• Nous sommes en 1960.

    Elisabeth Barnaud est née en 1931 au Creusot. Fille unique, elle s'est mariée le 20 mars 1955 avec Louis Fourier, propriétaire d'un grand magasin de vêtements dans cette ville et président du syndicat des commerçants. Il a 18 ans de plus qu'elle. Son père, Jean Barnaud, est fonctionnaire municipal, secrétaire général de la mairie du Creusot depuis près de dix ans. Il a 55 ans. Sa mère, Laetitia, 55 ans elle aussi, s'occupe de son foyer et n'a jamais travaillé. Les parents de Louis Fourier ne sont plus de ce monde ; il a deux frères qui n'habitent pas la région et qu'il voit rarement.

    Les Fourier et les Barnaud sont des notables locaux, connus de beaucoup de monde en ville. Laetitia Fourier participe activement à beaucoup d'activités sociales et charitables, auxquelles Elisabeth contribue parfois pour faire plaisir à sa mère.

    Elisabeth a reçu une bonne éducation dans une institution privée, mais n'a pas voulu aller au-delà des deux premières années d'université à Dijon, section littéraire. Demandée en mariage par Louis quelque temps après, elle a hésité longtemps avant d'accepter, poussée par ses parents. Depuis, comme sa mère, elle est femme au foyer, et n'a pas d'enfant. Elle n'arrive pas à s'intégrer dans le milieu bourgeois qui est celui de sa famille et de son mari. En fait, elle se sent seule et s'ennuie dans cette petite ville de province, elle se compare souvent à Madame Bovary, mais pense qu'elle est plus lucide que celle-ci.

    En 1960, à l'approche de la trentaine, c'est une femme qui, sans être un canon de beauté, dégage cependant un certain charme. De taille moyenne et de corpulence plutôt fine, elle a des cheveux bruns très courts, taillés presque « à la garçonne » ; son visage rond, encore un peu poupin, est racheté par de beaux yeux verts cachés dans leurs orbites et par une petite fossette au coin des lèvres. Elle sourit rarement, et pas avec n'importe qui, elle est parfois glaçante quand elle observe une personne avec attention derrière des lunettes teintées qu'elle porte souvent mais qui cachent une myopie importante. On a ainsi l'impression d'être en présence de quelqu'un d'autoritaire et de caractère difficile, mais c'est une attitude, en fait Elisabeth est un être indécis, qui est toujours sous l'influence d'un père volontaire à qui on ne résiste pas. Elle s'habille de manière élégante, elle suit la mode grâce à son mari, et sa mère lui donne des conseils qu'elle ne sollicite pas forcément mais qu'elle suit très souvent. Elle porte en général des robes, car elle déteste être en pantalons, elle trouve qu'ils lui donnent trop l'aspect d'un garçon.

    Claude est un ami d'enfance d'Elisabeth, issu d'un milieu moins favorisé. Il est marié et il a deux enfants, ce qui ne l'empêche pas de voir souvent son amie chez elle ou chez ses parents. Ils se connaissent bien et discutent beaucoup, surtout de la guerre d'Algérie qui fait rage et qui soulève l'indignation d'Elisabeth, anti-colonialiste avant l'heure. Claude est bien reçu, car il a fait des études de médecine et a ouvert un cabinet à Monchanin, à quelques kilomètres. Quand il est avec elle, il se dit qu'elle aurait mérité mieux que de s'enliser dans ce milieu conventionnel, avec ses rituels, ses manières d'être et ses idées toutes faites. Car il aime beaucoup son amie, et souffre de la voir dépérir dans ce confinement bien pensant, alors qu'elle a beaucoup de qualités de cœur et d'intelligence qui pourraient s'exprimer. Néanmoins, il ne peut s'empêcher en lui-même de lui reprocher sa passivité et une sorte de soumission aux modes de vie imposés par ses parents et son mari.

    -oOo-

    L'été est là depuis deux jours, l'après-midi a été brûlant. Elisabeth revient de la plage aménagée au bord du joli petit étang qui sert de piscine au Creusot. Il est cinq heures, elle va prendre une douche avant de se faire un thé, ou bien non, plutôt boire une orangeade bien fraîche à l'ombre du grand tilleul qui borde sa terrasse. Elle n'a pas grand chose d'autre à faire en attendant le retour de son mari qui ferme boutique à 19h30. Elle se demande ce qu'elle va préparer pour dîner, elle n'a pas très faim et se contenterait bien d'un en-cas vite fait, mais il n'en va pas de même pour Louis, doté d'un solide appétit. Elle soupire devant la soirée morose qui va suivre l'après-midi solitaire qu'elle a vécu une fois de plus. Au bord de l'étang, elle a passé le temps en lisant, en se dorant au soleil, se retournant régulièrement pour ne pas cuire, en se trempant de temps à autres, mais elle n'a parlé à personne. Néanmoins, elle n'était pas seule, la plage était envahie par un groupe de jeunes gens de la classe de terminale qui, en attendant les résultats du bac, venaient maintenant chaque jour se baigner, jouer au ballon et tourner autour des filles pour passer le temps. Elle n'a pas pu s'empêcher de les regarder d'un œil envieux : après tout, elle est à peine plus âgée qu'eux, elle aimerait bien elle aussi, s'amuser et rire au lieu de maintenir cette distance, cette barrière attachée à « son rang », comme le lui serine souvent sa mère. Elle se dit qu'il va falloir que cela change.

     


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  • Ecrire le paragraphe qui apparaîtra dans le texte d'une fiction juste avant la découverte d'un corps.

     

    1. Après avoir couru environ 2 km aussi vite qu'il pouvait, Gaêtan ralentit l'allure. A son âge, il ne fallait pas trop forcer, viser plutôt l'endurance que la performance. Il était déjà trempé, son tee-shirt lui collant au torse, les gouttes de sueur dégoulinant le long du nez vers ses narines et le haut de sa lèvre supérieure. Il soufflait fort, ses jambes déroulant un rythme couplé avec celui de sa respiration : deux foulées pour une inspiration, suivies de deux foulées pour une expiration. Les bras détendus, les mains ballantes, relâché, pour se fatiguer le moins possible. Quand son organisme aurait retrouvé un nouvel équilibre après qu'il ait ralenti, il passerait à un rythme deux / trois au lieu de deux / deux. Il se concentrait sur cette régularité qui lui permettait de courir ainsi plus de cinq kilomètres tous les matins, étranger au paysage qui défilait de chaque côté du chemin, imperméable au miroitement étincelant du lac derrière les feuillages. Il se sentait bien au début de cette journée qui promettait d'être belle.

     

    2. Comme à l'accoutumée, Germain gara sa voiture dans la descente de son garage, en sortit et verrouilla les portières. On n'est jamais trop prudent, surtout dans un quartier cossu où viennent rôder parfois les bandes des banlieues à la recherche de grosses cylindrées faciles à dérober. Boutonnant son costume trois pièces, son attaché-case à la main, il se dirigea vers sa maison. Il admira au passage, avec un brin de fierté, la rectitude et le vert uniforme de la pelouse qu'il avait tondue la veille au soir avec un soin tout particulier en vue du barbecue prévu ce samedi avec ses voisins. La semaine venait de se terminer, et il pensait avec délices à l'apéritif qui l'attendait : depuis des années, c'était devenu un rite entre sa femme et lui, une façon à eux de fêter ce mémorable événement hebdomadaire. Il sortit ses clés et ouvrit la porte.

     

    3. Le film ne l'intéressait pas, il pensait toujours à ce que lui avait dit son supérieur dans l'après-midi. Il allait être licencié, non qu'il ne donnât pas satisfaction, mais pour des raisons confuses de « rationalisation de la production ». Il n'avait pas bien compris en quoi la disparition de son poste était rationnelle, son esprit tournant en rond pour rechercher les vrais motifs. Bouillant de rage et de frustration, il avait commencé par aller au bar voisin descendre plusieurs cognacs à la file, avant de s'affaler dans le fauteuil de ce cinéma quasiment vide où il s'était assoupi un bon moment avant de se remettre à cogiter. Il ne se sentait pas très bien, exsudant une sueur froide, la nausée au bord des lèvres. Trop de cognac sans doute. Il tenta de se calmer en inspirant à fond plusieurs fois de suite. Quand il se sentit mieux, il se leva et, d'un pas mal assuré, se dirigea dans le noir vers la sortie en s'appuyant sur le haut des sièges de chaque rangée. Heureusement qu'il s'accrochait, car il trébucha sur un obstacle et faillit tomber. Il jura et regarda à ses pieds.

     

     

     


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  • Texte écrit le 22/11/2017

    À dix heures du matin, l'air était déjà brûlant. Au loin, le mont Toubkal, impossible destination, miroitait sur le fond du ciel qui blanchissait sous la chaleur.

    Parti du campement à 5 heures du matin, le petit groupe avançait péniblement. Le sentier à peine tracé, abrupt, montait sans discontinuer. On s'arrêta : c'était la deuxième pause depuis le départ, et pourtant à peine quelques kilomètres avaient été parcourus. Chacun reprenait son souffle, se rafraîchissant en vidant prématurément sa gourde, les femmes tentant de trouver un roc paravent assez grand pour vider leur vessie de manière civilisée. A l'avant, le guide s'impatientait, trouvant ces touristes trop peu sportifs pour un trek aussi rude, inquiet devant ce qui les attendait quand la vraie ascension commencerait, le lendemain. A l'arrière, les deux ânes portant les bagages, les tentes et les provisions attendaient, philosophes, sous l'oeil de l'homme à tout faire.

    Le paysage alentour était désertique, à l'exception d'un petit ruisseau à l'eau claire descendant de la montagne, parallèle au sentier, à quelques dizaines de mètres au fond d'un ravin peu accentué. De rares touffes d'herbes sèches survivaient entre les cailloux qui jonchaient le sol. Même la proximité de l'eau n'arrivait pas à faire jaillir un carré de verdure.

    La marche reprit. On était à 1500 mètres d'altitude, et tous espéraient que la chaleur diminuerait au fur et à mesure de la montée. Les conversations qui allaient bon train au début, s'étaient peu à peu taries. Tout le monde attendait maintenant la pause de midi et le déjeuner, même si le guide avait prévenu qu'il n'y aurait pas d'ombre où s'abriter de la brûlure du soleil.

    Le sentier serpentait maintenant entre de grands rochers qui le balisaient. Soudain, après avoir tourné l'un d'eux, les premiers de la file s'arrêtèrent brusquement et le groupe s'immobilisa. « Que se passe t-il ? » demandèrent ceux qui suivaient et ne pouvaient rien voir. «  Ça alors ! », répondirent les premiers, « venez voir ! »

    Au détour du chemin, un vieil homme en djellaba blanche et chechia était assis sur une grosse pierre devant deux caisses pleines de canettes de coca-cola, et offrait un sourire édenté aux nouveaux arrivants. Rien aux alentours, pas d'âne ni de vélo, aucun village ni habitation en vue. D'où pouvait-il bien sortir ? On le questionna, mais il ne parlait pas français à l'exception d'une seule phrase qu'il répétait sans cesse : « Vous avoir soif ? Ici coca, bon pour la chaleur, pas cher, 2 euros ». Le guide lui parla en arabe, et traduisit aux touristes : « Il habite là-bas », dit-il, en faisant un geste vague dans une direction au-delà de la crête à droite du sentier, « il vient ici vendre des boissons aux touristes de passage. Quelquefois il attend deux jours avant que passe quelqu'un, mais ça ne le dérange pas. Il y a encore des canettes au frais dans le torrent en bas. »

    L'épisode était inattendu et surprenant, mais bienvenu. Tout le monde y alla de ses deux euros, et les plus assoiffés se précipitèrent vers le ruisseau pour y prendre les canettes les plus fraîches. Personne ne songea à boire l'eau du ruisseau...La civilisation avance, même dans le désert, et Coca-Cola en est le fer de lance.

     


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  • Chez Jean, le téléphone sonna. C'était Alain, toujours le premier à appeler ses deux amis pour leur proposer la date de leur prochain resto trimestriel, un rituel qui durait depuis des années, depuis la fin de leurs études à l'ESSEC près de vingt ans auparavant.

    • J'ai déjà appelé Marcel, le 20 octobre, après demain, ça te va ? Chez Maître Kanter, comme la dernière fois, à moins que tu aies autre chose à proposer ?

    • Attends. Oui, mais il faudra que je parte tôt, j'ai un rendez-vous important à 15 heures à l'autre bout de la ville. Non, Maître Kanter c'est correct, même si leur Riesling n'est pas terrible.

    Alain sentit poindre une petite irritation : c'était lui qui avait proposé ce restaurant en vantant justement la qualité de sa cave, mais Jean se targuait d'être un fin connaisseur. C'était assez normal : en tant que directeur commercial de sa société, il allait au restaurant au moins deux fois par semaine avec ses clients, et ne commandait que des crus classés que le sommelier décrivait toujours en termes fleuris. Facile dans ce cas d'assimiler à moindres frais la connaissance des bons vins et le vocabulaire qui va avec.

    • Ecoute, si le vin ne te plaît pas, on peut aller ailleurs, mais je n'ai pas envie de payer de ma poche une bouteille au prix exorbitant. À moins que tu nous invites ?

    • Pas question ! Je vais au restaurant pour négocier des affaires, avec vous ce n'est pas pareil, on se fait juste une petite bouffe entre vieux potes. Mais c'est vrai que j'ai pris de mauvaises habitudes dans ma fonction, et pour le vin je deviens difficile, c'est souvent important pour conclure un contrat. Bon, on verra bien.

    Alain, qui n'avait pas réussi aussi bien que son ami, ne lui en voulait pas pour cela, mais cette fois ce genre de réflexions, qui tendait à se multiplier, commençait à l'agacer. Il se mordit la langue pour ne pas lui répondre de manière désagréable et raccrocha rapidement. On savait bien qu'il était directeur, avec voiture de fonction et notes de frais, pas la peine de s'en vanter tout le temps, même à mots couverts ! Il devrait tout de même se rendre compte de l'effet que cela pouvait faire auprès de ses deux amis qui n'avaient pas les mêmes avantages que lui. Alain était simple commercial dans une grosse boîte, et Marcel, qui avait fondé sa propre petite entreprise, était devenu extrêmement rigoureux et surveillait de près les moindres dépenses.

    Deux jours plus tard, ils se retrouvèrent comme prévu chez Maître Kanter. Marcel, arrivé le premier, les attendait en sirotant un whisky. Jean, à quelques pas devant Alain, laissa son manteau à un serveur obséquieux, apparaissant dans un costume trois pièces très élégant, bien qu'un peu anachronique. Qui porte encore ça ? se demanda Alain, mettant sa veste H & M sur le dos de sa chaise. Il veut juste se faire remarquer...Il aimait bien son ami, mais trouvait qu'il prenait des habitudes de m'as-tu-vu de plus en plus insupportables. Il faut que je lui en touche deux mots, se dit-il, non pas que je sois jaloux, mais entre vieux amis on peut tout se dire, ou presque.

    Marcel, qui avait l'humour caustique, les examina avec un petit sourire alors qu'ils s'installaient, et versa sans le vouloir de l'huile sur le feu.

    • Dites donc tous les deux, vous savez à quoi vous me faites penser ? A un cardinal et à un curé de campagne ! Ah ! Ah! Ou encore à Coluche emmenant le premier ministre dans un resto du cœur ! Ah ! Ah ! Ah !

    Pas offusqué, Jean sourit et répondit :

    • Ce n'est pas que ça me plaise de me déguiser ainsi, mais j'ai vraiment un gros client à voir tout à l'heure, et on m'a dit qu'il n'aimait pas les gens mal fagotés. Alors, je fais ce qu'il faut...

    Mais Alain, lui, s'énerva pour de bon.

    • C'est ça, moi je suis le curé à la soutane boueuse, et lui c'est le premier ministre. Et le premier ministre se déguise pour être beau et crédible. Merci quand même, tous les deux. La prochaine fois je passerai avant chez le tailleur, ou plutôt chez le costumier du carnaval, histoire d'être sortable.

    Devant cet éclat qui ne cachait même pas un brin d'ironie, Jean ouvrit de grands yeux, mais ne dit rien. Marcel, quant à lui, tenta de désamorcer la mauvaise humeur de son ami en poursuivant sur le ton de la plaisanterie.

    • C'est pas vrai ! Il est jaloux ! Alain, tu es jaloux d'un costume trois pièces ! C'est pas possible, je rêve ! Regarde moi bien, tu vois mon jean rapiécé, il est cher et pas beau, mais c'est sûr que je n'irai pas voir un client habillé comme ça. Jean, avec son costard, il fait ce qu'il veut. Bon, si on commandait, j'ai faim.

    Toujours renfrogné, Alain ne répliqua pas et se plongea dans le menu, suivi par les deux autres. Jean fut le premier à faire son choix, après avoir fait la moue en examinant la carte des vins.

    • Pour moi, ce sera la choucroute royale, et je vous propose le pinot gris à la place du Riesling de la dernière fois qui n'était pas terrible.

      Ça y est, se dit Alain, toujours pas calmé, il faut qu'il prenne le plat le plus cher, bien sûr, et qu'il en rajoute une couche sur le Riesling, pas assez cher sans doute. Il commence vraiment à me casser les pieds.

    Quand le vin arriva, le serveur se tourna spontanément vers Jean pour le lui faire goûter. Alain ne dit rien, mais lui lança un regard meurtrier.

    Jean prit soigneusement le verre par le pied, fit tourner le breuvage en l'examinant dans la lumière, le huma longuement, avant d'en prendre une petite quantité qu'il « mâcha » dans sa bouche avant de l'avaler.

    • Nez parfumé de pomme et de rose. Assez savoureux, pas trop expressif cependant, même si les arômes suivent le nez avec un côté herbacé. Bel équilibre et bonne persistance en bouche, mais il gagnerait à vieillir un peu. Bon, on va s'en contenter.

    Cette fois, Alain ne put se retenir.

    • Tu nous emmerdes avec tes grands airs ! C'est quoi ce cinéma sur le vin qui sent la rose ? Le pinard, ça a d'abord le goût du raisin, non ? Et on n'est pas tes clients qui vont s'extasier sur tes connaissances extraordinaires en œnologie pour te signer un contrat sans regarder ce qui est écrit dedans. C'est comme ça que tu les entubes à longueur de semaine ? Si un jour tu te fais virer, je te fais confiance, tu pourras au moins te recycler comme sommelier.

    Ses deux amis, surpris par cet éclat inhabituel, le regardaient avec étonnement et une certaine gêne. Alain avait vraiment l'air sérieux en proférant ces paroles. Certes, il était le plus colérique des trois, mais jamais il n'avait été aussi virulent, finissant toujours par se calmer et sourire après des échanges parfois un peu chauds entre eux, surtout quand il s'agissait de politique.

    Marcel, qui n'aimait pas les conflits, tenta de jouer les médiateurs.

    • Allons, Alain, qu'est ce qui t'arrive ? Tu connais les goûts de Jean pour le bon vin, on en profite grâce à lui, et on peut même le mettre en boîte là-dessus ! Mais là, est-ce que tu es sérieux ? On n'a pas aujourd'hui le même métier, ça ne nous empêche pas de nous voir et de rire ensemble, comme autrefois. On s'en fout s'il voit de grosses pointures tous les jours et pas nous, on le connaît assez pour savoir que ce n'est pas un vendu de gros capitaliste prêt à tout pour un contrat.

    Jean regardait ses deux amis avec un léger sourire. Il les aimait bien, même si Alain avait tendance ces derniers temps à s'énerver pour un rien, alors que depuis des années ils avaient l'habitude de se charrier sur ce sujet. De son côté, Alain se rendait compte qu'il était allé un peu trop loin cette fois-ci, et s'apprêtait à faire machine arrière. Cependant, jetant un regard rapide vers Jean, il vit l'ébauche de ce sourire, qu'il interpréta comme un signe de condescendance à son égard, ce qui fit renaître son animosité. Il ne put alors s'empêcher de répliquer :

    • C'est vrai, mais regarde comme tu as évolué, Jean, depuis que tu es à ce poste. C'est comme les gens qui se trouvent bombardés du jour au lendemain ministres ou je ne sais quoi. Ils ont un peu ou beaucoup de pouvoir, et ils finissent par perdre le sens des réalités à cause de ça, ou encore ils s'éloignent de leur manière d'être habituelle. Au lieu d'essayer de changer leur environnement, c'est leur environnement qui les change, et on finit par ne plus les reconnaître. C'est pour ça que je m'énerve, je ne vois plus en face de moi le Jean qui se baladait en bermuda effiloché, qui avait les cheveux longs et buvait de la bière parce que c'était moins cher. Je vois un notable tiré à quatre épingles, qui discours avec nous des qualités du vin avec un vocabulaire surtout fait pour nous épater, qui est à la botte de ses clients pour justifier sa nouvelle manière d'être, et qui trouve tout ça normal. Moi, ne crois pas que je sois jaloux, c'est juste que ça me déçoit.

    Cette tirade l'ayant soulagé, il ajouta, plus calme :

    • Bon, je suis peut-être un peu excessif, Jean tu viens quand même déjeuner avec nous comme avant, et on arrive à se dire ce qu'on pense et à s'envoyer des vannes. Mais tu as intérêt à faire attention, pas uniquement avec nous, pour qu'un jour tu ne nous croises pas dans la rue avec un client en faisant semblant de ne pas nous connaître. Là, on t'aurait perdu complètement, et toi tu te serais perdu pour toi-même.

    Jean, qui l'avait écouté attentivement, lui répondit :

    • Tu n'as pas tort de me mettre en garde, on s'habitue vite à une manière de vivre et d'agir en relation avec notre métier, surtout quand il s'agit de choses agréables. On finit par considérer peu à peu que tout cela est normal, et par contrecoup que ce sont les autres qui ne comprennent pas. Il faut être vigilant, en permanence.

      Cela étant dit, ton discours précédent s'applique aussi à toi et à Marcel. Vous n'êtes plus, ni l'un ni l'autre, les mêmes qu'il y a vingt ans. Toi, par exemple, tu tiens souvent maintenant des propos un peu aigres sur un peu tout le monde, et Marcel, au lieu de courir les filles, regarde tous les matins les cours de la bourse. Vous croyez qu'on était comme ça du temps de l'ESSEC ?

    Le repas continua ensuite comme à l'ordinaire. Mais ils s'étaient assénés quelques vérités qui ne faisaient pas vraiment plaisir, si bien que pour une fois la discussion sortit des sujets anodins et aborda les points sensibles de leur relation d'amitié. Ils se quittèrent après le kougloff glacé, après un dernier verre de pinot gris qu'ils jugèrent simplement excellent. Alain avait admis un petit sentiment de jalousie envers Jean, Jean qu'il ne devait pas oublier la simplicité, et Marcel penser de temps en temps à autre chose que son entreprise. Ils se promirent de se signaler désormais leurs dérives éventuelles sans prendre de gants, mais sans s'énerver, au cours de leurs futures réunions chez Maître Kanter.

     


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  • Clovis, quand il avait sept ou huit ans, se regardait souvent dans le grand miroir ovale situé sur la porte de l'armoire, dans la chambre de ses parents. Il se regardait de face, puis tournait la tête à droite, à gauche, pour se voir de profil, mais il n'y arrivait pas bien. Parfois, il prenait aussi le miroir de poche dans le sac de sa mère, et en se contorsionnant, tentait de voir à quoi ressemblait sa nuque, comme chez le coiffeur, mais ça ne donnait rien. Il avait essayé aussi de se regarder le dos, le derrière des mollets et des cuisses, le dessous les bras, mais il n'y avait pas grand chose d'intéressant dans ces coins là.

    C'était curieux, quand même, de pouvoir observer tout le monde sous tous les angles, et de ne jamais pouvoir le faire pour soi. On connaît bien les gens, se disait-il, il n'y a que soi-même qu'on ne voit pas, ce n'est pas normal. On se croiserait dans la rue qu'on ne se reconnaîtrait pas...

    Il reportait alors son attention sur son visage, et faisait la moue. «  Je ne suis pas beau, se disait-il, Roger est bien plus beau que moi. Il a les cheveux longs et une grande mèche, moi j'ai un épi court sur le devant, qu'est ce que c'est moche ! » Pour lui, c'était un jugement dans l'absolu, il n'en était pas encore à l'âge où on se préoccupe de son corps et de la mode pour séduire les filles.

    Les jours où il ne pensait pas à cela, il s'amusait devant la glace, faisant des grimaces, les doigts dans la bouche pour retrousser ses lèvres et montrer ses dents, puis les mains derrière la tête pour faire bouger ses oreilles, sans succès. Ou encore il louchait et faisait rouler ses globes oculaires dans leur orbite, ça le faisait rire tout seul. Mais il ne le faisait jamais dehors, devant les autres, il avait peur de paraître ridicule.

    Un jour, chez le coiffeur, il observait dans le miroir l'homme manipuler les ciseaux et le rasoir, et sa curiosité l'amena à lui poser une question : « Vous êtes gaucher, Monsieur ?». Il n'avait encore jamais vu de gaucher. Le coiffeur jugea la question stupide et lui mit sous le nez sa main munie des instruments, et c'était la main droite ! Cela plongea Clovis dans un abîme de réflexion : comment une main droite pouvait-elle bien se transformer en main gauche quand on la regardait dans la glace ? Cette affaire le tourmenta longtemps, car personne ne put lui donner d'explication satisfaisante. C'était comme ça, voilà tout, cela faisait partie des choses innombrables qu'il fallait accepter sans discuter, comme le bleu du ciel (pourquoi pas vert, ou rouge, après tout) ou le fait qu'on a deux yeux et pas trois. Dans un miroir, le sens est inversé, un point c'est tout, inutile de perdre son temps à se demander pourquoi.

    A cette époque, il lut aussi « Alice au pays des merveilles », et d'autres questions lui vinrent à l'esprit. Alice traversait le miroir ! C'était idiot, bien sûr, il voyait bien qu'il n'y avait rien derrière la porte de l'armoire (il avait quand même vérifié...), mais comment se faisait-il qu'on voyait dans la glace une autre pièce, presque la même, avec juste la droite devenue la gauche. Où était-elle ? Certes, on ne pouvait pas y aller, ni toucher les objets qui s'y trouvaient, mais on voyait bien quelque chose, et si on le voyait, c'est que ça existait quelque part !

    Bien plus tard, quand il étudia les lois de l'optique et les propriétés de la lumière, il comprit un certain nombre de choses. Mais pas tout. La science donne parfois quelques explications, mais ne répond jamais aux interrogations fondamentales, celles qui demandent toujours pourquoi l'univers est comme il est et pas autrement. Et elle ne dit pas non plus pourquoi Roger, dans le miroir, était plus beau que lui...

     


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