•  Expliquer ce qu’est la couleur à quelqu’un qui n’aurait jamais vu le monde qu’en noir et blanc

     

    Je vois le monde en couleurs, pas toi. Comment te faire comprendre ce que c’est ? Ce n’est pas évident.

    Le noir, tu sais ce que c’est : c’est la nuit, sans lune, sans étoiles, c’est l’absence de lumière, c’est l’absence de couleurs.

    Le blanc, c’est la neige, c’est le drap de coton ou de lin du lit dans lequel tu te couches chaque soir, ou la page sur laquelle tu écris, ou encore l’écran de cinéma avant qu’on allume le projecteur. Dans le blanc, toutes les couleurs sont mélangées, et pourtant c’est le symbole de la pureté.

    Le jaune, c’est ce canari, c’est Titi poursuivi par Grosminet, c’est la couleur de la nouvelle voiture de ton patron ou celle du maillot du vainqueur du Tour de France.

    Le bleu, c’est bien sûr le ciel par une belle journée d’été, ou, plus profond, celui de la mer qu’il surplombe.

    Le vert, c’est l’herbe des prés normands, ou la couleur des petits pois anglais.

    Je te dis cela, mais pour toi, ce ne sont d’abord que des nuances de gris. Peut-être peux-tu faire la différence entre tous ces gris, du gris jaune de Titi au gris vert des petits pois ? Et peut-être aussi tous ces gris font-ils naître en toi une émotion particulière, tout comme les films en noir et blanc du passé sont encore pour nous chargés d’une atmosphère que la couleur a fait disparaître.

    Sinon, les couleurs, c’est comme le goût ou l’odorat : le noir et le blanc, c’est comme un plat de champignons qui ne sentirait rien, alors que le rouge, ce serait le goût des fraises dans ta bouche ou le parfum de la rose offerte à ta bien-aimée…

    Vois-tu ce que je veux dire ?

    _____________________________________________________________________________

    Le bleu, pour toi et pour moi

    Pour toi, le bleu c’est la couleur du ciel l’été quand on se lève : « Regarde comme le ciel est bleu ce matin ! » c’est ce que tu me dis rituellement pour signifier simplement qu’il fait beau, que la température de l’air est douce, et que tu es contente. C’est aussi la teinte nécessaire du canapé, qui se marie si bien à celle du tapis hérité de tes parents, et qui induit parfois le choix de la robe que tu vas porter pour recevoir tes amis.

    Pour moi, le bleu, c’est d’abord et surtout, sous toutes ses nuances, la couleur de la mer. Bleu marine éclatant sous le soleil à son zénith, qui vire au noir au crépuscule ; bleu transparent et pur des lagons des mers du sud ; bleu outremer changeant et un peu angoissant qui verdit et s’assombrit de façon menaçante quand le plongeur s’enfonce dans les profondeurs. Mais c’est surtout le bleu liséré de blanc par l’écume lorsque l’étrave perce la houle et que le grand bruit de l’océan nous entoure. Le bleu, c’est la mer, c’est le ciel, c’est l’immensité, et c’est le monde sans les hommes, à part moi qui regarde…

     


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  • Ecrire une nouvelle commençant par une phrase imposée.

     

    « Je t'attends depuis deux heures, je décide de partir à l'aventure, seul, sans toi ni personne. »

    Elle accumulait les retards ces derniers temps, sans raison et sans explications. Nous ne nous parlions plus beaucoup, ses pensées étaient au loin. Je ne savais pas pourquoi, ni si j'y étais pour quelque chose. Mais là, c'était pire, elle n'était pas là et sa valise n'était pas faite, alors que nous devions partir dans une heure pour une semaine de vacances au Maroc. Je l'avais proposé, elle avait dit oui, bien que du bout des lèvres. Alors j'ai vu rouge.

    C'est le dernier texto que je lui ai adressé, je n'avais pas l'intention de lui en envoyer d'autres, ni d'en recevoir de quiconque. C'est pourquoi, après, j'ai éteint mon téléphone et je l'ai mis dans un tiroir de mon bureau. J'ai pris mon plus grand sac à dos, j'y ai enfourné quelques rechanges, mes affaires de toilette, mon cahier et quelques stylos-billes, la carte de la Lozère où nous étions allés l'année précédente. J'ai chaussé mes increvables chaussures de marche en cuir. Et j'ai envoyé balader le Maroc.

    J'ai regardé autour de moi, cet appartement où j'avais habité près de deux ans avec elle. Je me suis assis sur le canapé recouvert de velours, où nous nous étions si souvent caressés, l'air de rien, tout en regardant la télé. La table basse, avec ses revues en désordre. Le tapis marocain, acheté sur un coup de cœur à un vendeur de passage. Les gravures marines, fruit de l'héritage de ma mère. Et le chat blanc, qui ronronnait sur mes genoux sans rien me demander d'autre, le seul être que je regretterai sans doute si jamais je ne revenais pas.

    Car si j'étais sûr de partir (cela allait se produire dans quelques minutes), je n'avais aucune idée de ce que j'allais faire après. Je partais, c'est tout. J'ai refermé doucement la porte derrière moi. La dernière chose que j'ai vue entre le panneau qui se refermait et le chambranle, c'est le rideau de mousseline blanche qui ondulait lentement sous le courant d'air venant de la fenêtre entrouverte, comme un suaire sur le corps éthéré d'un fantôme indistinct. Comme l'image prémonitoire de la fin d'une histoire, qui m'a hantée longtemps après avoir descendu l'escalier.

    Au distributeur du coin de la rue, j'ai retiré autant d'argent que je pouvais, que j'ai réparti entre mon portefeuille, le sac à dos et la poche basse de mon blouson de trail. Puis je suis allé à la gare et j'ai pris un billet pour Mende. Nous avions passé un merveilleux été dans un chalet d'altitude, rien que nous deux, à faire de grandes randonnées dans les Causses, à visiter les grottes et les châteaux, à ripailler dans des fermes avant de nous aimer dans la nature, à lire sur un sommet en regardant le paysage, à nous prendre en photos...C'est en rentrant à Paris que cela a changé, comme si ces jours sublimes avaient formé un tout compact se suffisant à lui-même, avant d'être rangés dans un coin de mémoire. Comme si une période claire devait forcément être compensée par une période sombre, afin de former une moyenne qui ne voulait rien dire, à l'image des températures de saison de la météo nationale.

    Dans le train, j'ai sommeillé. Je ne pensais à rien. J'avais l'esprit engourdi, et je ne voulais surtout pas réfléchir à ce que j'étais en train de faire. Ce n'était pas un acte raisonnable, je le savais, mais j'en avais assez d'être raisonnable. Le paysage défilait, je le voyais à peine. Des vaches, de l'herbe, parfois un peu de forêt, et quelques maisons éparpillées. Mende était vraiment une ville perdue au fond de la France, car à partir d'Alès le trajet se poursuivait en autobus. Curieusement, il y avait du monde dans le car, et je me suis retrouvé assis à côté d'une grosse femme qui portait un fichu sur la tête comme ma grand-mère, un panier sur les genoux. Elle a tenté de lancer la conversation, mais malgré son accent chantant qui me plaisait bien, je n'avais pas envie de parler. Elle l'a vite compris, et au bout d'un moment elle a abandonné, avec un : « Ben vous alors, vous n'êtes pas bavard, vous êtes sûrement un parisien... ». Les clichés ont la vie dure.

    En descendant du car, il faisait nuit et je suis tombé en ratant la marche. Je me suis écorché le genou et je boitais en me relevant. Ma voisine du trajet, pleine de sollicitude, s'est enquis de ma blessure. Son mari l'attendait au volant d'une camionnette hors d'âge, et elle m'a demandé si elle pouvait me déposer quelque part. La politesse voulait que je lui réponde, mais que lui dire ? J'avais l'intention de passer la nuit à l'hôtel et de repousser au lendemain toute réflexion sur ma situation. En quelques secondes, j'ai pris une décision cruciale : désormais, ne rien cacher, ou me taire.

    • Je vais passer la nuit dans un hôtel, et demain je verrai. Je n'ai pas de projets. J'ai besoin d'être seul.

    Elle me regarda d'un drôle d'air. A la campagne, on ne se pose pas ce genre de question, il n'y a bien que les parisiens pour ne savoir quoi faire de leurs journées. Je devais avoir l'air déboussolé, car elle m'a pris par le bras en me disant :

    • Les hôtels ici ne sont pas terribles. Chez nous il y a la chambre du fils qui n'est plus là, et puis il faut soigner votre genou. D'ici demain vous aurez le temps de réfléchir tout seul à ce que vous voulez faire.

    Le mari n'a rien dit, il m'a juste jeté un coup d'oeil où je n'ai pas décelé de méfiance ni d'opposition. J'ai hésité un instant, et puis j'ai accepté. Après tout, j'étais parti à l'aventure, et ce qui caractérise une véritable aventure, c'est le hasard, avec les rencontres qu'il permet de faire à condition de ne pas se murer dans la solitude hautaine de celui qui n'a besoin de personne. J'étais certes parti sur un coup de tête, justifié ou pas, mais pas pour m'apitoyer sur moi-même, ni pour me punir de ce qu'Isabelle m'avait fait endurer, ni pour la regretter en me coupant des autres.

    Je suis monté péniblement à l'arrière de la camionnette, mon genou me faisait mal. A côté de moi mon sac et le panier de la dame. Le trajet dura une bonne demi-heure, cela montait tout le temps et la voiture peinait en se traînant dans les côtes. Je leur ai demandé leurs noms, Julien et Annabelle, et j'ai donné le mien, c'était quand même le minimum, mais autrement nous n'avons pas dit grand chose. Ils ne m'ont rien demandé, ils m'ont simplement expliqué qu'ils avaient une ferme sur le plateau du causse de Sauveterre. Avec du regret dans la voix, ils ont précisé qu'ils en avaient arrêté l'exploitation, leur fils ne voulant pas prendre leur suite. Ils avaient vendu leur terre et les hangars agricoles à des voisins. Je n'étais pas en état de bavarder, et je ne les ai pas questionnés. On verrait bien demain.

    Dans l'obscurité de ce début d'automne, je n'ai pas vu grand chose de leur maison. Nous sommes entrés directement dans une grande cuisine, un vrai décor des années quarante ou cinquante : une lampe à abat-jour métallique vert descendant du plafond, éclairant chichement une table rectangulaire recouverte d'une toile cirée usée à carreaux rouge et blanc ; un évier de granite avec assiettes et couverts séchant dessus ; une cuisinière à bois imposante, toute en fonte, avec son tuyau noir traversant le plafond ; un grand buffet en chêne sur le mur du fond, avec un napperon de dentelle et des boîtes sur la partie débordante ; une huche à pain ; le frigo blanc contre le mur beige ; un petit meuble supportant une vieille télévision à écran cathodique, avec deux fauteuils en osier devant ; le plancher fait de dalles rouges carrées mal ajustées.

    On m'a fait asseoir sur une chaise rustique. Pendant que Julien taillait des tranches de bonne taille dans le jambon pendu au plafond et sortait une miche de la huche, Annabelle farfouillait dans le buffet pour en extraire un flacon d'eau oxygénée et un paquet de coton. J'ai relevé le bas de mon pantalon, elle a désinfecté la plaie et m'a collé dessus un pansement, puis nous avons cassé la croûte avec un coup de rouge. Avec ces braves gens, je me sentais soudain moins morose, ou plus exactement je me sentais reprendre pied dans la réalité, me rendant compte peu à peu de ce que je venais de faire en cédant à mes impulsions. Cela me semblait maintenant assez stupide, mais pourtant je sentais monter en moi une sorte de joie, de satisfaction imprécise qui me comblait. J'étais sorti des rails du quotidien, j'avais fait une chose dont personne ne m'aurait cru capable, même pas moi. Peut-être devenais-je enfin quelqu'un « d'intéressant », me disais-je, souriant intérieurement, quelqu'un de libre. Cela m'a rappelé un livre dans lequel le héros, pour démontrer sa liberté, jouait aux dés ce qu'il allait faire dans la journée : si je tire un six, je reste au lit ; si je tire un 3, je vais séduire la voisine du dessous ; si je tire un deux, je vais...etc. Il allait très loin comme ça, mais je ne suis pas sûr que le pilotage de ses actes par le hasard démontrait un quelconque libre arbitre, au contraire. Quant à moi, mon départ était juste un acte gratuit, un changement inattendu, se fondant sur le rejet brutal et irraisonné de mon comportement habituel. Et c'est cela qui lui conférait du sens et de la valeur, même si cet acte fort devait sans doute rester limité dans le temps.

    Nous avons donc bavardé un petit moment, mais je ne leur ai rien dit sur la démarche qui m'avait conduit dans leur cuisine, malgré leur envie évidente d'en savoir plus. D'ailleurs, je ne le savais pas vraiment moi même, il fallait que j'y réfléchisse d'abord seul. Annabelle m'a montré la chambre du fils, assez spartiate malgré les quelques posters de chanteurs passés de mode épinglés au mur. Le lit était bon, haut sur pieds, avec un édredon chaud et léger. Malgré mes préoccupations, je me suis endormi tout de suite.

    Je me suis réveillé tôt le lendemain, il faisait encore nuit et rien ne bougeait dans la maison. J'ai songé un instant à me lever et partir sans rien dire, mais j'ai vite rejeté cette idée. Je ne pouvais pas les quitter comme ça sans les remercier ; avec Isabelle il y avait une raison pour disparaître, avec eux ce n'était pas le cas. Je suis donc resté au lit, à laisser mes pensées divaguer. Je n'étais certes plus dans l'état de rage qui m'avait fait agir la veille, mais une chose était certaine, je ne rentrerais pas comme si de rien n'était, j'allais profiter de ces quelques jours imprévus. Je ne pouvais cependant m'empêcher d'évoquer Isabelle, son corps chaud près du mien, sa manière de se blottir contre moi dans son sommeil. Je n'étais pas insensible à ces évocations très charnelles, même maintenant, seul dans le grand lit vide. Puis, je me rappelai comment elle avait changé, comment elle se comportait maintenant, son regard transparent, sa manière de s'éloigner, de me parler par monosyllabes, d'agir comme si je n'étais pas là. Cela m'a refroidi, je l'ai chassée de mes pensées, je me suis levé, habillé et j'ai gagné la cuisine où mes hôtes s'activaient déjà.

    Ils m'ont accueilli avec le sourire, et devant un grand bol de café je leur ai expliqué que j'allais faire une randonnée de quelques jours dans la région, histoire de mettre au clair mes relations devenues difficiles avec une femme que j'aimais. Annabelle m'a refait le pansement, et Julien a mis dans mon sac un gros morceau de son jambon, du pain, deux pommes et une bouteille d'eau. Ils m'ont recommandé des fermes auberges aux alentours, que j'ai pointées sur ma carte. Je leur ai dit que je repasserais si j'en avais l'occasion, puis je les ai quittés.

    Je n'avais presque plus mal au genou, je suis parti d'un bon pas. La ferme était isolée au milieu d'une étendue semi-désertique où une herbe rase et jaunâtre poussait difficilement entre de gros rochers et quelques arbustes rabougris régulièrement dispersés. Des tas de cailloux balisaient de proche en proche le sentier que je suivais ; parfois, des murets de pierres sèches le bordaient, sans aucune utilité apparente. Ce paysage présentait une sorte de beauté rude et sauvage, parfois lunaire dans sa nudité, parfois simplement campagnarde lorsque je croisais un troupeau de brebis broutant l'herbe rare sous le regard d'un berger me saluant au passage.

    Je me dirigeais vers le sud, loin de la région où nous étions allés, Isabelle et moi, l'année précédente. Je marchais sans penser à rien, goûtant le paysage, les sons et la lumière d'un mois d'octobre ensoleillé. Parfois, sans crier gare, un souvenir me traversait l'esprit : la fois où nous nous étions réfugiés sous un rocher en surplomb, surpris par une averse soudaine, puis nous avions retiré nos vêtements pour danser et courir nus sous la pluie chaude en riant comme des enfants, avant de nous sécher tout en nous embrassant ; le sentier qui montait très fort, j'étais derrière elle et je poussais sur ses fesses soi-disant pour l'aider à grimper ; la chaleur sur la plaine dénudée, nos corps couverts de sueur, le ruisseau dans lequel nous nous étions rafraîchis en traversant une petite forêt. Mais au-delà de ces souvenirs plaisants, parfois un lambeau de pensée me ramenait au présent : pourquoi n'éprouvais-je pas plus de douleur en pensant à son attitude récente ? Et pourquoi, peu à peu, montait en moi ce qui ressemblait à un sentiment de soulagement ? Comme si je découvrais soudain qu'au-delà de cette entente charnelle et du partage de moments heureux, il n'y avait rien de plus qui nous unissait. Comme si affleurait à la lisière de ma conscience ce que je savais déjà sans vouloir me l'avouer, que c'était moi qui m'étais éloigné d'elle, en me le cachant, en rejetant sur elle la faute qui m'incombait, tout en restant aux prises avec un sentiment de culpabilité qui me semblait maintenant consécutif à un sens du devoir mal placé...Que peut-il y avoir de plus destructeur qu'aimer par devoir, et ne pas s'en rendre compte ? Elle devait l'avoir compris, elle, si fine dans ses jugements, mais alors pourquoi être restée aussi discrète, n'avoir rien dit ? Peut-être avait-elle essayé, et n'avais-je rien entendu ?

    J'avais maintenant quitté le sentier et je marchais dans la prairie. A midi, je me suis arrêté à l'orée d'un petit bois, j'ai escaladé un rocher haut de quelques mètres sur lequel je me suis assis, et j'ai mangé le jambon et le pain de Julien tout en admirant le paysage. A une certaine distance vers le sud, on devinait la coupure brutale du plateau par une vallée profonde, certainement celle du Tarn. C'était beau, mais maintenant j'avais envie de rentrer, de revoir Isabelle, et de m'expliquer avec elle, avant qu'on ne se quitte, selon toute vraisemblance. Sortir des non-dits. Être sûr de ne pas me tromper, une fois de plus.

    Ces réflexions m'avaient mis dans un état de grande fébrilité. Je n'avais plus envie de marcher indéfiniment sans savoir où j'allais. Il fallait que j'arrive avant la nuit dans un village d'où je pourrais commander un taxi qui m'amènerait à Millau. Il y avait sûrement là-bas plus de trains qu'à Mende. Partir sur un coup de tête pour me retrouver seul et prendre du recul avait finalement été très bénéfique. Et je n'avais même pas eu besoin de réfléchir plus de deux jours pour que beaucoup de choses s'éclairent.

    Je voulus descendre du rocher sur lequel j'étais perché, mais je me pris le pied dans une bretelle du sac à dos posé devant moi et perdis l'équilibre. La chute dura peut-être une seconde et se termina par un choc très violent entre mon crâne et une grosse pierre pointue. Avant de perdre conscience, j'eus le temps de voir, à quelques centimètres de mes yeux, posé sur un brin d'herbe, un petit scarabée qui avançait doucement en remuant ses antennes. « Bénéfique... » fut le premier et dernier mot d'une pensée qui ne s'acheva pas.

    Extrait du « Midi Libre »

    Le corps sans vie d'un homme de 35 ans, identifié comme étant celui de Jean Molver, demeurant à Paris, a été retrouvé hier par un berger sur le causse de Sauveterre. Selon les premiers éléments de l'enquête, il aurait fait une chute de plusieurs mètres et serait mort sur le coup.

     


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  • Ce samedi là, Erwan se leva comme tous les jours à 7 heures. C'était une habitude, prise dès le début de son mariage avec Rozenn trois ans auparavant ; il ne voulait pas perdre son temps à traîner au lit alors que les jours passent si vite et qu'on a tellement de choses à faire avant de s'apercevoir que nos cheveux commencent à grisonner et nos articulations à se coincer. Elle, par contre, aimait rester un bon moment sous les draps à rêvasser, pour le rejoindre plus tard dans le séjour où l'attendait son petit déjeuner.

    Elle était rentrée tard la veille au soir, à l'issue d'un dîner avec des collègues de bureau, alors qu'il dormait déjà. En passant dans le hall pour brancher la cafetière dans la cuisine, Erwan accrocha le sac à main de sa femme déposé sans précaution à côté du téléphone. Il tomba, déversant sur le sol un fatras d'objets divers qu'il se mit à ramasser avec un léger sourire, se rappelant ce qu'il disait souvent avec ironie sur le contenu des sacs de femme. Il avait à peine commencé que son visage se figea à la vue d'un objet en latex qui n'aurait pas dû se trouver là, dont la présence le paralysa quelques secondes.

    L'esprit en ébullition, il se mit alors à inventorier méthodiquement le contenu du sac. Il hésita un moment avant d'ouvrir le portefeuille de sa femme : c'était là une ligne rouge qu'il hésitait à franchir, car même dans une relation de confiance totale il est des lieux et des moments d'intimité qui doivent rester inaccessibles à qui que ce soit. Mais il ne pouvait rester dans l'incertitude. Aussi est-ce avec une frénésie déraisonnable qu'il examina l'un après l'autre les papiers qui gonflaient le cuir, jusqu'à ce qu'il tombât sur une facturette d'hôtel daté de la veille au soir. Non, ce n'était pas la note du restaurant, l'indication sur le ticket ne laissait pas de place au doute : « Hôtel Mercure – Room service - chambre 202 ». Il imagina un instant que le « dîner entre collègues » pouvait avoir eu lieu dans une chambre pour être plus libres de rire et de parler fort, mais il élimina de suite cette hypothèse farfelue, à moins d'enlever le pluriel de « collègues », ce qui, par restriction mentale, faisait que, d'une certaine façon, elle lui avait dit la vérité.

    Après l'abattement et la surprise vint la fureur, une colère froide, presque raisonnée, distanciée. Il se releva, laissant éparpillé le contenu du sac, et entra dans la chambre le ticket et l'objet à la main. Rozenn était en train de s'éveiller. Elle s'étirait en soupirant d'aise, et lorsqu'il apparut elle lui jeta un regard alangui, les yeux mi-clos, d'une manière qu'il aurait considéré comme une invite dans d'autres circonstances.

    Il s'assit sur le lit, à bonne distance, et repoussa la main qu'elle tendait vers lui. Ce n'était pas habituel, et avec le visage fermé qu'il arborait, elle se douta que quelque chose n'allait pas. Il prit la parole, d'un ton qu'il voulait neutre.

    • Peux-tu m'expliquer la présence de cela dans ton sac ? dit-il en exhibant ce qu'il avait trouvé.

    Prise par surprise, elle pâlit, mais trouva aussitôt la parade. Il est bien connu que la meilleure défense, c'est l'attaque.

    • Tu te permets maintenant de fouiller dans mon sac ? C'est incroyable ! Intolérable ! Que dirais-tu si je faisais la même chose ? Rends moi ça et fiche moi la paix !

    Bien qu'il fût conscient qu'il ne fallait pas tomber dans son jeu, il ne put s'empêcher de commencer par se justifier.

    • Ton sac est tombé, c'est tout, je l'ai ramassé, je n'ai pas fouillé. Ne détourne pas la conversation. Pourquoi as-tu besoin d'un préservatif dans ton sac ? Et cet en-cas pris dans une chambre du Mercure, alors que tu étais censée dîner avec des collègues ? Explique moi s'il te plaît, je ne demande qu'à te croire, mais ça va être dur, je te préviens.

    Voyant que son stratagème ne fonctionnait pas, elle changea de tactique, s'assit dans le lit, le visage grave, et des larmes perlèrent dans ses yeux :

    • Le préservatif, tu ne vas pas me croire, mais c'est la vérité. Tu ne veux pas d'enfant et je ne prends pas la pilule. C'était au cas où on aurait eu une envie soudaine, dehors. C'était pour toi, on n'aurait pas eu besoin d'attendre d'être de retour à la maison...
    • Bien sûr... ! Elle est bonne celle-là ! Tu as raison, c'est dur à avaler, si je puis dire. Tu n'as pas une meilleure excuse ? Je sais que je te prends au dépourvu, et ça se voit. Trouve une meilleure explication s'il te plaît.

    Puis, changeant de ton, il poursuivit, ironique et rageur à la fois :

    • Mais admettons que tu sois sincère. Explique moi alors cette facture. C'était pour moi aussi ? Tu m'aurais téléphoné de la chambre 202 pour me dire de te rejoindre ? Je dormais et je n'ai pas décroché ? C'est ma faute, quoi ? Alors, avec qui étais-tu ? N'essaye pas de mentir encore une fois, ce n'est plus la peine.

    Rozenn pleurait maintenant. Elle essaya encore de lui prendre la main et de se rapprocher de lui, mais il se leva, la dominant du haut de son mètre 80. Elle baissa la tête et expliqua, sur un rythme haché :

    • C'est vrai, j'ai fait quelque chose de pas bien. Mais ce n'est pas ce que tu crois, c'est toi que j'aime, toi avec qui je veux vivre, et aussi...

    Il l'interrompit.

    • Pas la peine d'aller plus loin, tu m'en as assez dit, je n'ai pas besoin d'en savoir plus. Pas de détails sordides s'il te plaît. Je n'ai même pas envie de savoir qui c'est. Après, je verrai.
    • Mais justement, c'est ça qui est important. Son nom est Camille.

    Après un silence, baissant les yeux, elle ajouta d'une petite voix :

    • C'est une femme.

    Erwan qui s'apprêtait à sortir fit demi-tour et se rassit lentement sur le lit, abasourdi.

    • Une femme ? Mais enfin...Je ne comprends pas !... Quand même, tu n'es pas lesbienne !... Je m'en serais aperçu !... Qu'est-ce qui s'est passé ? Et ça dure depuis longtemps ?

    Elle sourit timidement à travers ses larmes qui se tarissaient :

    • Non, je ne suis pas lesbienne ! Et c'est la première fois. J'étais juste curieuse, et celle-là me tournait autour depuis un moment, alors je me suis dit... Et je savais bien qu'il n'était pas question de t'en parler, j'imaginais ta réaction...

    Elle ajouta, devant son air dépassé :

    • Sans entrer dans des détails sordides comme tu dis, sache que cela a été plutôt un fiasco. On ne peut pas dire que je t'ai trompé, tu sais... Définitivement, je n'aime pas les femmes, tu peux en être sûr. C'est pourquoi, ce matin, j'aurais bien aimé...pour me faire pardonner....

    Toujours incrédule, il lui jeta un regard mauvais puis il se leva, lui tourna le dos et se dirigea vers la cuisine où elle l'entendit remuer des ustensiles.

    Plus tard, elle le rejoignit. Il était debout devant la cafetière, pensif, regardant au loin. Elle lui passa avec précaution les bras autour de la poitrine, appuyant sa joue contre son dos, le serrant fort contre elle.

    Il ne la repoussa pas.

     


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  • (amusement de vacances)

    Quand j'étais jeune, je faisais partie d'une petite bande dont l'activité principale consistait à ne rien faire, ou alors des choses peu recommandables. Je me demande comment j'ai pu m'associer à tous ces individus, tous plus bizarres les uns que les autres, sauf moi, bien sûr. Certains étaient de vrais cas pathologiques, ils s'en vantaient d'ailleurs, c'est pourquoi par dérision nous nous surnommions « la bande des cas ».

    Parmi eux, il y en avait deux que j'aimais bien. Le Gall était un bon copain, un garçon le cœur sur la main. Doté d'un accent breton assez rugueux, on comprenait « Le Call » quand il se présentait. Lorsque notre groupe faisait des bêtises, il était le premier à avouer, endossait les fautes des autres, il était donc puni. Comme à côté de ça il aimait le fromage, on avait pris l'habitude, quand une nouvelle bêtise était découverte par un surveillant furieux, de lui passer un camembert en catimini, en lui glissant à l'oreille : « Le Call, endosse ! »...

    Le Bars était un autre ami, qui avait la particularité de ne pas vouloir porter de slip. C'était vraiment un cas, ce gars. On l'appelait le cas Lebars.

    On avait d'autres gars curieux dans le groupe. C'étaient vraiment des cas, tous. Il y avait :

    • Calais, moche comme un pou. En plus, il habitait le Nord.
    • Un autre, qui était juif et trouvait tout trop cher. On l'avait surnommé le Cas Cher. Son meilleur copain, juif aussi, très religieux, voulait devenir médecin. Ses délires mystiques nous l'avaient fait appeler le cas rabbin.
    • Viard, qui ne mangeait que des bonnes choses parce qu'il en avait les moyens et ne partageait avec personne. C'était le cas Viard.
    • Un allemand, têtu comme une mule. C'était le cas Boche
    • Bernhet, un tourangeau porté sur le rosé, crédule comme pas deux. Ah ! J'y pense encore, quel cas, Bernhet !
    • Et d'autres que je vous passe

    Si, j'oubliais, il y en avait un qui était littéraire et portait Kafka aux nues. Il ne lisait que lui, souvent dans les toilettes, au point qu'on était inquiet, car il se prenait pour l'arpenteur K, le héros du « Château ». Son cas était très grave sur la fin, c'était vraiment le Cas K.

    On formait une bonne bande, un peu déjantée, mais on riait bien.

     

    Aujourd'hui, le groupe n'existe plus et je n'ai plus de copains, mis à part un chat, qui est très drôle et se met sur mes genoux chaque fois que je veux lire. Je l'ai donc appelé Chapitre.

    Mon voisin en a un aussi, mais très vilain, la queue cassée et qui marche de travers, comme un marin sur un bateau qui roule. C'est pour ça qu'il l'a nommé Chaloupé.

     

    Voilà. Je vous ai tout dit sur mes fréquentations de jeunesse...

     


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  • Ce jour-là, le repas de midi au carré des officiers du "Redoutable" avait commencé dans un silence de plomb. Six personnes y participaient. Les autres, dont le Commandant, avaient préféré le service de 11 heures. Le Capitaine de frégate B..., Commandant en second présidait. Parmi les convives figuraient le lieutenant de vaisseau R..., ingénieur mécanicien chef du service « Sécurité-Plongée », et le lieutenant de Vaisseau P..., Chef du service « Missiles », qui venaient tous deux de terminer leur quart. Ce sont ces trois personnages qui nous intéressent dans cette histoire que je vais maintenant vous raconter, les autres n'étant pas ou peu intervenus, le nez à quelques centimètres du fond de leur assiette.

    Dans un sous-marin où les gens sont obligés de cohabiter pendant deux mois, il n'est pas anormal que de temps à autres il puisse y avoir des échanges de propos aigres-doux. C'est rare, mais il y en a. Et ce n'est pas forcément dû à l'exiguïté des lieux, le plus souvent cela provient du heurt de personnalités antinomiques qui finissent par sortir du cadre des convenances, voire de la bienséance. La proximité forcée ne fait que faciliter la mise au jour du caractère réel de certains lors de l'apparition de situations conflictuelles.

    Une précision cependant : dans la Marine, la parole est très libre. Lorsqu'il s'agit de questions de service touchant au navire, la hiérarchie militaire est présente et nul ne la conteste. Inutile même d'élever la voix. Lorsqu'il s'agit d'autre chose, d'exprimer par exemple une opinion sur des sujets d'ordre général, chacun parle sans trop se préoccuper du grade ou de la qualité des interlocuteurs. Ceci est encore plus vrai dans un sous-marin, où tout le monde se connaît, où tout le monde est habillé de la même façon, du matelot au Commandant, sans insignes de grade, où le sérieux du travail implique rarement la nécessité d'une parole cassante ou d'attitudes stéréotypées, comme saluer les supérieurs quand on les croise ou se mettre au garde-à-vous chaque fois que l'un d'eux vous adresse la parole. A tous les niveaux règne une certaine familiarité de bon aloi, qui normalement ne dépasse pas les bornes tacitement admises. Sauf exception...

    Théoriquement, selon les traditions de la Marine, il revenait à B de lancer le premier la conversation sur un sujet quelconque. Comme à son habitude, il n'en fit rien, ses centres d'intérêt se limitant aux détails du service à bord et aux questions religieuses. Car B, homme de 42 ans, de taille moyenne, un peu corpulent, doté d'une coiffure en brosse et d'un visage commun difficile à mémoriser, est un catholique intégriste. Il a fait toutes ses études chez les jésuites, et cela se voit comme le nez au milieu de la figure. Il n'est pas très populaire, même parmi les croyants du bord. Il n'élève jamais la voix, parle d'un ton doucereux où perce sa conviction que par sa bouche sort la parole de Dieu, quel que soit le sujet. Mais il n'a pas pour autant la parole facile, il cherche ses mots, il bafouille parfois. Quand il parle à quelqu'un, il ne le regarde jamais en face, si bien que personne ne connaît la couleur de ses yeux...

    Au bout de quelques minutes, entre l'avocat aux crevettes servi par le maître d'hôtel, et le rôti de boeuf qui attendait dans l'office, R prit la parole pour meubler le silence pesant, évoquant un souvenir concernant une question technique.

    • Cet après-midi, il va falloir que j'aille inspecter la batterie, les relevés semblent indiquer une élévation du dégagement d'hydrogène sur certains éléments, je vais vérifier également qu'il n'y a pas de gaz toxiques, comme ce fut le cas sur la « Sirène ».

    R est un officier mécanicien sorti du rang. À 37 ans, il est plus âgé que ceux qui sont passés par l'Ecole Navale, et sait que sa carrière dans la Marine sera limitée. C'est un ingénieur très sérieux, d'une grande compétence technique, qui s'implique fortement à la tête de son service, le plus important du bord. Physiquement, c'est le contraire de B : grand, mince, les traits acérés, la chevelure très brune, les yeux mobiles, il est sans cesse en mouvement d'un bout à l'autre du navire. C'est un homme pragmatique et réaliste, qui sait écouter et argumenter, mais qui ne revient pas sur ses décisions, ce qui le fait apparaître parfois comme une personnalité butée lorsqu'il est contesté. Il était précédemment l'ingénieur en charge de l'armement de la Sirène, un petit sous-marin diesel de la classe des 800 tonnes

    Malheureusement, il n'avait pas choisi le bon sujet. D'un ton uni, B lui rétorqua aussitôt, sans que l'on sache s'il connaissait l'affectation précédente de R  :

    • La « Sirène »...Oui, c'est ce navire qui a refusé d'embarquer sa batterie sous prétexte qu'elle émettait des gaz soi-disant dangereux. On a dû ainsi retarder son lancement de 3 mois, et commander une nouvelle batterie. Quel gâchis ! La batterie refusée a été ensuite embarquée sur le Gymnote, dont j'étais le Commandant, et elle fonctionnait très bien.

    On vit les traits de R se creuser sous l'affront, mais il se contint.

    • Je vous garantis que cette batterie était défectueuse, près de la moitié des éléments ne répondant pas aux spécifications techniques. Elle est retournée en usine, des réparations ont été effectuées, et c'est cette batterie rénovée que vous avez embarquée. Pas étonnant qu'elle ait bien fonctionné. C'est moi qui ai signé le PV de refus, je peux vous raconter cette histoire dans le détail. Je connais tout de même mon métier, bon sang !

    • Et moi, j'en ai discuté avec l'Ingénieur d'armement chargé du programme des 800 tonnes. Il m'a dit qu'on avait perdu beaucoup d'argent à cause de gens tatillons comme vous, et j'ai plutôt tendance à le croire.

    Donc, il savait que R était à l'origine de cette affaire, et sa remarque était voulue. R devint rouge de colère sous l'accusation même pas voilée.

    • Ça alors ! On voit bien que vous n'y connaissez rien. Toutes vos informations sont de deuxième main.

    A ces mots, ce fut au tour de B de se redresser d'un air offusqué. Elevant la voix, R ajouta :

    • Vous préférez croire ce que vous dit un polytechnicien enfermé dans son bureau toute la journée plutôt qu'un ingénieur soucieux de la sécurité du personnel et sur la brèche en permanence ! D'abord, les normes ont été faites par des gens comme lui, et la moindre des choses est de les respecter. Moi je n'ai rien inventé, j'applique les règlements, vous avez quelque chose à dire à ce sujet ?

    Alors qu'il aurait dû calmer le jeu, puisque c'est le rôle du Second de soutenir le moral des troupes et d'aplanir les conflits, R répliqua d'une voix douce :

    • Il n'y a pas photo entre un Ingénieur de l'armement diplômé de l'X et un officier mécanicien sorti du rang.

    Cette fois, cela en fut trop pour R, qui fusilla B du regard.

    • Pour vous donc, il n'y a que le diplôme qui fait la compétence. Vous venez de me traiter d'incapable juste parce que je n'ai pas fait l'Ecole Navale, c'est bien ça ? Moi, j'aimerais bien voir votre polytechnicien venir faire le quart à l'arrière ou détecter ce qui ne va pas sans quitter sa chambre. Et, désolé de vous le dire, des incompétents, j'en vois au moins un autre à cette table !

    Il repoussa son assiette, jeta sa serviette et quitta la table.

    En entendant cela, les autres officiers présents firent la grimace, s'attendant à une repartie en forme de représailles de B. Mais celui-ci ne dit rien, un vague sourire figé sur son visage, gardant son regard fixé sur son assiette où la viande venait d'être servie juste avant cet échange assez inhabituel par sa violence.

    Pendant quelques instants, on n'entendit que le bruit des mâchoires, puis P prit à son tour la parole. Il avait suivi l'échange précédent d'un air goguenard, mais n'avait pas voulu intervenir malgré son envie visible de soutenir R.

    P, jeune et brillant officier, est sorti dans les premiers de l'Ecole Navale. Comme R, il est grand, svelte, brun, mais porte une courte barbe et son regard vous transperce. Il est célibataire. A 29 ans, il est déjà responsable des missiles et de leur système de lancement, il est conscient de sa valeur et n'oublie pas de le faire savoir. Sa principale caractéristique, dont on s'aperçoit immédiatement, c'est d'être un orateur né, un débatteur hors pair, doté d'une culture phénoménale. La rapidité de son esprit est assez extraordinaire. Malheureusement, il a aussi les défauts de ses qualités : il parle trop, il écoute peu, il étale ses connaissances, il utilise des mots recherchés ou peu usités, il apparaît froid, hautain et même parfois méprisant, il manque de chaleur humaine. Bien qu'ayant fait ses études chez les jésuites, comme B, c'est un athée affiché et revendiqué, prêt à « bouffer du curé » à tout bout de champ.

    • Bon, dit-il, je ne suis pas non plus polytechnicien, ni mécanicien, aussi je n'ai rien à dire sur cette histoire de batterie que je ne connaissais pas. Je vous propose donc de changer de sujet et d'évoquer avec vous quelque chose qui m'intéresse beaucoup plus, le Moyen-Âge. En effet, même si je ne suis ni croyant ni sorti de l'école des beaux arts, j'apprécie énormément les bâtisseurs de cathédrales et l'art roman. Avez-vous vu les fresques dans la crypte de l'église de Tavant ? Elles sont merveilleuses, je vais y retourner pendant les vacances qui nous attendent dans moins d'un mois.

    Avec un certain soulagement, les nez se relevèrent, et la tablée embraya à sa suite, même si dans les faits P monopolisait la parole. Il a enchaîné par des considérations sur l'architecture du Périgord, sa région d'origine, puis cela s'est étendu à l'art primitif et préhistorique en Europe et ailleurs, puis à la pensée de l'homme, plutôt philosophique et religieuse, pour se stabiliser définitivement sur la religion, comme de juste...P discourait, et tout le monde l'écoutait, même B, mais sans intervenir. Habilement, P entraînait l'assistance vers les questions religieuses, son sujet de prédilection, se préparant à sortir son épée étincelante dès que B entrerait dans la joute, afin de pouvoir l'écraser dans une bataille oratoire dont il était sûr de sortir vainqueur.

    P a commencé à exposer son point de vue sur l'éducation des enfants, qu'il voudrait aussi libre que possible afin de laisser s'exprimer les capacités innées de chacun. Puis il continua en critiquant l'institution du mariage, insistant sur les valeurs de l'union libre et la liberté de choix de la femme sur son corps. Nous étions à cette époque en pleine discussion sur le droit à l'avortement, et Simone Veil préparait sa loi.

    Évidemment, B ne pouvait pas rester muet sur un tel sujet, ne partageant aucune de ces idées hérétiques, et à sa manière pateline, il exposa quelques unes de ses convictions. Sa pensée est simple et maintes fois ressassée : hors des préceptes de l'Eglise, point de salut ; la vérité est une pour tous les hommes, et c'est celle du Christ ; le mode de vie et de pensée préconisé dans les textes religieux (à partir d'Aristote puis de Thomas d'Aquin) est le meilleur qui puisse exister et le seul valable ; il s'applique à tous les hommes, qu'ils soient d'origine, de couleur, de cultures différentes. Bref, B c'est le catholicisme bulldozer : droit devant en suivant le dogme sans jamais le remettre en question, surtout pas, garder le regard à l'infini, sans se préoccuper de ce qu'il y a à droite ou à gauche, ni de ce qu'on écrase en avançant.

    La transposition pratique de ces idées fait frémir : il élève ses six enfants, nous dit-il avec fierté, à l'écart des autres et ne leur permet de fréquenter que ceux qu'il a choisis après enquête préalable sur leurs antécédents, leur fréquentation d'écoles religieuses ou non, le niveau social de leurs parents. Il considère que le mariage est une institution de portée universelle qu'il faudrait imposer à tous. Bien sûr, il est contre l'avortement librement choisi, trouve que c'est une aberration et se demande bien comment des gens peuvent simplement y penser. Enfin, il souhaite de tout cœur que la Terre entière puisse obéir à ces principes, si besoin par la contrainte, car les peuples s'apercevraient vite que là réside le vrai bonheur.

    Inutile de dire qu'à ces professions de foi P répliqua du tac au tac, dans des reparties brillantes et rapides laissant sans voix le pauvre B qui cherchait ses mots et ses arguments, plus besogneux que jamais. Car en fait d'arguments, il n'en avait pas, en dehors de sa croyance s'appuyant sur les textes sacrés. Que n'a t-on entendu, de la part de P, sur les curés en soutane, le denier du culte extorqué aux pauvres, les caresses douteuses des religieux pédophiles, le lavage de cerveau des gens crédules, l'absence d'intelligence de gens instruits gobant les sornettes des écritures ! Le summum fut atteint quand P lança, en guise d'estocade finale :

    • Ce ne sont pas des miracles à quatre sous comme ceux faits par un petit juif ayant des visions allant chercher quelques bouteilles de vin frelaté dans une noce et piquer du pain dans une boutique, qui me feront croire à l'universalité et à la vérité de la religion catholique.

    Sur ce, il appela le maître d'hôtel :

    • Corfdir, remplissez donc mon verre s'il reste encore du vin, sinon je compte sur vous pour faire un miracle !

    Cette fois, c'est B qui quitta la table, sans rien dire, souhaitant à tous d'une voix égale une bonne après-midi, le visage malgré tout congestionné, mais on ne saura jamais si c'était à cause de l'excellent dessert qui avait suivi le fromage, ou pour des raisons de divergences sur la réalité divine...

     


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