réunion. Tout le monde semblait être au courant, sauf lui.

    La porte refermée et à peine assis, David lui déclara d'emblée :

    • Nous avons un problème..

    .- oOo -

    Jean-Pierre n'avait pas le moral ce jour là.

    Plus exactement, cela faisait des mois qu'il n'allait pas bien, depuis que Mathilde l'avait quitté pour ce greluchon sans envergure dont il ne savait rien, sinon qu'il était plus vivable, moins autoritaire, plus sympathique et plus doux que lui. Il n'avait toujours pas accepté cet événement, il pensait à elle chaque jour avec fureur et regret, même s'il se demandait maintenant si c'était à cause de son orgueil bafoué ou de la perte de son amour. Il est vrai qu'il était difficile à vivre, mais pourtant il lui semblait avoir fait des efforts énormes avec elle. En attendant, il n'avait plus personne dans sa vie, à part quelques filles occasionnelles, et il se consacrait totalement à son travail.

    En ce lundi, lui qui était si pointilleux sur les horaires, il était arrivé à son bureau en retard, avec aucune envie de faire quoi que ce soit. Son assistante Juliette, une femme entre deux âges discrète et compétente, n'avait fait aucune remarque, mais le café servi depuis longtemps refroidissait sur le plateau. Bien qu'elle l'ait salué avec sa déférence et son sourire habituels, il s'était bien aperçu qu'elle lui jetait discrètement des regards interrogatifs. La réunion de démarrage du lundi l'attendait dans une demi-heure avec les principaux responsables de l'entreprise qu'il dirigeait, avec un gros morceau au programme : la mise au point du plan stratégique de la société. Il avait vu en passant qu'ils préparaient fébrilement leurs dossiers, l'air concentré. Cela s'annonçait mal...

    Il trouva le café trop amer, trop froid, il se sentait mal. Il reposa sa tasse, manquant de la casser, et se leva brusquement. Il ne pouvait vraiment pas faire aujourd'hui comme si tout était normal, comme si tout roulait sans à coups, comme si tout était dans l'ordre. Il ne se sentait pas capable de jouer le rôle qu'on attendait de lui, même s'il était à l'origine de cet état de choses. Il prit son manteau et sans rien dire à personne, se dirigea vers l'ascenseur sous l'oeil ébahi de Juliette, qui l'interpella mais à qui il ne répondit pas.

    Il sortit de l'immeuble et marcha sans but pendant longtemps, l'esprit cotonneux. Puis, se sentant fatigué, il entra dans la première brasserie venue dans un quartier sinistre qu'il ne connaissait pas, s'assit au fond, dans l'ombre, et commanda un café. « Avec ou sans ? » lui demanda le garçon. « Avec », répondit-il, pensant qu'il s'agissait de sucre. Aussi fut-il étonné lorsqu'on lui servit un café noir sans sucre, accompagné d'un petit verre de gnôle anonyme. Cela ramena un sourire sur son visage et eut le don de le sortir de son état de torpeur. Il avala la liqueur qui lui brûla la bouche et l'estomac, se disant qu'il fallait bien un traitement quotidien de cette nature pour mettre au travail les ouvriers qu'il voyait maintenant autour de lui, se pressant au bar avant de rejoindre leur poste. Il était comme eux aujourd'hui, mais il se sentait mieux maintenant.

    Il se leva, alla payer, et retourna, un peu ragaillardi, vers son bureau. Les bourgeons commençaient à pointer sur les arbres des rues, l'air était doux. Il réussit à mettre Mathilde dans un recoin de son esprit pour y penser plus tard, convoqua tout le monde en salle de réunion, puis tenta de rattraper le temps perdu.

    - oOo -

    Florent haussa les sourcils, mais ne dit rien, attendant la suite. David reprit :

    • Je viens d'être contacté par Jean-Pierre X, le PDG de JPX SA, qui veut que notre société l'accompagne dans la mise en place de son plan stratégique. C'est une affaire juteuse que nous ne pouvons pas manquer, sauf qu'il y a un gros problème : il n'y a que toi en mesure de faire ce travail. Roger n'a pas le charisme nécessaire, et moi je ne peux intervenir que marginalement.

    Florent se rendit compte immédiatement la situation. Il pâlit et resta silencieux, mais se mit à réfléchir à toute allure. Le fixant attentivement, David poursuivit :

    • Je vois que tu as compris de quoi il s'agit. As-tu déjà rencontré ce monsieur ? Sait-il qui tu es ? T'a t-il déjà vu ? Tu as intérêt à trouver rapidement une solution, il arrive dans une demi-heure, je n'ai pas pu faire autrement, il est pressé.
    • Je ne sais pas s'il me connaît. Quand Mathilde l'a quitté, elle m'a dit qu'il n'a rien voulu savoir de moi. Peut-être connaît-il mon prénom, mais sans doute pas mon nom ni mon visage, à moins qu'il n'ait fait des recherches sans le lui dire. J'espère simplement qu'il l'a oubliée, depuis tout ce temps.
    • Bon, on ne va pas tricher, enfin pas trop, mais il nous faut ce contrat. Je vais te présenter avec ton prénom seulement, on verra bien. Car s'il te connaît, de toute façon c'est fichu. Ou alors, on pourrait peut-être...

    La sonnette lui coupa la parole, et la secrétaire alla ouvrir. Jean-Pierre était en avance, pas moyen de mettre au point une tactique quelconque. Ils se levèrent tous deux quand il fut introduit dans la salle de réunion.

    Jean-Pierre se figea imperceptiblement en prenant la main de Florent, au moment où leurs regards se croisèrent. Bien sûr qu'il le reconnaissait, son rival chanceux qu'il maudissait depuis deux ans ! Il n'avait rien dit à Mathilde, mais il l'avait suivie un jour, et l'image de leur baiser passionné sur le trottoir devant chez elle était encore imprimé sur sa rétine. Un instant déstabilisé, il réagit en un éclair. Il ne pouvait pas se ridiculiser en mêlant une affaire personnelle à un rendez-vous professionnel urgent, d'autant que ce cabinet lui avait été chaudement recommandé. Mais il verrait plus tard comment briser cet individu si l'occasion se présentait.

    De son côté, Florent essaya de rester impassible tout le temps que dura la réunion. David les observait au cours de leurs échanges techniques. De parfaits hypocrites tous les deux, pensait-il, ou encore de parfaits gentlemen, qui parlaient marketing, motivation du personnel, opportunités et menaces, avantages concurrentiels, tout en ne pensant qu'à Mathilde dont le spectre hantait la pièce de manière presque palpable. Une joute implacable, l'un accumulant les demandes les plus tordues afin de forcer l'autre à jeter l'éponge, le second répondant brillamment sans se démonter. Il n'a jamais été aussi bon, pensait David, mais que va t-il en résulter ?

    Deux heures plus tard, le duel se termina sans qu'un vainqueur se soit manifesté. Jean-Pierre dut s'avouer que la réputation du cabinet, au travers de son rival, n'était pas usurpée, et convenir que Mathilde, de son côté n'avait pas forcément fait un mauvais choix, bien que cette pensée lui fît mal. Quant à Florent, poussé dans ses retranchements, il avait eu à cœur de montrer sa valeur devant un personnage d'une trempe certaine, dont il admirait la rigueur et le professionnalisme.

    Un peu rasséréné, David se dit que dans le fond il n'y a rien de meilleur qu'une bonne rivalité pour que les gens se dépassent. Il était plus optimiste maintenant sur la conclusion de cette nouvelle affaire. C'était ce qui lui importait le plus, mais il allait devoir se montrer vigilant.

     


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  • J'arrivai au crépuscule. La maison était bien là, un fouillis de végétation montant à l’assaut de murs de pierres descellées couvertes de mousses et de moisissures. Un escalier à peine visible conduisait à une porte à demi cachée par le lierre, et les fenêtres munies de barreaux, inaccessibles, étaient comme des yeux d’insectes ouvrant sur un espace sombre et froid.

    Pas un souffle n’agitait les feuilles, l’air était pesant sous la noirceur du ciel d’orage, et, avec l’humidité qui imprégnait ce lieu, j’avais l’impression de m’approcher de la maison Usher.

    Je poussai la grille avec difficulté, entrai dans le jardin et m’immobilisai. Je restai ainsi quelques minutes, indécis, en proie à un mauvais pressentiment, comme si j’arrivais enfin au bout de ma quête sans avoir maintenant envie de la terminer. Judith devait être là, ou plutôt je sentais qu’ici se trouvaient les réponses que je cherchais depuis tant d'années. Ma sœur si proche et tant aimée avait un jour disparu sans un mot, sans un signe, comme si elle avait tout à coup voulu n’avoir jamais existé ni pour moi, ni pour les autres. Je savais qu'elle n'était pas morte, bien des gens l'avaient aperçue, et c'est ici que la piste que je suivais m'avait conduit. Mais dans l’atmosphère étrange qui enveloppait ce lieu, je n’étais plus si sûr maintenant de vouloir aller plus loin.

    J’essayai cependant de me secouer : je n’avais pas cherché aussi longtemps pour hésiter au dernier moment, et renoncer à cause de fadaises issues de contes à dormir debout. Il me fallait avancer, aller au moins jusqu’à cette porte, même si au village on m’avait dit avec des airs de conspirateur, en se dérobant à mes questions précises, qu’il vaudrait mieux pour moi ne pas chercher à l’ouvrir. Il y avait quelqu’un dans cette maison, une femme paraît-il, mais personne ne semblait l’avoir jamais vue.

    Je me décidai enfin à bouger, bravant cette atmosphère qui arrivait à obscurcir ma raison. Ce ne fut pas sans mal, mais ensuite tout alla rapidement. Je m’approchai de l’escalier, je le gravis avec de grandes précautions tout en trébuchant sur les marches glissantes et encombrées de végétation pourrissante. Arrivé en haut, je jetai autour de moi un coup d’œil circulaire, mais rien n’avait changé, toujours ce silence et cet air épais. J’examinai la porte, elle n’avait pas de poignée et le bois sous le lierre était vermoulu ; manifestement, elle n’avait pas été ouverte depuis fort longtemps.

    Je cherchai la sonnette, mais il n’y en avait pas. J’avais une envie folle de faire demi-tour et de m’enfuir de cet endroit qui me nouait les tripes, mais au lieu de cela je cognai du poing sur le vantail, n’obtenant qu’un son mat et étouffé, dérisoire, tout comme fut ridicule le coassement qui sortit en même temps de mes lèvres, un faible et tremblotant : « Ohé, il y a quelqu’un ? » que je ne renouvelai pas.

    Mais je ne pouvais plus reculer, j’étais venu chercher Judith, et je la trouverai, quoi qu’il pût m’en coûter, et quoi que je dusse trouver. Une rage soudaine, conjuration de ma peur, me fit pousser violemment le battant qui tourna sur ses gonds sans résister. Devant moi béait un trou noir, un couloir vide dont je ne voyais pas l’extrémité, exhalant une bouffée d’air humide et moisi.

    J’avançai sur le seuil, et, mes yeux s’accommodant à l’obscurité, je vis peu à peu apparaître deux portes, à gauche et à droite du couloir où subsistaient encore les restes d’un tapis vert de gris. Retenant ma respiration, j’ouvris la première porte, sur la droite. La fenêtre à barreaux apportait un peu de lumière, je vis qu’il s’agissait d’une chambre à coucher, où la poussière le disputait à la désagrégation.

    Je repris mon souffle, ressortis et ouvris la seconde porte. Cette fois, l’obscurité était totale, le lierre obstruant complètement la fenêtre. L’odeur qui régnait était nauséabonde, évoquant celle de la cave de mes parents le jour où j’y étais descendu alors qu’un rat crevé y pourrissait dans un piège placé par mon père. Je progressai à tâtons dans la direction estimée de la fenêtre, regrettant de n’avoir point apporté de lampe électrique. Je me heurtai à une table, des ustensiles métalliques tombèrent ; j’étais vraisemblablement dans la cuisine. Plus loin, je marchai sur quelque chose qui craqua comme une branche de bois sec.

    J’arrivai au mur, et en étendant les bras, je trouvai l’embrasure de la fenêtre et la poignée que je tournai. Derrière la vitre, il y avait du lierre sur une grande épaisseur. J’écartai et arrachai la végétation, permettant ainsi aux rayons blafards du crépuscule de pénétrer dans la pièce. Je me retournai, et mon cœur fit un saut dans ma poitrine quand je portai mon regard vers le sol.

    J’avais retrouvé Judith, ou plutôt ce qui en restait. Elle gisait recroquevillée sur le sol, face contre terre, telle qu’elle était tombée, il y avait sans doute très longtemps. Sa peau parcheminée se tendait sur son squelette, et des araignées avaient tissé leurs toiles dans ses cheveux. En avançant, j’avais marché sur sa main gauche, brisant les os fragiles de ses doigts. Essayant de maîtriser ma panique, j’essuyai mes mains moites sur mon pantalon, tout en frottant violemment mes chaussures sur le parquet, comme pour les débarrasser de ce qui pouvait encore s’y accrocher. Je reculai précipitamment, le cœur au bord des lèvres, haletant, pour quitter ce lieu maudit.

    Au moment de franchir la porte, je me rendis compte malgré mon désarroi que quelque chose ne cadrait pas : Judith, quand elle m’avait quitté des années auparavant, avait de longs cheveux bruns. La femme à terre dans cette cuisine était blonde. De plus, Judith ne portait jamais de pantalons. C’était d’ailleurs un sujet de plaisanterie entre nous : les « vraies » femmes ne devaient pas s’habiller comme les hommes… Mais c’était bien avant que son humeur ne devienne perpétuellement morose, après ce voyage en Espagne où quelque chose – ou quelqu’un – l’avait définitivement éloignée du monde, et de moi.

    Je pris mon courage à deux mains et me penchai pour examiner plus attentivement ce qui restait de ce qui avait été une femme. Cela me prit quelques minutes. Puis je me redressai, respirant à fond et plus calmement, le cœur toujours serré, mais un sourire (ou plutôt un rictus ?) aux lèvres.

     

    Comme celle du Graal, la quête de Judith devait être sans fin. Je sortis sans me retourner, à nouveau plein d’espoir, dans l’air léger du dehors.

     


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  • Les moments les plus heureux de notre existence sont souvent ceux dont on ne se souvient pas. Plus exactement, ce sont ceux que l'on vit quotidiennement sans s'apercevoir que ce sont des moments de bonheur. L'esprit humain est fait de telle sorte qu'il se projette toujours vers ce qui se passe ailleurs et en un autre temps, plutôt que de vivre consciemment le moment présent. Il faut cependant avouer qu'il est difficile de vivre quelque chose tout en se regardant le vivre, être acteur et spectateur à la fois, se dire « je suis ici et je vis en ce moment un moment de bonheur ».

    Pour illustrer cela, prenez par exemple ce qui m'est arrivé récemment. Ma fille me disait : « Papa, raconte nous comment on était quand on était petits, quand on s'amusait avec toi » Je me suis creusé la cervelle, mais je dois dire que rien de précis ne m'est revenu en tête, à part quelques scènes marquantes mais éloignées de ce qu'elle me demandait : je me suis souvenu de certains événements précis, comme de la fois où elle avait cassé un carreau, d'une ou deux fessées administrées, d'épisodes d'énervement, de quelques corvées à la piscine, toutes choses fort éloignées des moments où on s'amusait.

    Et puis, comme je m'étais lancé depuis plusieurs semaines dans une opération de rangement et de tri dans mon garage, je suis tombé sur de vieilles cassettes audio d'enregistrements familiaux, datant des années 70. Trouver un lecteur n'a pas été simple, car ce système étant depuis longtemps passé de mode, je n'avais plus les moyens de lire les bandes. J'y suis finalement arrivé en empruntant une machine à un voisin plus âgé que moi. En redécouvrant ces cassettes au fil des 10 heures d'enregistrement étalées sur 8 ans, je me suis rendu compte aujourd'hui, avec un certain étonnement, du bonheur que je vivais alors et que j'avais oublié. Les enfants étaient petits, nous étions jeunes, et nous passions des heures avec eux à rire, chanter, se chatouiller, faire aboyer le chien, répondre aux incessants « pourquoi », donner des règles implicites, élaborer des menus souvent contestés, faire des listes de courses, les faire parler de leurs activités à l'école, le tout émaillé de mots d'enfants parfois irrésistibles. Cela n'avait rien à voir avec des événements datés et ponctuels, mais c'était l'expression d'un bonheur continu, quotidien et répétitif, se modifiant imperceptiblement au fur et à mesure que les années passaient.

    Il est très difficile de décrire par l'écriture ces moments, d'en rendre l'atmosphère, la tonalité, alors que cela saute aux oreilles, me semble t-il, lorsqu'on écoute ces bandes. Je les ai maintenant numérisées et transférées sur mon ordinateur et sur des CD, disponibles pour me remonter le moral lors d'inévitables moments d'abattement. Mais il faudra prendre garde à ne pas abuser de cette écoute : le passé est source de nostalgie, et la nostalgie est aussi l'antichambre de la tristesse.

     


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  • Augustine, née en Lorraine à l'aube du siècle dernier, était la troisième - ou la quatrième car elle avait une sœur jumelle - d'une famille de douze enfants. Toute sa vie, qui dura 77 ans, elle se consacra au service des autres, sans jamais rechercher un avantage pour elle-même. On pourrait appeler cela de l'abnégation, ou encore du désintéressement, mais elle était seulement elle-même, simple et généreuse. Par exemple, après la naissance de son fils, elle proposa de donner aussi le sein à la fille de sa voisine, que pourtant elle connaissait à peine. Cette femme n'avait pas de lait, et son bébé s'affaiblissait chaque jour. Pendant des mois elle s'occupa ainsi des deux enfants, qui lui prenaient l'essentiel de ses forces, sans pour autant délaisser ses tâches ménagères quotidiennes. Elle maigrit de manière considérable, la fatigue était permanente, mais jamais elle ne se plaignit. Quand on lui faisait des compliments, elle minimisait toujours son rôle : n'importe qui aurait fait la même chose, disait-elle.

    Elle eut une vie laborieuse. Utilisée par son père, comme les autres enfants de la famille, pour les travaux des champs pendant la guerre de 1914, elle reçut une éducation très sommaire. Mais elle ne manquait pas d'intelligence ni de volonté, elle apprit seule le français après 1918, tout en servant comme domestique dans une famille parisienne aisée. Là, elle fut engrossée par un ami de la famille, car personne et surtout pas sa mère, ne lui avait expliqué comment les bébés venaient au monde : on ne parlait jamais de ces choses honteuses dans les foyers catholiques, surtout à la campagne...Chassée et mise au ban de sa famille, elle affronta seule toutes les épreuves sans jamais baisser les bras : après la générosité, ses qualités les plus marquantes étaient le courage, la persévérance, le sens du devoir, et sa vie le démontra. Elle dut mettre sa fille en nourrice ; à la fin du mois il lui restait à peine de quoi survivre, mais elle résista toujours dans la dignité. Elle exerça comme serveuse dans un café, en butte aux avances permanentes des hommes, sans y céder. Elle rechercha longtemps son séducteur puis, l'ayant retrouvé, lui écrivit pendant des années, lui donnant des nouvelles de sa fille, jusqu'à ce qu'il finisse par revenir pour l'épouser. Mais jamais elle ne le menaça ni ne lui reprocha ce qui était arrivé. Plus tard, elle alla même jusqu'à le remercier de lui avoir donné une jolie petite fille, devenue une belle jeune femme qui fonda une famille, dans les règles cette fois. Après tous ces détours, ils furent finalement très heureux ensemble.

    Elle mit ainsi au monde son deuxième enfant, un garçon, qu'elle éleva avec une tendresse parfois rude, avec amour et le souci d'en faire un homme bon et un bon chrétien. Sur ce dernier point, elle échoua, mais pour le reste, elle n'avait pas besoin d'expliquer quoi que ce soit, tout coulait de source.

    Après la mort de son mari, elle se retira dans son village lorrain, où elle s'occupa de son jardin, de son poulailler, de ses lapins, et bien sûr de son église. Elle mourut trop tôt, d'une maladie qui la fit souffrir longtemps, qu'elle cacha à ses enfants pour « ne pas les déranger », sans que cela fit pour autant chanceler sa foi. Car tous ces événements d'une vie difficile ne l'ont jamais fait dévier de sa croyance : Dieu avait voulu tout cela, et c'était bien ainsi.

     

     


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