• A la taverne de Maître Kanter

    Chez Jean, le téléphone sonna. C'était Alain, toujours le premier à appeler ses deux amis pour leur proposer la date de leur prochain resto trimestriel, un rituel qui durait depuis des années, depuis la fin de leurs études à l'ESSEC près de vingt ans auparavant.

    • J'ai déjà appelé Marcel, le 20 octobre, après demain, ça te va ? Chez Maître Kanter, comme la dernière fois, à moins que tu aies autre chose à proposer ?

    • Attends. Oui, mais il faudra que je parte tôt, j'ai un rendez-vous important à 15 heures à l'autre bout de la ville. Non, Maître Kanter c'est correct, même si leur Riesling n'est pas terrible.

    Alain sentit poindre une petite irritation : c'était lui qui avait proposé ce restaurant en vantant justement la qualité de sa cave, mais Jean se targuait d'être un fin connaisseur. C'était assez normal : en tant que directeur commercial de sa société, il allait au restaurant au moins deux fois par semaine avec ses clients, et ne commandait que des crus classés que le sommelier décrivait toujours en termes fleuris. Facile dans ce cas d'assimiler à moindres frais la connaissance des bons vins et le vocabulaire qui va avec.

    • Ecoute, si le vin ne te plaît pas, on peut aller ailleurs, mais je n'ai pas envie de payer de ma poche une bouteille au prix exorbitant. À moins que tu nous invites ?

    • Pas question ! Je vais au restaurant pour négocier des affaires, avec vous ce n'est pas pareil, on se fait juste une petite bouffe entre vieux potes. Mais c'est vrai que j'ai pris de mauvaises habitudes dans ma fonction, et pour le vin je deviens difficile, c'est souvent important pour conclure un contrat. Bon, on verra bien.

    Alain, qui n'avait pas réussi aussi bien que son ami, ne lui en voulait pas pour cela, mais cette fois ce genre de réflexions, qui tendait à se multiplier, commençait à l'agacer. Il se mordit la langue pour ne pas lui répondre de manière désagréable et raccrocha rapidement. On savait bien qu'il était directeur, avec voiture de fonction et notes de frais, pas la peine de s'en vanter tout le temps, même à mots couverts ! Il devrait tout de même se rendre compte de l'effet que cela pouvait faire auprès de ses deux amis qui n'avaient pas les mêmes avantages que lui. Alain était simple commercial dans une grosse boîte, et Marcel, qui avait fondé sa propre petite entreprise, était devenu extrêmement rigoureux et surveillait de près les moindres dépenses.

    Deux jours plus tard, ils se retrouvèrent comme prévu chez Maître Kanter. Marcel, arrivé le premier, les attendait en sirotant un whisky. Jean, à quelques pas devant Alain, laissa son manteau à un serveur obséquieux, apparaissant dans un costume trois pièces très élégant, bien qu'un peu anachronique. Qui porte encore ça ? se demanda Alain, mettant sa veste H & M sur le dos de sa chaise. Il veut juste se faire remarquer...Il aimait bien son ami, mais trouvait qu'il prenait des habitudes de m'as-tu-vu de plus en plus insupportables. Il faut que je lui en touche deux mots, se dit-il, non pas que je sois jaloux, mais entre vieux amis on peut tout se dire, ou presque.

    Marcel, qui avait l'humour caustique, les examina avec un petit sourire alors qu'ils s'installaient, et versa sans le vouloir de l'huile sur le feu.

    • Dites donc tous les deux, vous savez à quoi vous me faites penser ? A un cardinal et à un curé de campagne ! Ah ! Ah! Ou encore à Coluche emmenant le premier ministre dans un resto du cœur ! Ah ! Ah ! Ah !

    Pas offusqué, Jean sourit et répondit :

    • Ce n'est pas que ça me plaise de me déguiser ainsi, mais j'ai vraiment un gros client à voir tout à l'heure, et on m'a dit qu'il n'aimait pas les gens mal fagotés. Alors, je fais ce qu'il faut...

    Mais Alain, lui, s'énerva pour de bon.

    • C'est ça, moi je suis le curé à la soutane boueuse, et lui c'est le premier ministre. Et le premier ministre se déguise pour être beau et crédible. Merci quand même, tous les deux. La prochaine fois je passerai avant chez le tailleur, ou plutôt chez le costumier du carnaval, histoire d'être sortable.

    Devant cet éclat qui ne cachait même pas un brin d'ironie, Jean ouvrit de grands yeux, mais ne dit rien. Marcel, quant à lui, tenta de désamorcer la mauvaise humeur de son ami en poursuivant sur le ton de la plaisanterie.

    • C'est pas vrai ! Il est jaloux ! Alain, tu es jaloux d'un costume trois pièces ! C'est pas possible, je rêve ! Regarde moi bien, tu vois mon jean rapiécé, il est cher et pas beau, mais c'est sûr que je n'irai pas voir un client habillé comme ça. Jean, avec son costard, il fait ce qu'il veut. Bon, si on commandait, j'ai faim.

    Toujours renfrogné, Alain ne répliqua pas et se plongea dans le menu, suivi par les deux autres. Jean fut le premier à faire son choix, après avoir fait la moue en examinant la carte des vins.

    • Pour moi, ce sera la choucroute royale, et je vous propose le pinot gris à la place du Riesling de la dernière fois qui n'était pas terrible.

      Ça y est, se dit Alain, toujours pas calmé, il faut qu'il prenne le plat le plus cher, bien sûr, et qu'il en rajoute une couche sur le Riesling, pas assez cher sans doute. Il commence vraiment à me casser les pieds.

    Quand le vin arriva, le serveur se tourna spontanément vers Jean pour le lui faire goûter. Alain ne dit rien, mais lui lança un regard meurtrier.

    Jean prit soigneusement le verre par le pied, fit tourner le breuvage en l'examinant dans la lumière, le huma longuement, avant d'en prendre une petite quantité qu'il « mâcha » dans sa bouche avant de l'avaler.

    • Nez parfumé de pomme et de rose. Assez savoureux, pas trop expressif cependant, même si les arômes suivent le nez avec un côté herbacé. Bel équilibre et bonne persistance en bouche, mais il gagnerait à vieillir un peu. Bon, on va s'en contenter.

    Cette fois, Alain ne put se retenir.

    • Tu nous emmerdes avec tes grands airs ! C'est quoi ce cinéma sur le vin qui sent la rose ? Le pinard, ça a d'abord le goût du raisin, non ? Et on n'est pas tes clients qui vont s'extasier sur tes connaissances extraordinaires en œnologie pour te signer un contrat sans regarder ce qui est écrit dedans. C'est comme ça que tu les entubes à longueur de semaine ? Si un jour tu te fais virer, je te fais confiance, tu pourras au moins te recycler comme sommelier.

    Ses deux amis, surpris par cet éclat inhabituel, le regardaient avec étonnement et une certaine gêne. Alain avait vraiment l'air sérieux en proférant ces paroles. Certes, il était le plus colérique des trois, mais jamais il n'avait été aussi virulent, finissant toujours par se calmer et sourire après des échanges parfois un peu chauds entre eux, surtout quand il s'agissait de politique.

    Marcel, qui n'aimait pas les conflits, tenta de jouer les médiateurs.

    • Allons, Alain, qu'est ce qui t'arrive ? Tu connais les goûts de Jean pour le bon vin, on en profite grâce à lui, et on peut même le mettre en boîte là-dessus ! Mais là, est-ce que tu es sérieux ? On n'a pas aujourd'hui le même métier, ça ne nous empêche pas de nous voir et de rire ensemble, comme autrefois. On s'en fout s'il voit de grosses pointures tous les jours et pas nous, on le connaît assez pour savoir que ce n'est pas un vendu de gros capitaliste prêt à tout pour un contrat.

    Jean regardait ses deux amis avec un léger sourire. Il les aimait bien, même si Alain avait tendance ces derniers temps à s'énerver pour un rien, alors que depuis des années ils avaient l'habitude de se charrier sur ce sujet. De son côté, Alain se rendait compte qu'il était allé un peu trop loin cette fois-ci, et s'apprêtait à faire machine arrière. Cependant, jetant un regard rapide vers Jean, il vit l'ébauche de ce sourire, qu'il interpréta comme un signe de condescendance à son égard, ce qui fit renaître son animosité. Il ne put alors s'empêcher de répliquer :

    • C'est vrai, mais regarde comme tu as évolué, Jean, depuis que tu es à ce poste. C'est comme les gens qui se trouvent bombardés du jour au lendemain ministres ou je ne sais quoi. Ils ont un peu ou beaucoup de pouvoir, et ils finissent par perdre le sens des réalités à cause de ça, ou encore ils s'éloignent de leur manière d'être habituelle. Au lieu d'essayer de changer leur environnement, c'est leur environnement qui les change, et on finit par ne plus les reconnaître. C'est pour ça que je m'énerve, je ne vois plus en face de moi le Jean qui se baladait en bermuda effiloché, qui avait les cheveux longs et buvait de la bière parce que c'était moins cher. Je vois un notable tiré à quatre épingles, qui discours avec nous des qualités du vin avec un vocabulaire surtout fait pour nous épater, qui est à la botte de ses clients pour justifier sa nouvelle manière d'être, et qui trouve tout ça normal. Moi, ne crois pas que je sois jaloux, c'est juste que ça me déçoit.

    Cette tirade l'ayant soulagé, il ajouta, plus calme :

    • Bon, je suis peut-être un peu excessif, Jean tu viens quand même déjeuner avec nous comme avant, et on arrive à se dire ce qu'on pense et à s'envoyer des vannes. Mais tu as intérêt à faire attention, pas uniquement avec nous, pour qu'un jour tu ne nous croises pas dans la rue avec un client en faisant semblant de ne pas nous connaître. Là, on t'aurait perdu complètement, et toi tu te serais perdu pour toi-même.

    Jean, qui l'avait écouté attentivement, lui répondit :

    • Tu n'as pas tort de me mettre en garde, on s'habitue vite à une manière de vivre et d'agir en relation avec notre métier, surtout quand il s'agit de choses agréables. On finit par considérer peu à peu que tout cela est normal, et par contrecoup que ce sont les autres qui ne comprennent pas. Il faut être vigilant, en permanence.

      Cela étant dit, ton discours précédent s'applique aussi à toi et à Marcel. Vous n'êtes plus, ni l'un ni l'autre, les mêmes qu'il y a vingt ans. Toi, par exemple, tu tiens souvent maintenant des propos un peu aigres sur un peu tout le monde, et Marcel, au lieu de courir les filles, regarde tous les matins les cours de la bourse. Vous croyez qu'on était comme ça du temps de l'ESSEC ?

    Le repas continua ensuite comme à l'ordinaire. Mais ils s'étaient assénés quelques vérités qui ne faisaient pas vraiment plaisir, si bien que pour une fois la discussion sortit des sujets anodins et aborda les points sensibles de leur relation d'amitié. Ils se quittèrent après le kougloff glacé, après un dernier verre de pinot gris qu'ils jugèrent simplement excellent. Alain avait admis un petit sentiment de jalousie envers Jean, Jean qu'il ne devait pas oublier la simplicité, et Marcel penser de temps en temps à autre chose que son entreprise. Ils se promirent de se signaler désormais leurs dérives éventuelles sans prendre de gants, mais sans s'énerver, au cours de leurs futures réunions chez Maître Kanter.

     


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