• Voilà. La vente avait enfin été conclue, et la maison était maintenant à lui, vraiment à lui, après des années de locations qui se suivaient, de ville en ville, dans des lieux de passage sans âme où il n'avait jamais pu se sentir vraiment à l'aise.

    Ils sortirent de chez le notaire. Pendant que sa femme retournait dans leur logement actuel pour entamer la tâche harassante de trier avant de tout mettre en cartons, il se rendit dans la maison pour voir ce qu'il y avait à faire et vérifier que la disposition des meubles qu'ils avaient imaginée était bien la bonne. Il sortit le trousseau de clés et entra dans le hall, puis dans le séjour attenant. Cette pièce vide paraissait immense, mais il avait aussi beaucoup de meubles à y installer.

    Il se mit au milieu de la pièce et commença à tourner lentement sur lui-même. Fermant les yeux de temps à autres, il s'imagina avec un casque de réalité virtuelle sur la tête, faisant apparaître et disparaître à la demande les meubles et la décoration.

    Mettre le grand canapé de cuir au centre de la pièce, face à la cheminée à droite.

    A sa gauche, le fauteuil assorti, à 90 degrés, le tourner légèrement de biais vers l'entrée

    Le petit canapé, pour compléter le coin salon, à droite en entrant

    Et bien sûr au milieu, la table basse centenaire, en bois exotique, suffisamment grande pour supporter verres, bouteilles, journaux, sudokus et tout un bazar de choses diverses

    A gauche, sous l'escalier montant à l'étage, dissimuler la chaîne haute fidélité, tout en la laissant accessible. Ah ! Il allait y avoir un problème avec les baffles...Comment conjuguer une bonne stéréophonie avec une certaine proximité de la chaîne et cacher les fils ?

    Plus loin, dans le vaste espace restant, comment installer la salle à manger ? Pousser le buffet contre le mur, près de la chaîne, mais à quel endroit exactement ? Mettre la table ronde près de la porte fenêtre donnant sur le jardin, pas trop près pour qu'on puisse l'ouvrir. Mais après, comment faire pour mettre les rallonges les jours de grande affluence, à Noël, pour les fêtes, les anniversaires ?

    Au fond, à droite, dans l'angle, près de l'autre porte fenêtre, le meuble télévision, de biais pour être vu confortablement des canapés.

    Et le piano droit ? Et la vitrine anglaise ? Et les magnifiques coffres indochinois servant de bar ? Et la bibliothèque ?

    Il fallait tout recommencer, reprendre les essais. Faire un plan, avec les tailles exactes des meubles. Ou mieux : emprunter un logiciel de simulation 3D, on en voyait partout maintenant sur Internet. Il fit la moue : en fait, rien ne valait la méthode ancienne : muscles et déplacement de meubles, essais, évaluation, ajustements. Et puis recommencer, jusqu'à ce que tout soit parfait.

    Pour les tableaux, les cadres et les photos, à voir ensuite, cela ne pouvait venir qu'après.

    Au bout d'un moment, il abandonna et alla s'asseoir sur la première marche de l'escalier. Le menton dans les mains, il s'imagina enfin installé, avec des papiers peints tout neufs, les tableaux au mur, les tapis sous les meubles, et bien sûr un certain désordre synonyme de présence et de vie. Il voyait déjà comment cela allait se passer : sa femme et lui se jeter sur l'un ou l'autre des canapés pour regarder la télévision ou écouter de la musique ; les enfants et petits enfants jouer du piano, ou faire un scrabble, ou courir partout en se chamaillant ; les grands parents prendre racine, inamovibles dans les fauteuils les plus confortables ; le chien aboyer et poursuivre le chat s'échappant par la chatière...

    La retraite s'annonçait bien occupée, finalement...

     


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  • Le téléphone sonne, je décroche. C'est Violaine, ma meilleure amie, qui m'inquiète depuis quelques semaines, ou même quelques mois si je réfléchis bien aux premiers symptômes, car elle veut, dit-elle, « changer de vie ». Je ne sais pas ce que cela veut dire, je me demande si elle le sait elle-même.

    • Salut, c'est moi, dit-elle, comme si je ne l'avais pas reconnue.

    • Oui, et moi c'est moi, rétorqué-je finement. Comment vas-tu ?

    • Très bien. Et je t'appelle parce que ça y est, j'ai pris une décision, et je voudrais ton avis.

    • Oui... Je t'écoute, une décision à quel sujet ?

      Je sais très bien de quoi elle veut me parler, et je redoute le pire. Je ne vais pas être déçu, elle a toujours eu des idées loufoques, même si je sais qu'elle souffre vraiment dans son métier d'enseignante qu'elle ne supporte plus.

    • Tu sais bien, mon projet de quitter l'éducation nationale pour faire autre chose. Eh bien, ça y est, je crois que j'ai trouvé ce qui me convient.

    • Alors, qu'est-ce que c'est ? Dis-moi tout.

    Je sens qu'elle hésite, car elle se doute que je ne la ménagerai pas si ce qu'elle va me dire ne me plaît pas.

    • Tu sais que j'aime bien aller vers les gens, c'est pourquoi j'ai choisi l'enseignement. J'avais l'impression que transmettre un savoir aux enfants, c'était vraiment bien, c'était leur apporter quelque chose, et pour moi me sentir utile. Mais tu as vu comment le mammouth nous traite, on en a suffisamment parlé. Alors, j'ai vu récemment sur Internet qu'il y avait un métier qui se développait, celui de « coach scolaire », je me suis renseigné, c'est exactement ce qu'il me faut, et...

    Je l'interromps tout de suite :

    • Attends, ce que tu me dis là, c'est que tu veux quitter l'Education Nationale et te lancer dans une entreprise individuelle, c'est ça ?

    • Oui...

    • Donc tu vas créer ton entreprise toute seule, tu vas chercher des clients dont les enfants ont des problèmes avec l'école, et tu vas leur redonner le goût d'apprendre, c'est bien ça ? Et pas leur donner des cours de rattrapage dans ta matière ?

    • Oui...

    • Mais on ne s'improvise pas « coach » comme ça ! Tu vas devoir suivre une formation, avoir un diplôme si ça existe, ça va te prendre du temps avant de pouvoir avoir ton premier client. Comment comptes-tu concilier ça avec ton travail de prof ?

    D'un ton triomphant elle me rétorque :

    • Mais j'y ai pensé, qu'est-ce que tu crois ! La formation que je vise dure un an, je vais me mettre en disponibilité pendant un an, je ne démissionne pas tout de suite, je ne suis pas folle quand même ! Pendant ce temps je me ferai un site Internet et j'apprendrai moi-même les méthodes pour me faire connaître. Mais c'est vraiment ça que je veux faire, j'ai déjà envie de commencer tout de suite pour voir, je suis sûre que c'est génial.

    Je soupire intérieurement. Je sais qu'elle est très bonne dans ce genre de services, j'ai rarement vu quelqu'un dotée d'une telle empathie, d'une telle capacité d'écoute, d'une telle intuition pour mettre le doigt sur ce qui ne va pas chez les autres.

    • Je ne doute pas que tu pourrais réussir, et je comprends ton impatience. Mais quand même, je voudrais te poser quelques questions d'organisation qui ne vont pas te plaire, mais qui sont vitales si tu ne veux pas te planter. Pour commencer,...

    • Ça y est, voilà le grand organisateur qui vient me rabattre le caquet au lieu de m'encourager, c'est pas très sympa, là.

    • Sympa ou pas, écoute moi, tu sais bien que je ne vais pas démolir ton projet pour le plaisir, il faut tout considérer quand on se lance comme ça. D'abord, pendant la disponibilité, tu ne seras pas payée ?

    • Ben non...

    • Tu as des économies pour vivre un an sans salaire ?

    • ...un an, non, mais je me serrerai la ceinture, c'est pas un problème.

    • Et la formation, c'est l'éducation nationale qui va te la payer ?

    • Non, c'est un organisme privé, c'est vrai que c'est assez cher. Mais je me suis dit que, comme on travaillera beaucoup les cours chez soi et par Skype, j'aurai du temps pour me trouver un job alimentaire, genre caissière de supermarché ou distributrice de brochures publicitaires, ça ne doit pas être difficile.

    • Non mais je rêve ! Tu crois vraiment que personne ne veut être caissière et qu'il y a des centaines de postes à pourvoir qui n'attendent que toi ? Et tu crois que les gérants vont préférer une fille sur-diplômée pour effectuer un boulot qui ne demande aucune qualification ?

    • Et toi, qu'est ce que tu en sais ?

      Je sens qu'elle commence à s'énerver, surtout quand on parle organisation et argent. Vous comprenez, l'argent c'est sale, moins on en parle, mieux c'est. Elle poursuit :

    • Quand on a décidé quelque chose, il faut y aller, et après on verra bien. Je suis sûre que sous la pression on peut se dépasser. Je m'en fous de bouffer des nouilles tous les jours. C'est ça qui est exaltant, avoir envie d'accomplir quelque chose qui te plaît et le faire quoi qu'il arrive. Toi, tu ne peux pas comprendre, avec ton esprit rationnel, si on t'écoutait on ne ferait jamais rien.

    Je suis assez catastrophé. Elle a pourtant choisi d'être fonctionnaire parce qu'ainsi elle n'a pas à se préoccuper beaucoup d'organisation et de logistique, en dehors de la préparation de ses cours. Je ne sais pas trop comment la convaincre sans la décevoir. J'essaie de calmer le jeu.

    • Bon, je vois que tu es plutôt motivée, mais il y a beaucoup de choses à faire si tu ne veux pas te planter, tu es bien d'accord ? Alors je te propose d'y réfléchir chacun de notre côté, et puis je viens te voir dans une semaine pour en parler sérieusement. Tu m'offriras bien l'apéro, non ?

    Je l'entends sourire dans l'écouteur.

    • D'accord, emmerdeur. A bientôt.

    Je raccroche, un peu soulagé, mais très inquiet. Que vais-je bien pouvoir lui dire pour qu'elle accepte d'envisager un projet viable sans la fâcher dès que je prononcerai des gros mots tels que « marketing », « fiscalité », « URSSAF », « réglementation » ?

     


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  • Nous sommes en 1960.

    Elisabeth Barnaud est née en 1931 au Creusot. Fille unique, elle s'est mariée le 20 mars 1955 avec Louis Fourier, propriétaire d'un grand magasin de vêtements dans cette ville et président du syndicat des commerçants. Il a 18 ans de plus qu'elle. Son père, Jean Barnaud, est fonctionnaire municipal, secrétaire général de la mairie du Creusot depuis près de dix ans. Il a 55 ans. Sa mère, Laetitia, 55 ans elle aussi, s'occupe de son foyer et n'a jamais travaillé. Les parents de Louis Fourier ne sont plus de ce monde ; il a deux frères qui n'habitent pas la région et qu'il voit rarement.

    Les Fourier et les Barnaud sont des notables locaux, connus de beaucoup de monde en ville. Laetitia Fourier participe activement à beaucoup d'activités sociales et charitables, auxquelles Elisabeth contribue parfois pour faire plaisir à sa mère.

    Elisabeth a reçu une bonne éducation dans une institution privée, mais n'a pas voulu aller au-delà des deux premières années d'université à Dijon, section littéraire. Demandée en mariage par Louis quelque temps après, elle a hésité longtemps avant d'accepter, poussée par ses parents. Depuis, comme sa mère, elle est femme au foyer, et n'a pas d'enfant. Elle n'arrive pas à s'intégrer dans le milieu bourgeois qui est celui de sa famille et de son mari. En fait, elle se sent seule et s'ennuie dans cette petite ville de province, elle se compare souvent à Madame Bovary, mais pense qu'elle est plus lucide que celle-ci.

    En 1960, à l'approche de la trentaine, c'est une femme qui, sans être un canon de beauté, dégage cependant un certain charme. De taille moyenne et de corpulence plutôt fine, elle a des cheveux bruns très courts, taillés presque « à la garçonne » ; son visage rond, encore un peu poupin, est racheté par de beaux yeux verts cachés dans leurs orbites et par une petite fossette au coin des lèvres. Elle sourit rarement, et pas avec n'importe qui, elle est parfois glaçante quand elle observe une personne avec attention derrière des lunettes teintées qu'elle porte souvent mais qui cachent une myopie importante. On a ainsi l'impression d'être en présence de quelqu'un d'autoritaire et de caractère difficile, mais c'est une attitude, en fait Elisabeth est un être indécis, qui est toujours sous l'influence d'un père volontaire à qui on ne résiste pas. Elle s'habille de manière élégante, elle suit la mode grâce à son mari, et sa mère lui donne des conseils qu'elle ne sollicite pas forcément mais qu'elle suit très souvent. Elle porte en général des robes, car elle déteste être en pantalons, elle trouve qu'ils lui donnent trop l'aspect d'un garçon.

    Claude est un ami d'enfance d'Elisabeth, issu d'un milieu moins favorisé. Il est marié et il a deux enfants, ce qui ne l'empêche pas de voir souvent son amie chez elle ou chez ses parents. Ils se connaissent bien et discutent beaucoup, surtout de la guerre d'Algérie qui fait rage et qui soulève l'indignation d'Elisabeth, anti-colonialiste avant l'heure. Claude est bien reçu, car il a fait des études de médecine et a ouvert un cabinet à Monchanin, à quelques kilomètres. Quand il est avec elle, il se dit qu'elle aurait mérité mieux que de s'enliser dans ce milieu conventionnel, avec ses rituels, ses manières d'être et ses idées toutes faites. Car il aime beaucoup son amie, et souffre de la voir dépérir dans ce confinement bien pensant, alors qu'elle a beaucoup de qualités de cœur et d'intelligence qui pourraient s'exprimer. Néanmoins, il ne peut s'empêcher en lui-même de lui reprocher sa passivité et une sorte de soumission aux modes de vie imposés par ses parents et son mari.

    -oOo-

    L'été est là depuis deux jours, l'après-midi a été brûlant. Elisabeth revient de la plage aménagée au bord du joli petit étang qui sert de piscine au Creusot. Il est cinq heures, elle va prendre une douche avant de se faire un thé, ou bien non, plutôt boire une orangeade bien fraîche à l'ombre du grand tilleul qui borde sa terrasse. Elle n'a pas grand chose d'autre à faire en attendant le retour de son mari qui ferme boutique à 19h30. Elle se demande ce qu'elle va préparer pour dîner, elle n'a pas très faim et se contenterait bien d'un en-cas vite fait, mais il n'en va pas de même pour Louis, doté d'un solide appétit. Elle soupire devant la soirée morose qui va suivre l'après-midi solitaire qu'elle a vécu une fois de plus. Au bord de l'étang, elle a passé le temps en lisant, en se dorant au soleil, se retournant régulièrement pour ne pas cuire, en se trempant de temps à autres, mais elle n'a parlé à personne. Néanmoins, elle n'était pas seule, la plage était envahie par un groupe de jeunes gens de la classe de terminale qui, en attendant les résultats du bac, venaient maintenant chaque jour se baigner, jouer au ballon et tourner autour des filles pour passer le temps. Elle n'a pas pu s'empêcher de les regarder d'un œil envieux : après tout, elle est à peine plus âgée qu'eux, elle aimerait bien elle aussi, s'amuser et rire au lieu de maintenir cette distance, cette barrière attachée à « son rang », comme le lui serine souvent sa mère. Elle se dit qu'il va falloir que cela change.

     


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  • Ecrire le paragraphe qui apparaîtra dans le texte d'une fiction juste avant la découverte d'un corps.

     

    1. Après avoir couru environ 2 km aussi vite qu'il pouvait, Gaêtan ralentit l'allure. A son âge, il ne fallait pas trop forcer, viser plutôt l'endurance que la performance. Il était déjà trempé, son tee-shirt lui collant au torse, les gouttes de sueur dégoulinant le long du nez vers ses narines et le haut de sa lèvre supérieure. Il soufflait fort, ses jambes déroulant un rythme couplé avec celui de sa respiration : deux foulées pour une inspiration, suivies de deux foulées pour une expiration. Les bras détendus, les mains ballantes, relâché, pour se fatiguer le moins possible. Quand son organisme aurait retrouvé un nouvel équilibre après qu'il ait ralenti, il passerait à un rythme deux / trois au lieu de deux / deux. Il se concentrait sur cette régularité qui lui permettait de courir ainsi plus de cinq kilomètres tous les matins, étranger au paysage qui défilait de chaque côté du chemin, imperméable au miroitement étincelant du lac derrière les feuillages. Il se sentait bien au début de cette journée qui promettait d'être belle.

     

    2. Comme à l'accoutumée, Germain gara sa voiture dans la descente de son garage, en sortit et verrouilla les portières. On n'est jamais trop prudent, surtout dans un quartier cossu où viennent rôder parfois les bandes des banlieues à la recherche de grosses cylindrées faciles à dérober. Boutonnant son costume trois pièces, son attaché-case à la main, il se dirigea vers sa maison. Il admira au passage, avec un brin de fierté, la rectitude et le vert uniforme de la pelouse qu'il avait tondue la veille au soir avec un soin tout particulier en vue du barbecue prévu ce samedi avec ses voisins. La semaine venait de se terminer, et il pensait avec délices à l'apéritif qui l'attendait : depuis des années, c'était devenu un rite entre sa femme et lui, une façon à eux de fêter ce mémorable événement hebdomadaire. Il sortit ses clés et ouvrit la porte.

     

    3. Le film ne l'intéressait pas, il pensait toujours à ce que lui avait dit son supérieur dans l'après-midi. Il allait être licencié, non qu'il ne donnât pas satisfaction, mais pour des raisons confuses de « rationalisation de la production ». Il n'avait pas bien compris en quoi la disparition de son poste était rationnelle, son esprit tournant en rond pour rechercher les vrais motifs. Bouillant de rage et de frustration, il avait commencé par aller au bar voisin descendre plusieurs cognacs à la file, avant de s'affaler dans le fauteuil de ce cinéma quasiment vide où il s'était assoupi un bon moment avant de se remettre à cogiter. Il ne se sentait pas très bien, exsudant une sueur froide, la nausée au bord des lèvres. Trop de cognac sans doute. Il tenta de se calmer en inspirant à fond plusieurs fois de suite. Quand il se sentit mieux, il se leva et, d'un pas mal assuré, se dirigea dans le noir vers la sortie en s'appuyant sur le haut des sièges de chaque rangée. Heureusement qu'il s'accrochait, car il trébucha sur un obstacle et faillit tomber. Il jura et regarda à ses pieds.

     

     

     


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  • Texte écrit le 22/11/2017

    À dix heures du matin, l'air était déjà brûlant. Au loin, le mont Toubkal, impossible destination, miroitait sur le fond du ciel qui blanchissait sous la chaleur.

    Parti du campement à 5 heures du matin, le petit groupe avançait péniblement. Le sentier à peine tracé, abrupt, montait sans discontinuer. On s'arrêta : c'était la deuxième pause depuis le départ, et pourtant à peine quelques kilomètres avaient été parcourus. Chacun reprenait son souffle, se rafraîchissant en vidant prématurément sa gourde, les femmes tentant de trouver un roc paravent assez grand pour vider leur vessie de manière civilisée. A l'avant, le guide s'impatientait, trouvant ces touristes trop peu sportifs pour un trek aussi rude, inquiet devant ce qui les attendait quand la vraie ascension commencerait, le lendemain. A l'arrière, les deux ânes portant les bagages, les tentes et les provisions attendaient, philosophes, sous l'oeil de l'homme à tout faire.

    Le paysage alentour était désertique, à l'exception d'un petit ruisseau à l'eau claire descendant de la montagne, parallèle au sentier, à quelques dizaines de mètres au fond d'un ravin peu accentué. De rares touffes d'herbes sèches survivaient entre les cailloux qui jonchaient le sol. Même la proximité de l'eau n'arrivait pas à faire jaillir un carré de verdure.

    La marche reprit. On était à 1500 mètres d'altitude, et tous espéraient que la chaleur diminuerait au fur et à mesure de la montée. Les conversations qui allaient bon train au début, s'étaient peu à peu taries. Tout le monde attendait maintenant la pause de midi et le déjeuner, même si le guide avait prévenu qu'il n'y aurait pas d'ombre où s'abriter de la brûlure du soleil.

    Le sentier serpentait maintenant entre de grands rochers qui le balisaient. Soudain, après avoir tourné l'un d'eux, les premiers de la file s'arrêtèrent brusquement et le groupe s'immobilisa. « Que se passe t-il ? » demandèrent ceux qui suivaient et ne pouvaient rien voir. «  Ça alors ! », répondirent les premiers, « venez voir ! »

    Au détour du chemin, un vieil homme en djellaba blanche et chechia était assis sur une grosse pierre devant deux caisses pleines de canettes de coca-cola, et offrait un sourire édenté aux nouveaux arrivants. Rien aux alentours, pas d'âne ni de vélo, aucun village ni habitation en vue. D'où pouvait-il bien sortir ? On le questionna, mais il ne parlait pas français à l'exception d'une seule phrase qu'il répétait sans cesse : « Vous avoir soif ? Ici coca, bon pour la chaleur, pas cher, 2 euros ». Le guide lui parla en arabe, et traduisit aux touristes : « Il habite là-bas », dit-il, en faisant un geste vague dans une direction au-delà de la crête à droite du sentier, « il vient ici vendre des boissons aux touristes de passage. Quelquefois il attend deux jours avant que passe quelqu'un, mais ça ne le dérange pas. Il y a encore des canettes au frais dans le torrent en bas. »

    L'épisode était inattendu et surprenant, mais bienvenu. Tout le monde y alla de ses deux euros, et les plus assoiffés se précipitèrent vers le ruisseau pour y prendre les canettes les plus fraîches. Personne ne songea à boire l'eau du ruisseau...La civilisation avance, même dans le désert, et Coca-Cola en est le fer de lance.

     


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