• Incompatibilités

    Ce jour-là, le repas de midi au carré des officiers du "Redoutable" avait commencé dans un silence de plomb. Six personnes y participaient. Les autres, dont le Commandant, avaient préféré le service de 11 heures. Le Capitaine de frégate B..., Commandant en second présidait. Parmi les convives figuraient le lieutenant de vaisseau R..., ingénieur mécanicien chef du service « Sécurité-Plongée », et le lieutenant de Vaisseau P..., Chef du service « Missiles », qui venaient tous deux de terminer leur quart. Ce sont ces trois personnages qui nous intéressent dans cette histoire que je vais maintenant vous raconter, les autres n'étant pas ou peu intervenus, le nez à quelques centimètres du fond de leur assiette.

    Dans un sous-marin où les gens sont obligés de cohabiter pendant deux mois, il n'est pas anormal que de temps à autres il puisse y avoir des échanges de propos aigres-doux. C'est rare, mais il y en a. Et ce n'est pas forcément dû à l'exiguïté des lieux, le plus souvent cela provient du heurt de personnalités antinomiques qui finissent par sortir du cadre des convenances, voire de la bienséance. La proximité forcée ne fait que faciliter la mise au jour du caractère réel de certains lors de l'apparition de situations conflictuelles.

    Une précision cependant : dans la Marine, la parole est très libre. Lorsqu'il s'agit de questions de service touchant au navire, la hiérarchie militaire est présente et nul ne la conteste. Inutile même d'élever la voix. Lorsqu'il s'agit d'autre chose, d'exprimer par exemple une opinion sur des sujets d'ordre général, chacun parle sans trop se préoccuper du grade ou de la qualité des interlocuteurs. Ceci est encore plus vrai dans un sous-marin, où tout le monde se connaît, où tout le monde est habillé de la même façon, du matelot au Commandant, sans insignes de grade, où le sérieux du travail implique rarement la nécessité d'une parole cassante ou d'attitudes stéréotypées, comme saluer les supérieurs quand on les croise ou se mettre au garde-à-vous chaque fois que l'un d'eux vous adresse la parole. A tous les niveaux règne une certaine familiarité de bon aloi, qui normalement ne dépasse pas les bornes tacitement admises. Sauf exception...

    Théoriquement, selon les traditions de la Marine, il revenait à B de lancer le premier la conversation sur un sujet quelconque. Comme à son habitude, il n'en fit rien, ses centres d'intérêt se limitant aux détails du service à bord et aux questions religieuses. Car B, homme de 42 ans, de taille moyenne, un peu corpulent, doté d'une coiffure en brosse et d'un visage commun difficile à mémoriser, est un catholique intégriste. Il a fait toutes ses études chez les jésuites, et cela se voit comme le nez au milieu de la figure. Il n'est pas très populaire, même parmi les croyants du bord. Il n'élève jamais la voix, parle d'un ton doucereux où perce sa conviction que par sa bouche sort la parole de Dieu, quel que soit le sujet. Mais il n'a pas pour autant la parole facile, il cherche ses mots, il bafouille parfois. Quand il parle à quelqu'un, il ne le regarde jamais en face, si bien que personne ne connaît la couleur de ses yeux...

    Au bout de quelques minutes, entre l'avocat aux crevettes servi par le maître d'hôtel, et le rôti de boeuf qui attendait dans l'office, R prit la parole pour meubler le silence pesant, évoquant un souvenir concernant une question technique.

    • Cet après-midi, il va falloir que j'aille inspecter la batterie, les relevés semblent indiquer une élévation du dégagement d'hydrogène sur certains éléments, je vais vérifier également qu'il n'y a pas de gaz toxiques, comme ce fut le cas sur la « Sirène ».

    R est un officier mécanicien sorti du rang. À 37 ans, il est plus âgé que ceux qui sont passés par l'Ecole Navale, et sait que sa carrière dans la Marine sera limitée. C'est un ingénieur très sérieux, d'une grande compétence technique, qui s'implique fortement à la tête de son service, le plus important du bord. Physiquement, c'est le contraire de B : grand, mince, les traits acérés, la chevelure très brune, les yeux mobiles, il est sans cesse en mouvement d'un bout à l'autre du navire. C'est un homme pragmatique et réaliste, qui sait écouter et argumenter, mais qui ne revient pas sur ses décisions, ce qui le fait apparaître parfois comme une personnalité butée lorsqu'il est contesté. Il était précédemment l'ingénieur en charge de l'armement de la Sirène, un petit sous-marin diesel de la classe des 800 tonnes

    Malheureusement, il n'avait pas choisi le bon sujet. D'un ton uni, B lui rétorqua aussitôt, sans que l'on sache s'il connaissait l'affectation précédente de R  :

    • La « Sirène »...Oui, c'est ce navire qui a refusé d'embarquer sa batterie sous prétexte qu'elle émettait des gaz soi-disant dangereux. On a dû ainsi retarder son lancement de 3 mois, et commander une nouvelle batterie. Quel gâchis ! La batterie refusée a été ensuite embarquée sur le Gymnote, dont j'étais le Commandant, et elle fonctionnait très bien.

    On vit les traits de R se creuser sous l'affront, mais il se contint.

    • Je vous garantis que cette batterie était défectueuse, près de la moitié des éléments ne répondant pas aux spécifications techniques. Elle est retournée en usine, des réparations ont été effectuées, et c'est cette batterie rénovée que vous avez embarquée. Pas étonnant qu'elle ait bien fonctionné. C'est moi qui ai signé le PV de refus, je peux vous raconter cette histoire dans le détail. Je connais tout de même mon métier, bon sang !

    • Et moi, j'en ai discuté avec l'Ingénieur d'armement chargé du programme des 800 tonnes. Il m'a dit qu'on avait perdu beaucoup d'argent à cause de gens tatillons comme vous, et j'ai plutôt tendance à le croire.

    Donc, il savait que R était à l'origine de cette affaire, et sa remarque était voulue. R devint rouge de colère sous l'accusation même pas voilée.

    • Ça alors ! On voit bien que vous n'y connaissez rien. Toutes vos informations sont de deuxième main.

    A ces mots, ce fut au tour de B de se redresser d'un air offusqué. Elevant la voix, R ajouta :

    • Vous préférez croire ce que vous dit un polytechnicien enfermé dans son bureau toute la journée plutôt qu'un ingénieur soucieux de la sécurité du personnel et sur la brèche en permanence ! D'abord, les normes ont été faites par des gens comme lui, et la moindre des choses est de les respecter. Moi je n'ai rien inventé, j'applique les règlements, vous avez quelque chose à dire à ce sujet ?

    Alors qu'il aurait dû calmer le jeu, puisque c'est le rôle du Second de soutenir le moral des troupes et d'aplanir les conflits, R répliqua d'une voix douce :

    • Il n'y a pas photo entre un Ingénieur de l'armement diplômé de l'X et un officier mécanicien sorti du rang.

    Cette fois, cela en fut trop pour R, qui fusilla B du regard.

    • Pour vous donc, il n'y a que le diplôme qui fait la compétence. Vous venez de me traiter d'incapable juste parce que je n'ai pas fait l'Ecole Navale, c'est bien ça ? Moi, j'aimerais bien voir votre polytechnicien venir faire le quart à l'arrière ou détecter ce qui ne va pas sans quitter sa chambre. Et, désolé de vous le dire, des incompétents, j'en vois au moins un autre à cette table !

    Il repoussa son assiette, jeta sa serviette et quitta la table.

    En entendant cela, les autres officiers présents firent la grimace, s'attendant à une repartie en forme de représailles de B. Mais celui-ci ne dit rien, un vague sourire figé sur son visage, gardant son regard fixé sur son assiette où la viande venait d'être servie juste avant cet échange assez inhabituel par sa violence.

    Pendant quelques instants, on n'entendit que le bruit des mâchoires, puis P prit à son tour la parole. Il avait suivi l'échange précédent d'un air goguenard, mais n'avait pas voulu intervenir malgré son envie visible de soutenir R.

    P, jeune et brillant officier, est sorti dans les premiers de l'Ecole Navale. Comme R, il est grand, svelte, brun, mais porte une courte barbe et son regard vous transperce. Il est célibataire. A 29 ans, il est déjà responsable des missiles et de leur système de lancement, il est conscient de sa valeur et n'oublie pas de le faire savoir. Sa principale caractéristique, dont on s'aperçoit immédiatement, c'est d'être un orateur né, un débatteur hors pair, doté d'une culture phénoménale. La rapidité de son esprit est assez extraordinaire. Malheureusement, il a aussi les défauts de ses qualités : il parle trop, il écoute peu, il étale ses connaissances, il utilise des mots recherchés ou peu usités, il apparaît froid, hautain et même parfois méprisant, il manque de chaleur humaine. Bien qu'ayant fait ses études chez les jésuites, comme B, c'est un athée affiché et revendiqué, prêt à « bouffer du curé » à tout bout de champ.

    • Bon, dit-il, je ne suis pas non plus polytechnicien, ni mécanicien, aussi je n'ai rien à dire sur cette histoire de batterie que je ne connaissais pas. Je vous propose donc de changer de sujet et d'évoquer avec vous quelque chose qui m'intéresse beaucoup plus, le Moyen-Âge. En effet, même si je ne suis ni croyant ni sorti de l'école des beaux arts, j'apprécie énormément les bâtisseurs de cathédrales et l'art roman. Avez-vous vu les fresques dans la crypte de l'église de Tavant ? Elles sont merveilleuses, je vais y retourner pendant les vacances qui nous attendent dans moins d'un mois.

    Avec un certain soulagement, les nez se relevèrent, et la tablée embraya à sa suite, même si dans les faits P monopolisait la parole. Il a enchaîné par des considérations sur l'architecture du Périgord, sa région d'origine, puis cela s'est étendu à l'art primitif et préhistorique en Europe et ailleurs, puis à la pensée de l'homme, plutôt philosophique et religieuse, pour se stabiliser définitivement sur la religion, comme de juste...P discourait, et tout le monde l'écoutait, même B, mais sans intervenir. Habilement, P entraînait l'assistance vers les questions religieuses, son sujet de prédilection, se préparant à sortir son épée étincelante dès que B entrerait dans la joute, afin de pouvoir l'écraser dans une bataille oratoire dont il était sûr de sortir vainqueur.

    P a commencé à exposer son point de vue sur l'éducation des enfants, qu'il voudrait aussi libre que possible afin de laisser s'exprimer les capacités innées de chacun. Puis il continua en critiquant l'institution du mariage, insistant sur les valeurs de l'union libre et la liberté de choix de la femme sur son corps. Nous étions à cette époque en pleine discussion sur le droit à l'avortement, et Simone Veil préparait sa loi.

    Évidemment, B ne pouvait pas rester muet sur un tel sujet, ne partageant aucune de ces idées hérétiques, et à sa manière pateline, il exposa quelques unes de ses convictions. Sa pensée est simple et maintes fois ressassée : hors des préceptes de l'Eglise, point de salut ; la vérité est une pour tous les hommes, et c'est celle du Christ ; le mode de vie et de pensée préconisé dans les textes religieux (à partir d'Aristote puis de Thomas d'Aquin) est le meilleur qui puisse exister et le seul valable ; il s'applique à tous les hommes, qu'ils soient d'origine, de couleur, de cultures différentes. Bref, B c'est le catholicisme bulldozer : droit devant en suivant le dogme sans jamais le remettre en question, surtout pas, garder le regard à l'infini, sans se préoccuper de ce qu'il y a à droite ou à gauche, ni de ce qu'on écrase en avançant.

    La transposition pratique de ces idées fait frémir : il élève ses six enfants, nous dit-il avec fierté, à l'écart des autres et ne leur permet de fréquenter que ceux qu'il a choisis après enquête préalable sur leurs antécédents, leur fréquentation d'écoles religieuses ou non, le niveau social de leurs parents. Il considère que le mariage est une institution de portée universelle qu'il faudrait imposer à tous. Bien sûr, il est contre l'avortement librement choisi, trouve que c'est une aberration et se demande bien comment des gens peuvent simplement y penser. Enfin, il souhaite de tout cœur que la Terre entière puisse obéir à ces principes, si besoin par la contrainte, car les peuples s'apercevraient vite que là réside le vrai bonheur.

    Inutile de dire qu'à ces professions de foi P répliqua du tac au tac, dans des reparties brillantes et rapides laissant sans voix le pauvre B qui cherchait ses mots et ses arguments, plus besogneux que jamais. Car en fait d'arguments, il n'en avait pas, en dehors de sa croyance s'appuyant sur les textes sacrés. Que n'a t-on entendu, de la part de P, sur les curés en soutane, le denier du culte extorqué aux pauvres, les caresses douteuses des religieux pédophiles, le lavage de cerveau des gens crédules, l'absence d'intelligence de gens instruits gobant les sornettes des écritures ! Le summum fut atteint quand P lança, en guise d'estocade finale :

    • Ce ne sont pas des miracles à quatre sous comme ceux faits par un petit juif ayant des visions allant chercher quelques bouteilles de vin frelaté dans une noce et piquer du pain dans une boutique, qui me feront croire à l'universalité et à la vérité de la religion catholique.

    Sur ce, il appela le maître d'hôtel :

    • Corfdir, remplissez donc mon verre s'il reste encore du vin, sinon je compte sur vous pour faire un miracle !

    Cette fois, c'est B qui quitta la table, sans rien dire, souhaitant à tous d'une voix égale une bonne après-midi, le visage malgré tout congestionné, mais on ne saura jamais si c'était à cause de l'excellent dessert qui avait suivi le fromage, ou pour des raisons de divergences sur la réalité divine...

     


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