• Cette nuit, je suis venu hanter les lieux de mon enfance, l'endroit où se tenait autrefois ma maison. J'ai entendu le train s'éloigner dans un vacarme infernal, puis le silence des bois a repris ses droits. Il n'y a pas de lumière, juste le chiche éclat des étoiles.

    Et si je ne vois rien ni n'entends rien, puisqu'il n'y a plus rien à voir ni à entendre quand aucun train ne passe, je peux me croire revenu au temps où, après le dîner, je sortais respirer hors de la maison, pour fuir les bruits que produisait ma mère en faisant la vaisselle et la voix de mon père grommelant de vagues remarques en lisant son journal. En ce temps là, j'étais en pleine adolescence, et tout m'importunait. Seul le silence du dehors me calmait, même si cela ne durait pas. Je m'enfonçais dans les plus proches taillis, je m'asseyais contre un arbre. Ma pensée vagabondait, je percevais les silhouettes indistinctes de mes parents passant devant les fenêtres ; la lueur terne du feu dans la cheminée jetait parfois un éclat au travers des vitres ; le chien dans sa niche sous l'escalier de bois était silencieux, mais je l'entendais remuer de temps en temps. Quand le sommeil commençait à me gagner, je rentrais, je me déshabillais à tâtons dans le noir, car il fallait économiser l'électricité, et je me glissais dans les draps que je remontais jusqu'au cou. Là, j'écoutais ce qui se passait. Il ne se passait rien, mais la maison semblait bouger imperceptiblement, les craquements des murs en bois ressemblaient à des présences se déplaçant furtivement ; l'été, l'air du dehors faisait bouger les rideaux, accentuant cette impression d'une compagnie amicale qui m'enveloppait comme un cocon. Puis, je cédais au sommeil.

    Le matin était tout autre. Il fallait me dépêcher, bâcler ma toilette, avaler mon petit déjeuner, prendre mon vélo pour sortir des bois par le chemin de terre et me rendre à l'école. Je ne pensais plus à la maison ni à son mystère nocturne. Elle était là, solide, claire, matérielle. Nulle entité ne l'habitait plus, c'était la maison du jour qui ne cachait plus rien. Ma mère l'astiquait et mon père la bricolait

    C'est de tout cela que je me souviens aujourd'hui, et pas des événements qui ont marqué sa vie, et la mienne aussi. Il faut que je fasse un effort pour me souvenir de l'orage qui s'abattit un dimanche sur la maison. Nous venions de terminer le poulet rôti dominical quand une trombe d'eau dévala du ciel et finit par traverser l'encadrement des fenêtres en profitant d'une soudaine bourrasque brève mais violente. Nous courûmes chercher seaux et serpillières, mais ce fut inutile : un éclair terrifiant toucha le faîte du toit, ouvrant dans les tuiles une brèche béante par où l'eau s'engouffra de plus belle. Ce fut une inondation mémorable, qui cependant empêcha la charpente de prendre feu. Tout le monde eut peur, mais l'orage enfui, nous n'eûmes plus qu'une seule idée : sauver la maison des eaux qui l'envahissaient, à l'aide de bâches et de nappes en toile cirée.

    Je me souviens aussi du jour où mon père quitta ce monde. Un matin, il ne se réveilla pas. Ma mère cria, j'accourus, nous ne pûmes rien faire. En attendant l'arrivée des secours inutiles, nous restâmes auprès de lui, un long moment, sans rien dire. Ma mère pleurait bruyamment, j'avais les yeux secs mais je regardais avec désespoir la dépouille de ce qui fut mon père. Elle sortit, je n'entendis plus que le silence et j'eus réellement l'impression que l'air devenait froid, comme si la maison se raidissait pour partager notre chagrin.

    Ce furent des jours marquants, mais que j'ai vite oubliés au fil des ans, alors que le calme des bois et la présence quotidienne et protectrice de cette maison m'ont toujours habité, dans une symbiose ténue, imperceptible, sans événement, comme si depuis lors c'était moi qui les hébergeais, dans ma tête devenue l'ultime refuge d'une existence disparue.

     


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  • Quand on marche en forêt, il faut quitter les larges allées rectilignes, même si elles sont bordées d'arbres centenaires, même si elles sont, l'été, recouvertes de vertes frondaisons qui apportent au promeneur une fraîcheur bienvenue dans une semi obscurité apaisante. Les chemins qui s'alignent jusqu'à l'horizon portent en eux l'ennui, on en voit le bout, une tache plus claire qui s'ouvre peu à peu sur le ciel qui recouvre les champs ou les prés, succédant ainsi aux mystères de l'ombre végétale.

    On emprunte alors un sentier à peine visible qui part d'une de ces allées, quelquefois bien caché derrière un roncier, à peine décelable par une densité plus faible à cet endroit. On sait qu'il est peu emprunté, puisque la végétation l'envahit et qu'on le perd parfois entre les arbres. L'herbe n'y pousse pas, ou peu, les feuilles de l'automne précédent le recouvrent encore ; parfois un creux humide est le seul à signaler encore sa présence. Pourtant, il est là, le sentier, il sinue entre les troncs, les fleurs de printemps y poussent sans crainte, et les baliveaux l'évitent.

    Alors on ralentit le rythme de la marche, on regarde autour de soi, on écoute les bruits ténus des feuilles qui bruissent sous une petite bouffée d'air impromptue, ceux des insectes volants, mouches, abeilles parfois, bourdons et même quelques moustiques. Au loin, un pivert essaie sans succès d'imiter un marteau piqueur, des oiseaux gazouillent, et se taisent quand ils nous entendent approcher malgré nos précautions.

    Pour mieux écouter, pour mieux voir, on s'arrête un moment, tous les sens en éveil, on s'assoit au pied d'un arbre. Peu à peu les bruits de la forêt reviennent, et si on fait bien attention, on peut enfin apercevoir les petites bêtes qui les produisent. On sort alors doucement son appareil photo, on choisit son objectif, on immortalise ce qu'on voit, qui méritera peut-être un recadrage si l'épreuve est bonne. On peut aussi, si on est bien organisé, sortit son dictaphone, enregistrer ce qu'on entend et essayer d'identifier son auteur.

    Avant de repartir, on prend une gorgée d'eau fraîche dans sa gourde. Parfois, quand l'envie nous en prend, on ferme les yeux et on se laisse envahir par une douce somnolence qui magnifie les sons et les sensations, nous incitant ainsi à prendre conscience du bonheur simple qu'il y a à arpenter tranquillement un petit sentier forestier, loin des hommes, près de la nature.

     


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  • A la « Maison Fournaise », chaque dimanche dès le matin, les artistes du « Tout Paris » venaient ripailler et se distraire. Que le temps soit beau ou grisâtre, la salle du restaurant débordait de monde, de victuailles, de bruit et de rires. Les peintres y cherchaient parfois leur inspiration, et les écrivains prenaient des notes sur un coin de nappe ou un carnet de moleskine. On y trouvait aussi beaucoup de demi-mondaines, qui venaient faire leur marché auprès de cette foule plutôt bien nantie et peu regardante sur les questions de bienséance. Très vite, des couples se formaient, on bavardait deux par deux, parfois un conteur inventait une anecdote, les cancans croustillants captaient l'attention générale, provoquant un silence soudainement attentif aussi bien que passager.

    Après avoir déjeuné – la mère Fournaise ne lésinait pas sur la quantité non plus que sur la qualité – et si le temps le permettait, les beaux messieurs échauffés par le vin et la bonne chère, entraînaient leurs compagnes roses d'émotion dans les fourrés alentour. Les robes se troussaient, les hauts de forme volaient, les pantalons s'entrouvraient, Eros se déchaînait. Pendant ce temps, les prudes, les courageux, les sportifs ou encore ceux qui avaient trop forcé sur la bouteille, louaient les services d'un canotier pour une promenade romantique en yole sur la Seine, à moins qu'ils n'aient juste envie d'une petite sieste, doucement bercés par le courant et les gestes rythmés du rameur.

    Les jours de mauvais temps, il y avait moins de monde, mais tous restaient à l'intérieur, à boire, fumer, flirter, et bien sûr parler. Même les canotiers se mêlaient aux convives, grands gaillards en tricot blanc qu'on invitait à partager un verre après l'effort. Eux non plus n'hésitaient pas à lancer des œillades aux jolies femmes, qui prenaient l'air pudique, détournaient le regard, mais n'étaient pas insensibles aux muscles dorés et à la vigueur des pectoraux moulés dans le coton des maillots.

    Devant ce spectacle, parfois, un peintre trouvait soudain l'inspiration ; il s'installait dans un coin au fond de la salle, sortait ses pinceaux et se mettait à l'ouvrage. Par entente tacite, personne alors ne venait le déranger. On ne lui parlait plus, on n'allait pas regarder derrière lui ce qui naissait sur la toile, on ne faisait pas de commentaires. Personne ne savait que l'impressionnisme était en train de naître, mais on respectait l'artiste en pleine création.

    C'est ainsi que Renoir un jour peignit « Le déjeuner des canotiers », sur l'île de Chatou, au milieu de la Seine, dans la maison « Fournaise ».



     


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  • Ce matin-là, après une nuit de bon sommeil, tout allait bien. Un rayon de soleil entrait par la fenêtre ; je me réjouissais des rendez-vous prévus dans la journée qui allaient enfin résoudre quelques problèmes, et je m'enchantais de la rencontre avec mon frère que je n'avais pas vu depuis un an. Mais un coup de téléphone allait tout changer...

    Je finissais de me raser en chantonnant, quand la sonnerie retentit. Qui pouvait bien m'appeler en cette heure matinale ? J'essuyai rapidement le reste de mousse qui couvrait mon visage, et je me précipitai au salon décrocher le combiné.

    • Allô, dis-je comme il se doit
    • Salut frangin, répondit Julien d'une voix tendue. Je suis dans le pétrin, je t'expliquerai, mais il faut que je vienne chez toi tout de suite. Ne pars pas et attends-moi s'il te plaît. Je suis là dans un quart d'heure.
    • Qu'est-ce qui se passe qui ne peut attendre ce soir ? Dis-moi ça en deux mots...On devait dîner ensemble à l'Archestrate et se raconter autour d'un repas succulent ce qu'on avait fait depuis tout ce temps.
    • Non, non, je n'ai pas le temps, il faut que je vienne tout de suite, attends moi je t'en prie, c'est important.Sa voix était altérée et semblait refléter une grande préoccupation, mais moi aussi j'avais des choses importantes à faire en ce jour qui commençait si bien. Je tentai un compromis.
    • Bon, viens vite, mais je ne pourrai pas te garder longtemps, j'ai deux rendez-vous ce matin, et je déjeune avec Camille. (Camille, c'est ma copine)Je n'avais pas fini ma phrase qu'il avait déjà raccroché. J'étais en train de prendre mon petit déjeuner quand on sonna. Il avait fait vite en effet. J'ouvris la porte rapidement, prêt à lui tomber dans les bras...et je me trouvai subitement devant un gars grand et costaud qui m'empoigna et me repoussa pour entrer dans la pièce sans attendre que je l'invite. Derrière lui suivit un autre homme plus petit mais à l'air vraiment mauvais qui tenait solidement mon frère le bras tordu dans le dos et claqua la porte d'un méchant coup de pied.Les deux individus, bruns et basanés, avaient des têtes d'indépendantistes corses. En fait ils étaient corses, comme je l'appris peu après, mais pas indépendantistes. Suffoqué, j'élevai la voix pour leur demander ce qui leur prenait de s'introduire comme ça chez moi et de brutaliser mon frère, mais je n'en menais pas large. J'essayais juste de fanfaronner pour reprendre mes esprits et tenter de dominer la situation. Le premier me regarda de travers, s'assit sur mon canapé et, d'un ton comminatoire, m'intima l'ordre de m'asseoir aussi, pendant que l'autre, le patibulaire, après avoir lâché mon frère, restait près de la porte au cas où nous aurions eu des velléités de fuite. Julien, livide, s'écroula sur une chaise, me jetant en coin un regard penaud. Il avait l'air coupable.Le grand balaise prit la parole, s'adressant à moi.
    • Voilà ce qui se passe mon gars (il avait bien l'accent corse). Ton frère, il a séduit notre sœur, et ça on n'est pas d'accord. Te trompes pas, on n'est pas des attardés du siècle d'avant, avec les histoires d'honneur et tout ça, mais il y a quand même des règles à respecter : le mec avec qui elle sort, il ne doit pas lui causer du tort, et ton frangin, eh bien il a pas été correct. Il lui a promis le mariage, on a même commencé les préparatifs des fiançailles, et puis un beau jour il s'est tiré sans rien dire à personne. Nous on laisse les gens libres de faire ce qu'ils veulent, mais on doit être correct. Et lui, il s'est mal conduit. Ma sœur elle pleure, elle a perdu sa réputation, et nous on a engagé des frais. Tu me suis ? On veut des réparations.Je tombais des nues. Je rétorquai :
    • Mais qu'est-ce que j'ai à voir là-dedans ? Je ne connais rien de la vie privée de mon frère, je ne l'ai pas vu depuis un an, on ne s'est même pas téléphoné ! Fabien, c'est quoi cette histoire ?Fabien avait l'air très gêné. Il répondit en regardant le sol :
    • J'ai rencontré Carmen l'année dernière, et au début j'ai vraiment cru avoir trouvé la femme de ma vie, au point de la demander en mariage. Mais c'était trop tôt, j'aurais dû réfléchir un peu plus longtemps. Quand je suis parti, ça n'allait plus très bien avec elle, elle s'en rendait compte mais elle s'accrochait, elle n'osait pas revenir en arrière : avec les mœurs des corses, même modernes, ça lui aurait coûté cher.En entendant ces mots, les deux frères renâclèrent, mais Fabien continua.
    • Je ne savais pas quoi faire, si on se mariait ça aurait vite mal tourné, si on rompait nos vœux officiellement, elle en aurait pâti. Alors oui, j'ai sûrement été un peu lâche, et je me suis tiré sans rien dire, je ne pensais pas qu'ils me suivraient sur le continent pour régler leurs comptes avec moi, et d'ailleurs je ne pensais pas qu'ils pourraient me retrouver. Maintenant je suis dans la mouise, si tu pouvais faire quelque chose...
    • Elle est bonne celle-là ! Qu'est-ce que tu veux que je fasse dans cette affaire qui ne me regarde pas et que je ne connaissais pas il y a cinq minutes ?Le grand frère reprit la parole :
    • C'est pas difficile. On veut qu'il rembourse les frais des fiançailles, et pour le préjudice moral, on estime que ça vaut 10000 €. Il allonge ça, et tout va bien. Sinon, je ne sais pas, mais mon frangin ici présent il n'est pas aussi conciliant que moi, je te dis que ça.

    Le frangin se fendit d'un sourire carnassier, exhibant des dents d'un blanc éblouissant.

    Je compris soudain pourquoi Fabien avait repris contact avec moi quelques jours auparavant, après une aussi longue période sans aucun signe de vie, même pas un SMS. Il n'avait pas d'argent et comptait sur moi pour rembourser sa dette « morale ». Ou alors ils étaient de mèche pour m'extorquer de l'argent.

    Une partie de la matinée se passa ainsi à palabrer, à négocier, avec des moments d'énervement, des coups de gueule, mais aussi des questions sur la sœur et des digressions sur la mentalité corse. J'en tirai la conclusion que mon frère était vraiment en mauvaise posture, et qu'il fallait en effet que je fasse quelque chose pour lui. De mauvaise grâce, après un âpre marchandage, je fis un chèque de 8000 € fiançailles comprises, me promettant d'y faire opposition dès que les bandits corses seraient partis.

    Quand ce fut terminé, j'avais perdu une belle somme, raté mes rendez-vous d'affaires avec le profit juteux qui s'annonçait, décommandé le déjeuner avec Camille qui me fit la tête pendant quelques jours. J'avais en compensation sauvé la mise à mon frère, mais c'était une piètre consolation car, à peine étions nous enfin seuls qu'il se comporta comme si rien ne s'était passé, à peine me remercia t-il avant de s'installer comme s'il était chez lui. De plus, le soleil s'était caché, l'orage grondait et la pluie frappait mes carreaux. J'étais d'humeur calamiteuse. Je me vengeai en annulant le dîner à l'Archestrate et en commandant des pizzas par téléphone.

    Comment une journée qui s'annonçait aussi bien avait-elle pu se transformer en un tel cauchemar ?

     


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  • La nuit est pleine de monstres, et le jour plein d'apparences. Qui peut dire en se réveillant, s'il sort d'un rêve ou s'il quitte la réalité ? Ou en s'endormant, s'il entre dans le réel en laissant derrière lui un monde imaginaire ?

    C'est ce genre de questions philosophiques que se posait Fabrice, assis au soleil sur une pierre, face à la mer. Ici, en pleine lumière, tout lui semblait fallacieux. Il pouvait laisser le sable filer entre ses mains, il sentait la chaleur de midi sur son crâne dégarni, il aurait même pu essayer de se réveiller en se donnant des gifles : tout paraissait vrai, solide, consistant. Et pourtant...

    Pourtant, il ne se sentait pas exister dans ce monde là. Tout semblait trop vrai, justement, trop solide, trop consistant. Comme si l'univers qui l'entourait avait été conçu pour tromper celui qui ne faisait pas assez attention. Un monde d'artefacts, sur-réel, trop réel pour être vrai. Louche, pour tout dire. Fabriqué. Faux. Les grains de sable, très ronds, trop ronds, comme s'ils sortaient d'une usine à grains de sable. Le soleil, sphérique lui aussi. La pierre sur laquelle il était assis, presque ronde, mais pas tout à fait pour qu'il ne se méfie pas. Les arbres, à sa droite, comme des palmiers en plastique, d'un vert trop vert. Les gens qui passaient, des marionnettes perfectionnées. Il était seul dans ce monde là. Il essayait bien parfois de se raisonner, il n'était tout de même pas paranoïaque, et pour s'en convaincre, se disait que ce qu'on peut toucher et sentir avec ses mains, ses yeux, ses cinq sens, c'était la définition même de la réalité. Cela ne durait pas longtemps, sa pensée s'effilochait vite, flottant librement vers des rêveries sans but, tout en s'emplissant peu à peu d'une crainte qui montait au fur et à mesure que la journée passait et que la nuit approchait.

    Car la nuit, il rêvait. Et il avait peur de ses rêves, qui étaient tellement plus vrais que cette réalité ensoleillée. Non pas qu'ils soient tous terrifiants, cela arrivait parfois (il y avait même des rêves délicieux), mais parce que tout ce qui arrivait là-bas semblait fait pour lui. Il se souvenait de tout, il était le centre du monde, tout ce à quoi il pensait se réalisait, puis disparaissait. La raison n'existait plus, c'était excitant mais aussi déstabilisant, car il ne pouvait rien prévoir, tout arrivait dans un désordre dont il était le réceptacle obligé et consentant. Il se disait qu'un jour il ne sortirait plus de ses rêves, et cette perspective l'affolait. Ou au contraire qu'une nuit il pourrait peut-être, en toute conscience, passer à son gré d'un monde à l'autre, et saurait enfin si l'un d'eux était plus vrai que l'autre, ou si les deux existaient dans des espaces différents, dotés de lois incompatibles, mais réelles. Plusieurs fois déjà il avait eu l'impression que l'autre monde, celui de la nuit, le guettait dans ce monde-ci, sur le point de faire irruption dans l'espace qui n'était pas le sien. C'était un souffle dans son cou alors qu'il n'y avait pas de vent, une ombre derrière lui disparaissant quand il se retournait, un murmure dans son oreille sans bouche pour le produire. Cela le terrifiait et lui faisait craindre l'arrivée de la nuit et les rêves qui l'habitaient.

     

    Au bout d'un long moment, il soupira et se leva. Il avait faim. Cela au moins était une réalité concrète à laquelle il ne fallait pas déroger.

     


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