• Chez Jean, le téléphone sonna. C'était Alain, toujours le premier à appeler ses deux amis pour leur proposer la date de leur prochain resto trimestriel, un rituel qui durait depuis des années, depuis la fin de leurs études à l'ESSEC près de vingt ans auparavant.

    • J'ai déjà appelé Marcel, le 20 octobre, après demain, ça te va ? Chez Maître Kanter, comme la dernière fois, à moins que tu aies autre chose à proposer ?

    • Attends. Oui, mais il faudra que je parte tôt, j'ai un rendez-vous important à 15 heures à l'autre bout de la ville. Non, Maître Kanter c'est correct, même si leur Riesling n'est pas terrible.

    Alain sentit poindre une petite irritation : c'était lui qui avait proposé ce restaurant en vantant justement la qualité de sa cave, mais Jean se targuait d'être un fin connaisseur. C'était assez normal : en tant que directeur commercial de sa société, il allait au restaurant au moins deux fois par semaine avec ses clients, et ne commandait que des crus classés que le sommelier décrivait toujours en termes fleuris. Facile dans ce cas d'assimiler à moindres frais la connaissance des bons vins et le vocabulaire qui va avec.

    • Ecoute, si le vin ne te plaît pas, on peut aller ailleurs, mais je n'ai pas envie de payer de ma poche une bouteille au prix exorbitant. À moins que tu nous invites ?

    • Pas question ! Je vais au restaurant pour négocier des affaires, avec vous ce n'est pas pareil, on se fait juste une petite bouffe entre vieux potes. Mais c'est vrai que j'ai pris de mauvaises habitudes dans ma fonction, et pour le vin je deviens difficile, c'est souvent important pour conclure un contrat. Bon, on verra bien.

    Alain, qui n'avait pas réussi aussi bien que son ami, ne lui en voulait pas pour cela, mais cette fois ce genre de réflexions, qui tendait à se multiplier, commençait à l'agacer. Il se mordit la langue pour ne pas lui répondre de manière désagréable et raccrocha rapidement. On savait bien qu'il était directeur, avec voiture de fonction et notes de frais, pas la peine de s'en vanter tout le temps, même à mots couverts ! Il devrait tout de même se rendre compte de l'effet que cela pouvait faire auprès de ses deux amis qui n'avaient pas les mêmes avantages que lui. Alain était simple commercial dans une grosse boîte, et Marcel, qui avait fondé sa propre petite entreprise, était devenu extrêmement rigoureux et surveillait de près les moindres dépenses.

    Deux jours plus tard, ils se retrouvèrent comme prévu chez Maître Kanter. Marcel, arrivé le premier, les attendait en sirotant un whisky. Jean, à quelques pas devant Alain, laissa son manteau à un serveur obséquieux, apparaissant dans un costume trois pièces très élégant, bien qu'un peu anachronique. Qui porte encore ça ? se demanda Alain, mettant sa veste H & M sur le dos de sa chaise. Il veut juste se faire remarquer...Il aimait bien son ami, mais trouvait qu'il prenait des habitudes de m'as-tu-vu de plus en plus insupportables. Il faut que je lui en touche deux mots, se dit-il, non pas que je sois jaloux, mais entre vieux amis on peut tout se dire, ou presque.

    Marcel, qui avait l'humour caustique, les examina avec un petit sourire alors qu'ils s'installaient, et versa sans le vouloir de l'huile sur le feu.

    • Dites donc tous les deux, vous savez à quoi vous me faites penser ? A un cardinal et à un curé de campagne ! Ah ! Ah! Ou encore à Coluche emmenant le premier ministre dans un resto du cœur ! Ah ! Ah ! Ah !

    Pas offusqué, Jean sourit et répondit :

    • Ce n'est pas que ça me plaise de me déguiser ainsi, mais j'ai vraiment un gros client à voir tout à l'heure, et on m'a dit qu'il n'aimait pas les gens mal fagotés. Alors, je fais ce qu'il faut...

    Mais Alain, lui, s'énerva pour de bon.

    • C'est ça, moi je suis le curé à la soutane boueuse, et lui c'est le premier ministre. Et le premier ministre se déguise pour être beau et crédible. Merci quand même, tous les deux. La prochaine fois je passerai avant chez le tailleur, ou plutôt chez le costumier du carnaval, histoire d'être sortable.

    Devant cet éclat qui ne cachait même pas un brin d'ironie, Jean ouvrit de grands yeux, mais ne dit rien. Marcel, quant à lui, tenta de désamorcer la mauvaise humeur de son ami en poursuivant sur le ton de la plaisanterie.

    • C'est pas vrai ! Il est jaloux ! Alain, tu es jaloux d'un costume trois pièces ! C'est pas possible, je rêve ! Regarde moi bien, tu vois mon jean rapiécé, il est cher et pas beau, mais c'est sûr que je n'irai pas voir un client habillé comme ça. Jean, avec son costard, il fait ce qu'il veut. Bon, si on commandait, j'ai faim.

    Toujours renfrogné, Alain ne répliqua pas et se plongea dans le menu, suivi par les deux autres. Jean fut le premier à faire son choix, après avoir fait la moue en examinant la carte des vins.

    • Pour moi, ce sera la choucroute royale, et je vous propose le pinot gris à la place du Riesling de la dernière fois qui n'était pas terrible.

      Ça y est, se dit Alain, toujours pas calmé, il faut qu'il prenne le plat le plus cher, bien sûr, et qu'il en rajoute une couche sur le Riesling, pas assez cher sans doute. Il commence vraiment à me casser les pieds.

    Quand le vin arriva, le serveur se tourna spontanément vers Jean pour le lui faire goûter. Alain ne dit rien, mais lui lança un regard meurtrier.

    Jean prit soigneusement le verre par le pied, fit tourner le breuvage en l'examinant dans la lumière, le huma longuement, avant d'en prendre une petite quantité qu'il « mâcha » dans sa bouche avant de l'avaler.

    • Nez parfumé de pomme et de rose. Assez savoureux, pas trop expressif cependant, même si les arômes suivent le nez avec un côté herbacé. Bel équilibre et bonne persistance en bouche, mais il gagnerait à vieillir un peu. Bon, on va s'en contenter.

    Cette fois, Alain ne put se retenir.

    • Tu nous emmerdes avec tes grands airs ! C'est quoi ce cinéma sur le vin qui sent la rose ? Le pinard, ça a d'abord le goût du raisin, non ? Et on n'est pas tes clients qui vont s'extasier sur tes connaissances extraordinaires en œnologie pour te signer un contrat sans regarder ce qui est écrit dedans. C'est comme ça que tu les entubes à longueur de semaine ? Si un jour tu te fais virer, je te fais confiance, tu pourras au moins te recycler comme sommelier.

    Ses deux amis, surpris par cet éclat inhabituel, le regardaient avec étonnement et une certaine gêne. Alain avait vraiment l'air sérieux en proférant ces paroles. Certes, il était le plus colérique des trois, mais jamais il n'avait été aussi virulent, finissant toujours par se calmer et sourire après des échanges parfois un peu chauds entre eux, surtout quand il s'agissait de politique.

    Marcel, qui n'aimait pas les conflits, tenta de jouer les médiateurs.

    • Allons, Alain, qu'est ce qui t'arrive ? Tu connais les goûts de Jean pour le bon vin, on en profite grâce à lui, et on peut même le mettre en boîte là-dessus ! Mais là, est-ce que tu es sérieux ? On n'a pas aujourd'hui le même métier, ça ne nous empêche pas de nous voir et de rire ensemble, comme autrefois. On s'en fout s'il voit de grosses pointures tous les jours et pas nous, on le connaît assez pour savoir que ce n'est pas un vendu de gros capitaliste prêt à tout pour un contrat.

    Jean regardait ses deux amis avec un léger sourire. Il les aimait bien, même si Alain avait tendance ces derniers temps à s'énerver pour un rien, alors que depuis des années ils avaient l'habitude de se charrier sur ce sujet. De son côté, Alain se rendait compte qu'il était allé un peu trop loin cette fois-ci, et s'apprêtait à faire machine arrière. Cependant, jetant un regard rapide vers Jean, il vit l'ébauche de ce sourire, qu'il interpréta comme un signe de condescendance à son égard, ce qui fit renaître son animosité. Il ne put alors s'empêcher de répliquer :

    • C'est vrai, mais regarde comme tu as évolué, Jean, depuis que tu es à ce poste. C'est comme les gens qui se trouvent bombardés du jour au lendemain ministres ou je ne sais quoi. Ils ont un peu ou beaucoup de pouvoir, et ils finissent par perdre le sens des réalités à cause de ça, ou encore ils s'éloignent de leur manière d'être habituelle. Au lieu d'essayer de changer leur environnement, c'est leur environnement qui les change, et on finit par ne plus les reconnaître. C'est pour ça que je m'énerve, je ne vois plus en face de moi le Jean qui se baladait en bermuda effiloché, qui avait les cheveux longs et buvait de la bière parce que c'était moins cher. Je vois un notable tiré à quatre épingles, qui discours avec nous des qualités du vin avec un vocabulaire surtout fait pour nous épater, qui est à la botte de ses clients pour justifier sa nouvelle manière d'être, et qui trouve tout ça normal. Moi, ne crois pas que je sois jaloux, c'est juste que ça me déçoit.

    Cette tirade l'ayant soulagé, il ajouta, plus calme :

    • Bon, je suis peut-être un peu excessif, Jean tu viens quand même déjeuner avec nous comme avant, et on arrive à se dire ce qu'on pense et à s'envoyer des vannes. Mais tu as intérêt à faire attention, pas uniquement avec nous, pour qu'un jour tu ne nous croises pas dans la rue avec un client en faisant semblant de ne pas nous connaître. Là, on t'aurait perdu complètement, et toi tu te serais perdu pour toi-même.

    Jean, qui l'avait écouté attentivement, lui répondit :

    • Tu n'as pas tort de me mettre en garde, on s'habitue vite à une manière de vivre et d'agir en relation avec notre métier, surtout quand il s'agit de choses agréables. On finit par considérer peu à peu que tout cela est normal, et par contrecoup que ce sont les autres qui ne comprennent pas. Il faut être vigilant, en permanence.

      Cela étant dit, ton discours précédent s'applique aussi à toi et à Marcel. Vous n'êtes plus, ni l'un ni l'autre, les mêmes qu'il y a vingt ans. Toi, par exemple, tu tiens souvent maintenant des propos un peu aigres sur un peu tout le monde, et Marcel, au lieu de courir les filles, regarde tous les matins les cours de la bourse. Vous croyez qu'on était comme ça du temps de l'ESSEC ?

    Le repas continua ensuite comme à l'ordinaire. Mais ils s'étaient assénés quelques vérités qui ne faisaient pas vraiment plaisir, si bien que pour une fois la discussion sortit des sujets anodins et aborda les points sensibles de leur relation d'amitié. Ils se quittèrent après le kougloff glacé, après un dernier verre de pinot gris qu'ils jugèrent simplement excellent. Alain avait admis un petit sentiment de jalousie envers Jean, Jean qu'il ne devait pas oublier la simplicité, et Marcel penser de temps en temps à autre chose que son entreprise. Ils se promirent de se signaler désormais leurs dérives éventuelles sans prendre de gants, mais sans s'énerver, au cours de leurs futures réunions chez Maître Kanter.

     


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  • Clovis, quand il avait sept ou huit ans, se regardait souvent dans le grand miroir ovale situé sur la porte de l'armoire, dans la chambre de ses parents. Il se regardait de face, puis tournait la tête à droite, à gauche, pour se voir de profil, mais il n'y arrivait pas bien. Parfois, il prenait aussi le miroir de poche dans le sac de sa mère, et en se contorsionnant, tentait de voir à quoi ressemblait sa nuque, comme chez le coiffeur, mais ça ne donnait rien. Il avait essayé aussi de se regarder le dos, le derrière des mollets et des cuisses, le dessous les bras, mais il n'y avait pas grand chose d'intéressant dans ces coins là.

    C'était curieux, quand même, de pouvoir observer tout le monde sous tous les angles, et de ne jamais pouvoir le faire pour soi. On connaît bien les gens, se disait-il, il n'y a que soi-même qu'on ne voit pas, ce n'est pas normal. On se croiserait dans la rue qu'on ne se reconnaîtrait pas...

    Il reportait alors son attention sur son visage, et faisait la moue. «  Je ne suis pas beau, se disait-il, Roger est bien plus beau que moi. Il a les cheveux longs et une grande mèche, moi j'ai un épi court sur le devant, qu'est ce que c'est moche ! » Pour lui, c'était un jugement dans l'absolu, il n'en était pas encore à l'âge où on se préoccupe de son corps et de la mode pour séduire les filles.

    Les jours où il ne pensait pas à cela, il s'amusait devant la glace, faisant des grimaces, les doigts dans la bouche pour retrousser ses lèvres et montrer ses dents, puis les mains derrière la tête pour faire bouger ses oreilles, sans succès. Ou encore il louchait et faisait rouler ses globes oculaires dans leur orbite, ça le faisait rire tout seul. Mais il ne le faisait jamais dehors, devant les autres, il avait peur de paraître ridicule.

    Un jour, chez le coiffeur, il observait dans le miroir l'homme manipuler les ciseaux et le rasoir, et sa curiosité l'amena à lui poser une question : « Vous êtes gaucher, Monsieur ?». Il n'avait encore jamais vu de gaucher. Le coiffeur jugea la question stupide et lui mit sous le nez sa main munie des instruments, et c'était la main droite ! Cela plongea Clovis dans un abîme de réflexion : comment une main droite pouvait-elle bien se transformer en main gauche quand on la regardait dans la glace ? Cette affaire le tourmenta longtemps, car personne ne put lui donner d'explication satisfaisante. C'était comme ça, voilà tout, cela faisait partie des choses innombrables qu'il fallait accepter sans discuter, comme le bleu du ciel (pourquoi pas vert, ou rouge, après tout) ou le fait qu'on a deux yeux et pas trois. Dans un miroir, le sens est inversé, un point c'est tout, inutile de perdre son temps à se demander pourquoi.

    A cette époque, il lut aussi « Alice au pays des merveilles », et d'autres questions lui vinrent à l'esprit. Alice traversait le miroir ! C'était idiot, bien sûr, il voyait bien qu'il n'y avait rien derrière la porte de l'armoire (il avait quand même vérifié...), mais comment se faisait-il qu'on voyait dans la glace une autre pièce, presque la même, avec juste la droite devenue la gauche. Où était-elle ? Certes, on ne pouvait pas y aller, ni toucher les objets qui s'y trouvaient, mais on voyait bien quelque chose, et si on le voyait, c'est que ça existait quelque part !

    Bien plus tard, quand il étudia les lois de l'optique et les propriétés de la lumière, il comprit un certain nombre de choses. Mais pas tout. La science donne parfois quelques explications, mais ne répond jamais aux interrogations fondamentales, celles qui demandent toujours pourquoi l'univers est comme il est et pas autrement. Et elle ne dit pas non plus pourquoi Roger, dans le miroir, était plus beau que lui...

     


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  • Vous aimez marcher seul. Que ce soit dans la nature ou dans les rues d'une ville, vous aimez flâner sans but, ne pas savoir ce qui vous attend au détour d'un chemin, tomber par hasard sur un passage caché, un trou étroit dans un buisson, une cabane en ruine invisible sous une végétation envahissante, une place pavée minuscule serrée entre trois maisons.

    Vous aimez aussi, après un long moment sous le soleil, vous asseoir au bord du chemin à l'ombre fraîche d'un bosquet, fouiller dans votre sac, sortir une gourde, boire à longues gorgées l'eau encore fraîche qui coule sur votre menton et s'infiltre sous votre chemise, brûlure glacée sur votre torse en sueur. Vous fermez alors les yeux et vous laissez les sensations vous envahir : le pépiement des moineaux, la caresse de la brise qui agite doucement les feuilles et glisse sur votre peau brûlante, l'odeur de l'herbe sur laquelle vous êtes assis et de la terre fraîchement remuée du champ voisin.

    Vous aimez enfin, après avoir arpenté les chemins pendant toute une après-midi ensoleillée, vous allonger sur l'herbe de votre jardin, contempler longuement le ciel, les mains derrière la nuque, et laisser courir votre regard et votre imagination. Bleu, le ciel est bleu, pas une trace de blanc, pas un filament d'avion, rien. Rien que la pureté infinie d'un espace qu'on pourrait croire vierge, dans lequel l'esprit se dissout au point que vous pourriez presque vous identifier à Icare prenant son vol pour planer dans l'azur et monter vers le soleil. De là-haut, vous vous voyez allongé, rapetissant au fur et à mesure que vous prenez de la hauteur, hors de votre corps, hors de vos sensations terrestres, vous mettant peu à peu à éprouver celles d'un oiseau, l'air frissonnant entre vos doigts écartés, rafraîchissant vos bras déployés, faisant voleter vos mèches de cheveux. Par dessus tout, vous vous mettez à éprouver une indicible sensation de liberté et de légèreté comme vous n'en avez jamais ressentie sur la terre où, toujours, la pesanteur vous démontre à chaque instant que vous avez un corps, lourd, maladroit, disgracieux, et un esprit qui doit lui ressembler parce qu'il y est attaché.

    Revenu à regret sur votre pelouse, votre esprit continue malgré vous à tournoyer, à s'échapper, incontrôlé, sautant sans crier gare d'une pensée à une autre, du rêve de l'oiseau à la dureté du sol, de l'air rafraîchissant à la brûlure du soleil sur votre peau, de l'état de pur esprit à celui de corps rompu, aux membres douloureux et à la gorge sèche....Et vous songez alors qu'il est temps de décapsuler une bouteille de bière fraîche et de prendre une douche, et qu'il va falloir consulter votre agenda pour vous rappeler ce que vous allez faire demain...

     


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  • Dites ce que vous apporte ou pas l'atelier d'écriture, et comment vous souhaitez le faire évoluer

     

    Comme je l'expliquais lors de la première séance de « Liberté d'écrire » en 2012, ce qui me poussait à venir participer à un atelier d'écriture était simplement l'envie d'écrire, qui m'a toujours animé, sans jamais avoir été vraiment satisfaite. En effet, cette envie se heurtait à deux obstacles rédhibitoires, toujours pas surmontés d'ailleurs.

    Le premier se trouve être la paresse, ou le manque de persévérance, pour me mettre devant une feuille blanche et commencer à écrire, avec un sujet, un plan, une méthode, la volonté de sortir un texte travaillé, bref avec un véritable projet solide nécessitant inspiration, réflexion et travail. Venir à Dreux à jours fixes avec l'obligation d'avoir rédigé un texte aussi bon que possible était un aiguillon pour me « forcer à m'y mettre ».

    Le second est la difficulté de choisir un sujet, de raconter une histoire inventée : je n'ai pas beaucoup d'inspiration propre et le fait d'avoir une « commande », un thème, même vague, à développer, constitue la graine à partir de laquelle j'arrive au contraire à imaginer une histoire assez facilement.

    L'atelier d'écriture constitue donc un moyen efficace de contourner ces deux obstacles pour arriver enfin à produire quelque chose qui, je l'espère, arrive à tenir la route. Ce que l'atelier n'arrive pas à faire, néanmoins, en raison de ses contraintes propres, c'est la production d'un texte complet qui soit autre chose qu'une simple page écrite parfois en quelques minutes la veille de la réunion. Arriver à écrire une histoire, sous la forme d'une nouvelle, d'un récit, voire d'un roman, voilà ce qui manque encore, même si on a déjà essayé de le faire à deux ou trois reprises. Mais il est évident que cela ne peut se faire qu'en dehors de l'atelier, par un travail personnel assidu s'appuyant éventuellement sur les fragments produits dans l'atelier et sur les éléments méthodologiques fournis au cours de certaines séances.

    Concernant ma manière d'écrire, il y a peu de choses à dire, car j'ai le sentiment qu'il y eu peu de changements dans mon style. Elle se rapprocherait de l'idéal de Flaubert (à moins que ce ne soit Stendhal ?), qui voulait pouvoir tout exprimer en écrivant comme le code civil : j'essaie de faire des phrases claires et compréhensibles, sans m'embarrasser de tournures recherchées, de métaphores originales ou pas, de figures de style artificielles. A chaque fois que j'ai essayé, je me suis fourvoyé. C'est aussi pour cela que la poésie, qui fait appel aux subtilités et aux sonorités de la langue, m'attire peu. La seule chose qui ait un peu changé, il me semble, c'est ma vigilance accrue pour faire des phrases courtes plutôt que des périodes à la Proust, faire la chasse aux clichés et aux répétitions, bannir conjonctions et adverbes inutiles. Les remarques faites par certains dans l'atelier ont été déterminantes pour cette évolution.

    Au-delà, l'acquisition d'un style propre passe par des exercices obligés, qui peuvent être ennuyeux, mais qui sont nécessaires pour bien raconter une histoire : savoir faire le portrait d'un personnage et décrire un paysage sans que cela devienne un pensum pour le lecteur, glisser les éléments biographiques nécessaires au bon moment sans que cela ressemble à un curriculum vitae, organiser des dialogues réalistes qui ne soient pas des déclamations ou des échanges poussifs, ne pas se lancer dans des explications sans fin que le lecteur va finir par sauter, éliminer les détails inutiles, savoir amener une chute quand c'est le cas. Cela peut passer par la lecture de textes exemplaires, qu'on nous demanderait, dans un premier temps, d'imiter.

    Quant au fond, au travers d'une histoire, il faut avoir envie de dire quelque chose. Cela ne se décrète pas, mais il faut avoir dès le départ une idée de ce qu'on veut raconter et pourquoi on raconte ça et pas autre chose. Cela peut être ténu, impalpable même, mais c'est au travers du cheminement d'une narration qui « accroche » que le récit prendra corps pour aboutir à un texte réussi. Mais je crains que cela ne s'enseigne pas, c'est à nous de chercher et de trouver, si possible.

    En dehors des histoires inventées à raconter, qui m'apparaissent souvent anecdotiques, et pour tout dire, assez inutiles, surtout si elles sont mal exposées, j'ai parfois envie de raconter mon histoire personnelle. Je l'ai fait plusieurs fois au cours des cinq années d'atelier, mais toujours par bribes, dans des textes courts ou partiels, sans lien entre eux. Si je voulais me lancer sérieusement dans l'écriture d'une autobiographie, comme plusieurs d'entre nous le font ou ont pour objectif de le faire, ce serait certainement autrement qu'en accolant bout à bout des fragments, des événements isolés : il faudrait une continuité, une manière de faire, un choix raisonné, ce qui n'est pas très évident si on veut faire autre chose que le récit chronologique de ce qui a été marquant dans une vie. Choisir, c'est éliminer, dit-on. Mais cela peut être aussi ajouter, pour aboutir à une biographie romancée, à l'image du chef d'oeuvre de Romain Gary « La promesse de l'aube », mais c'est sans doute viser un peu trop haut...

     


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  • Quelle journée admirable ! La toute première de ce printemps tardif qui faisait attendre la brûlure du soleil derrière la fraîcheur de l'air et les giboulées décalées ! Et pourtant, malgré le chant des oiseaux, tout avait mal débuté dès le saut du lit.

    Tu as commencé par te coincer l'index sur la crédence des volets en poussant trop fort les battants pour pouvoir respirer plus vite une grande goulée d'air tiède annonçant la chaleur à venir. Puis tu t'es brûlé le palais en te précipitant voracement sur ton bol de café afin d'attaquer le programme de la journée que tu venais de décider sans vraiment y réfléchir : tondre la pelouse, pendant que le soleil est encore bas sur l'horizon ; tailler les haies et soigner les plantes ; remplir le composteur et aller à la déchetterie pour les plus grosses branches. Et pour finir, nettoyer la terrasse au jet haute pression. Cela faisait beaucoup pour un retraité se disant fatigué, mais en ce jour, tu te sentais de taille à réaliser les travaux d'Hercule, les doigts dans le nez !

    Mais tu as déchanté, sans toutefois te décourager. D'abord, à peine avais-tu lancé le moteur du Rotofil, que celui-ci calait. Le fil s'était coincé dans la tête de coupe, et tu as dû démonter celle-ci. Pour cela, il t'a fallu chercher le mode d'emploi, que tu avais rangé dans un endroit où, bien sûr, tu ne pouvais pas l'oublier, ce qui est pourtant arrivé. Tu t'es finalement résigné à aller télécharger cette notice sur Internet, en montant dans ton bureau avec tes chaussures pleines de terre, pour t'apercevoir alors que l'ouverture de la tête était d'une simplicité tellement évidente que même un polytechnicien aurait pu trouver la solution. Ensuite, tout se passa bien : la pelouse fut rasée à grande vitesse, en épargnant autant que possible les centaines de pâquerettes qui y avaient élu domicile, mais sans pouvoir éviter les crottes du chien cachées sous les hautes herbes, qui, dans leur éparpillement, ornèrent un moment le bas de ton pantalon.

    Il était onze heures quand cette première tâche se termina. Une pause de dix minutes fut la bienvenue, sur une chaise à l'ombre du photinia, avec une bière bien fraîche dans ta main et bientôt dans ton estomac. Ah ! la première gorgée de bière ! Ah ! Les gorgées suivantes ! Ah la deuxième bière ! Puis il fallut reprendre le programme un instant interrompu. La sueur commençait à dégouliner dans ton dos et sur ton visage, tu avais chaud, mais c'était bon.

    La taille des haies fut plus difficile, même pour Hercule. Tu avais changé d'outil, mais le taille-haies de huit kilos se transforma vite en instrument de torture pour les muscles de tes bras. La coupe verticale des thuyas, surtout, te mit à rude épreuve, car les minuscules éclats odorants des branchettes tombaient sur ton visage, dans ton cou, dans tes cheveux, dans les poches de ta chemisette, si bien qu'il te fallut monter la fermeture de ton gilet jusqu'au cou, transformant ainsi tes vêtements en un peu agréable sauna. Tu ne pus d'ailleurs terminer avant que ton épouse ne t'appelle pour le déjeuner, au prétexte indiscutable « qu'à ton âge, il faut se ménager pour durer ».

    La reprise fut difficile. En effet, ta femme, ta moitié, n'avait pas tort : tu commençais à faiblir, au point qu'après le repas, tu te laissas aller à ressembler aux montres molles de Dali pour une petite sieste régénérante. Mais pour t'extraire de la chaise longue à l'issue, il fallut faire appel à une volonté de surhomme plus qu'à ta raison. Après, tout alla mieux, mais le plus dur restait à venir. Ratisser les débris végétaux, chercher des sacs, les remplir à la main de feuilles et de branches coupées, voilà qui mettait à rude épreuve tes reins et ton dos récalcitrant. Cela te prit presque la moitié de l'après-midi, et tu en sortis perclus de courbatures et de rhumatismes. Mais le soleil brillait, l'air était brûlant, les oiseaux s'étaient mis en grève, et tout allait bien. C'était une bonne journée de travail qui continuait, il manquait juste un peu d'entraînement au jardinier hors d'âge.

    Les sacs pleins encombraient maintenant ton garage. Tu aurais bien attendu le lendemain, mais ce n'était pas possible, le mardi était jour de fermeture de la déchetterie, et le jour suivant tu avais d'autres choses à faire. Alors, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, tu as transformé l'arrière de ta voiture en camionnette et tu as chargé à grand peine les six sacs à l'intérieur.

    Le trajet est un moment de répit. Tu mets la climatisation en marche, mais après quelques minutes il fait trop froid, tu l'arrêtes et tu baisses la vitre. La chance te sourit : en arrivant, il est six heures moins cinq, tu es le dernier client, et pour un peu on aurait pu te refuser l'accès. A ton retour, tu jettes l'éponge : Zeus lui-même ne pourrait aller plus loin, et tu reportes au lendemain le nettoyage de la terrasse et le désherbage des plates-bandes. De plus, toujours menaçante mais attentionnée, ta femme t'attend à l'ombre d'un parasol, elle a préparé pour toi, en guide d'ambroisie, un fameux mojito dans lequel tu reconnais la menthe du jardin que tu as malencontreusement coupée le matin. C'est encore meilleur qu'une bière fraîche, une véritable liqueur digne d'un dieu jardinier ! La jouissance du repos succède à celle de l'effort consenti. En sirotant ton breuvage tu regardes les petits cumulus défiler dans le ciel encore bleu et le soleil descendre doucement entre les branches du pin de la maison d'en face. Tu as mal partout, tu es harassé, mais que c'est bon de se sentir vivant  !

    Ah, vraiment, quelle journée admirable !

     


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