• La honte

    Julien avait vécu au Congo jusqu'à vingt ans, dans ce pays où la forêt équatoriale s'avance jusque dans la mer. Aujourd'hui, après une vie bien remplie, il est de retour pour retrouver ses racines, premier voyage d'une retraite qu'il voudrait fertile en découvertes du monde.

    Il est descendu dans un hôtel isolé en bordure de mer, non loin des faubourgs de la ville où il habitait autrefois. Maintenant, après avoir déposé ses bagages, il marche le long du rivage, et ses souvenirs refluent, remontant d'un passé lointain.

    Le ciel est couvert, contribuant à donner une teinte mélancolique à ses pensées. La mer est forte, les vagues viennent s'écraser sur les galets, les embruns salés arrivent parfois jusqu'à lui au gré des sautes de vent. Les cris des oiseaux de mer se mêlent à la grande rumeur de l'océan, et parfois l'un d'eux le frôle, comme la mouette qui, après l'avoir dépassé, est allée se poser près des arbres.

    Il s'arrête quelques instants pour la regarder et s'apprête à repartir lorsque soudain, dans la forêt profonde qui jouxte la plage, il entend un bruit aigu, sans doute le cri d'une bête inconnue, comme un sanglot de douleur, dont la tonalité fait exploser dans son esprit un souvenir qu'il a toujours essayé de bannir.

    Il n'est pas fier de ce qu'il avait fait ce jour-là.

    Ses parents, colons aisés, employaient plusieurs domestiques, et parmi eux se trouvait Fatoumata, une très jolie jeune fille noire, élancée, mince, souriante, dotée d'un visage ovale aux traits fins, d'une peau magnifique et d'yeux de braise qui enflammaient ses reins chaque fois qu'il croisait son regard. Peu farouche, elle n'avait pas tardé à l'initier aux plaisirs de la chair, sans que personne n'y trouve à redire. Cela avait duré quelques mois, il ne pouvait plus se passer d'elle, et elle commençait à s'attacher à lui. Puis il avait rencontré Sylvia, la belle romaine, fille d'un ami italien de son père, que celui-ci avait invitée pendant les vacances d'été, et tout avait changé. Il était immédiatement tombé amoureux d'elle, ce qui l'amena d'abord à se cacher pour rencontrer Fatoumata, puis à ne plus aller la voir du tout. Elle le lui reprocha, d'abord doucement, puis avec colère. Un jour, elle l'apostropha devant Sylvia, qui sourit d'un air pincé, et se mit à lui battre froid jusqu'à son départ, ce qu'il ne put supporter. Il alla voir Fatoumata peu après, bouillonnant d'une rage qu'il ne contenait plus. D'un seul coup, la bête humaine tapie en lui avait remplacé le naïf agneau qu'il croyait être. Le bruit et la fureur qui avaient envahis son esprit l'empêchaient de raisonner. Il se mit à hurler, la traitant de femelle en rut, de putain dépravée, il lui dit que c'était fini, qu'il ne voulait plus lui parler, ni la voir, ni rien avoir à faire avec elle. Quand il s'arrêta de crier, de sang froid il la gifla violemment plusieurs fois. C'est là qu'elle émit ce petit cri, si semblable à celui qu'il venait d'entendre dans la forêt.

    Après cette scène atroce, il avait repris ses esprits et la honte l'avait submergé. La métamorphose qu'il venait de vivre le remplissait de dégoût envers lui-même, et pourtant il n'essaya pas de se faire pardonner. Fatoumata quitta d'elle-même la maison dès le lendemain, et Julien demanda peu après à ses parents d'aller terminer ses études en France. Il ne revint jamais au Congo, essayant d'oublier cet épisode peu glorieux, mais parfois celui-ci se rappelait à sa mémoire, et alors, comme aujourd'hui, la honte l'envahissait pendant des jours, comme la peste qui, autrefois, après s'être cachée pendant des années, surgissait à nouveau pour tout emporter.

     


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment



    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :