• Je vais vous raconter une histoire, à moitié vraie et à moitié fantasmée, qui montre bien que notre vie est surtout faite de choix qui nous échappent, et que le plus petit événement survenu par hasard peut être générateur de bouleversements majeurs dans notre existence.

    En juin 1960, j’avais dix-huit ans et je passais le bac à Rouen, dans un gymnase où avaient été installées des dizaines de tables réglementairement séparées. J’étais entré parmi les premiers, et j’attendais stoïquement que tout le monde s’installe et que les sujets de philosophie soient distribués. A côté de moi s’est assise une très jolie jeune fille, qui a rabattu sa jupe, sorti ses stylos, m’a adressé un sourire et m'a dit qu'elle était morte de peur. Je lui ai souri en retour, avec quelques mots de réconfort, puis l’épreuve a commencé et je n’ai plus pensé à rien d’autre qu’à gloser pendant trois heures sur l’existence ou non de fautes inexcusables. Elle termina avant moi, je ne m’aperçus même pas de son départ tellement j’étais concentré. Je le regrettai fugitivement, je lui aurais bien proposé d’aller prendre un café car elle avait quelque chose qui me plaisait beaucoup sans que je puisse le définir clairement. Mais je ne l’ai plus jamais revue.

    Tout ça n’est pas une histoire, me direz-vous, c’est un non-événement ! Vous avez raison, mais c’est pourtant la version la plus probable d’un fait minuscule comme il s’en produit des centaines tout au long d’une journée. La véritable histoire, je vais vous la raconter.

    Cela commence de la même façon : elle a sorti ses stylos, m'a adressé un sourire, je lui ai répondu, puis l'épreuve a commencé et je me suis mis à réfléchir très fort sur le caractère inexcusable de certaines fautes, remplissant fiévreusement des pages de brouillon d'idées à mettre en ordre ensuite. A un moment donné – c'est là que tout diverge – j'ai rassemblé ces feuilles éparpillées pour les classer, et malencontreusement, l'une d'entre elles est tombée de ma table et a voleté jusqu'aux pieds de la jeune fille. Elle l'a ramassée et me l'a restituée sans commentaire et sans y jeter le moindre coup d'oeil. Quelle maladresse de ma part, et quelle erreur de la sienne ! Le surveillant, qui n'avait pas vu le début de l'incident, a pensé que nous trichions et a voulu nous exclure malgré nos explications et le témoignage d'un garçon derrière nous. Cela a duré plusieurs minutes, avant qu'il nous laisse regagner nos places, l'élément déterminant étant que nous n'avions pas choisi le même sujet et donc aucune raison d'échanger des idées sans aucun rapport entre elles. Cette mésaventure nous avait fait perdre du temps, et il en subsistait une grande tension nerveuse ; nous concentrer à nouveau sur le sujet a été très difficile. Elle a rendu sa copie un peu avant moi, aussi ai-je bâclé ma conclusion pour ne pas la perdre de vue et l'inviter à boire un café pour m'excuser. Je l'ai rattrapée dans le couloir et mon air penaud a dû l'amuser, car elle a accepté. Nous nous sommes revus ensuite, après chaque épreuve du bac pour échanger nos impressions et évaluer notre travail et nos chances. Le jour de l'affichage des résultats, nous tombâmes dans les bras l'un de l'autre après de longues minutes d'angoisse, quand nous vîmes que nous étions reçus, sans mention et  avec une note de philo assez désastreuse. Elle fut mon premier amour, et chaque fois que je me remémore cet épisode de ma vie, je remercie le hasard de m'avoir rendu maladroit à ce moment précis.

    En fait, si on croit aux univers parallèles, il existe une infinité de versions de cette péripétie ; en voici une autre qui illustre parfaitement les conséquences extraordinaires d'un fait microscopique.

    (…..) Alors que je réfléchissais activement à ce que pouvait être une faute inexcusable, il se trouva que j'en commis une, sans le savoir. A la recherche de premières idées, mes neurones s'activaient en vain ; mes yeux dans le vague erraient du plafond aux fenêtres, je machouillais la gomme au bout de mon crayon. Enervé par cette situation, je jetai rageusement l'instrument sur la table, comme si cela pouvait faire naître de façon miraculeuse une géniale dissertation. Le crayon tomba par terre et roula jusqu'aux pieds de la jeune fille. Comme je me baissais pour le ramasser, elle le poussa vers moi du bout de son soulier, découvrant ainsi sa jambe jusqu'au dessus du genou, juste au moment où je levais les yeux. Vous ne pouvez pas imaginer l'impact que produisit dans mon corps et ma tête cette vision soudaine, inattendue et adorable qui ne dura pourtant que quelques fractions de seconde ! Tout le reste de l'épreuve je fus obsédé par cette image, si bien que je rendis une copie sans queue ni tête, dans laquelle figurait cependant l'idée que céder à l'appel de la chair était peut-être une faute, mais tout à fait excusable parce que franchement agréable, quelles qu'en soient les conséquences. Pourtant la conséquence finale de cet instant infinitésimal fut que je ratai le bac, redoublai ma terminale et que la suite de ma vie fut certainement différente de ce qu'elle aurait été dans un univers où la raison dominerait les effets des hormones sur les jeunes gens.

    7 décembre 2022


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  • Il était six heures du soir, mon verre était aux trois-quarts vide, la nuit tombait. Je venais de quitter la prison de Fleury Mérogis où je m’étais entretenu une heure durant avec mon client, afin de décider avec lui de la ligne de défense à suivre pour minimiser sa condamnation. Car il y aurait condamnation, quoi qu’on puisse faire, c’était là chose certaine compte tenu des faits commis et des preuves apportées par les enquêteurs.

    J’avais besoin de réfléchir après cette entrevue, et pour cela il me fallait un verre et un endroit calme. Le Beaulieu, petit bar sur la place du 8 mai 1945 où j’avais garé ma voiture, faisait parfaitement l’affaire, il n’y avait que deux clients qui parlaient à voix basse. Je pouvais donc sans être dérangé passer en revue tous les points de ce dossier, assez classique au demeurant, mais où quelque chose me gênait sans que je puisse clairement dire ce que c’était.

    Le rapport de police indiquait que Katel Le Guen, 32 ans, qui squattait dans une maison de Grigny la Grande Borne, avait agressé violemment une jeune femme qui montait dans sa voiture sur un parking proche de ce squat. Des passants, accourus avant qu’il puisse s’enfuir, avaient appelé la police qui avait arrêté l’individu. D’après les témoins, il essayait certainement de s’emparer du sac à main de la femme. Celle-ci n’avait rien dit et n’avait même pas porté plainte, préférant s’éloigner au plus vite « pour oublier cette histoire dont elle ne voulait plus entendre parler ». Elle paraissait pourtant choquée et elle pleurait en quittant le commissariat. Le coupable serait jugé dans quelques jours selon la procédure des flagrants délits, et on m’avait commis d’office pour le défendre.

    Plusieurs choses me posaient problème dans cette affaire somme toute banale. La première, c’était l’attitude de Le Guen lors de notre récente entrevue. Il voulait absolument plaider coupable de tentative de vol, arguant qu’il écoperait ainsi d’une peine minime, alors qu’au travers des questions que je lui avais posées il apparaissait : qu’il ne savait même pas si la jeune femme possédait un sac ; qu’il devait la connaître puisqu’il avait dans la conversation laissé échapper son prénom, Souazic ; qu’il était impossible même pour un squatteur drogué – ce qu’il n’était pas - d’avoir agi de manière consciente aussi stupidement dans un lieu fréquenté. La seconde, c’était cette fois l’attitude de Souazic, son quasi silence, son refus de se défendre, ne serait-ce qu’au travers d’une main courante, son envie de s’enfuir et ses pleurs. Pour moi, il y avait autre chose.

    Enfin, et c’était le point le plus important, Le Guen m’avait donné une lettre à remettre à Souazic au plus vite, soi-disant pour s’excuser et la remercier de sa mansuétude, ce que je ne croyais pas un seul instant. Il me fallait en avoir le cœur net. Elle habitait à quelques kilomètres, à Evry, il ne me fallut que dix minutes pour me retrouver à sonner à sa porte. Bien que sur la défensive, elle ne fit pas de difficultés pour me laisser entrer après que je me sois présenté. Elle prit la lettre, l’ouvrit, la lut, puis d’un mouvement rageur la jeta sur la table basse de son salon, les yeux pleins de larmes.

    Je la laissai se calmer, puis lui expliquai comment allait se dérouler l’audience et le peu de risques que courait son agresseur ; je lui exprimai aussi mes doutes sur les raisons de son agression, et lui demandai si elle le connaissait. Elle hésita un instant, puis me dit :

    -- Vous avez raison, je le connais. Nous sommes originaires du même village breton, nous étions en classe ensemble. Plus tard nous nous sommes mis en couple. Il y a quelques mois, après avoir été licenciés, nous avons déménagé à Paris pour trouver du travail. Et là ça a mal tourné. Moi, j’ai été embauchée assez vite dans une usine de fabrication d’emballages à Vitry, mais lui s’est mis à avoir de mauvaises fréquentations et à passer son temps dans les bistrots. Comme c’est moi qui payais le loyer du deux pièces qu’on occupait, je l’ai menacé plusieurs fois de le mettre à la porte, ce que j’ai fini par faire le mois dernier. En rentrant le soir, ses affaires étaient sur le palier et après avoir fait un esclandre il a fini par s’en aller.

    Vous savez, j’ai toujours des sentiments pour lui, mais le connaissant, il était clair qu’il lui fallait un bon coup de pied au derrière pour l’aider à sortir de ce marasme, à se prendre en mains. Mais ça n’a pas marché comme je le pensais. Hier, en arrivant sur le parking, je l’ai vu qui m’attendait. Il était très énervé et m’a demandé de l’argent. Pour ne pas faire d’histoires, je lui ai donné vingt euros, il m’a regardé avec une lueur de meurtre dans les yeux, m’a dit que ce n’était pas l’aumône qu’il voulait, et il m’a arraché mon portefeuille des mains. J’ai voulu le lui reprendre, c’est alors qu’il s’est mis à me frapper et que des gens sont intervenus. Vous connaissez la suite. Sauf que dans cette lettre, il est plutôt dans le registre pleurnichard que je déteste.

    Après cette confession, je comprenais mieux la fuite de cette jeune femme qui ne voulait pas accroître les ennuis de son ex-compagnon. J’avais de quoi avancer pour la défense de ce « pauvre » Le Guen et j’irai le revoir le lendemain pour discuter avec lui sérieusement.

    Avant de partir je lui indiquai que si elle voulait lui rendre visite avant sa comparution, il fallait demander à l’entrée de la prison la référence officielle :

    LE GUEN Katel – 445721 – Fleury-Mérogis

    le 30 août 2016

    23 novembre 2022


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  • Quand j’eus atteint l’âge d’entrer en sixième, mon père, qui était gendarme, m’a mis en pension dans une école militaire préparatoire, située aux Andelys dans l’Eure. J’y ai fait toutes mes études secondaires. Jusqu’à une date récente, je gardais de cette période un souvenir assez vague, mais plutôt positif, et puis, en rangeant mon garage, j'ai retrouvé de vieux carnets que je remplissais des faits de la journée, de schémas électroniques et de listes de toute nature, quand j'avais 14 – 15 ans et que j'étais en troisième, puis en seconde. J’ai pu ainsi redécouvrir avec beaucoup de détails la manière dont je vivais à cette époque, entre les copains, les cours et l’encadrement militaire.

    Pour nous occuper en dehors des heures de classe et d'étude, des « Cercles » avaient été mis en place, sans véritable réflexion, mais c'était mieux que rien : pyrogravure, auto, radio, marionnettes, reliure,...Je m'étais inscrit au « Cercle Radio », piloté par un appelé du contingent, surnommé « le Chef », dont l’électronique était le métier dans le civil. Pourquoi celui-ci a-t-il cette aura dans mon esprit de l'époque ? Pourtant il ne vient pas quand on l'attend, il ne prévient jamais de ce qu'il va faire avec nous, il est bordélique, il est colérique, pas fiable pour un sou, mais je le vénère. Il n'a pourtant que 6 ou 7 ans de plus que moi, mais à l'adolescence un an àa compte !

    Ces carnets de bord me font aujourd'hui une impression bizarre, presque comme si ces événements étaient arrivés à quelqu'un d'autre. Par exemple, je ne me souvenais plus de l'importance extrême qu'avait pour moi le « Cercle Radio » en 56 – 57 : dans les carnets, il n'est question que de cela, partout et tout le temps. A croire que toute mon existence de l'époque était centrée sur ce que je faisais au cercle, et que le reste, dont je parle brièvement, n'existait que par obligation et ne revêtait donc aucun intérêt. Au début, je parle un peu de mes résultats scolaires, des profs, des encadrants, et puis, peu à peu, cela disparaît presque complètement, ou cela subsiste de manière anecdotique. Il y a en particulier deux phrases, qui reviennent chaque jour de manière répétitive :

    « Après manger, je suis allé au cercle »

    « Je suis allé au cercle, et j'ai allumé le feu »

    Le cercle radio était installé dans un baraquement en bois non loin des bâtiments principaux. C’était une grande pièce d’environ 30 m², avec un tableau noir à gauche en entrant, un mur tapissé d’étagères sur lesquelles étaient rangées des pièces de vieux postes radio, un établi à droite sous une fenêtre, et une étagère avec quelques livres d’électronique à côté d'une deuxième fenêtre face à l’entrée. Au centre de la pièce, à côté d’une table rectangulaire, trônait un vieux poêle cylindrique à charbon. Cette pièce était une vraie passoire thermique, les planches des murs étaient disjointes, la porte fermait mal et l’encadrement de bois des fenêtres pourrissait doucement. 

    Dans ce cercle, on ne fait pas grand-chose. On passe son temps à attendre « le chef », et en attendant on boit du Nescafé, on écoute de la musique et on fait beaucoup de conneries. Si, quand même, on fait quelques câblages de postes radio et on essaie tant bien que mal de construire un « orgue électronique », surnommé « la casserole électronique » ce qui veut tout dire, car on le bricolait avec les moyens du bord, c'est à dire du vieux matériel récupéré à droite et à gauche...

    Il y a dans ces carnets des passages amusants, relatifs justement aux bêtises faites pour passer le temps, aux coups faits aux copains avec qui on se bagarre parfois, aux considérations sur les gradés et la vie du collège. On ressent bien aussi, me semble-t-il, combien finalement on était soumis à une discipline assez peu contraignante. On fait pratiquement ce qu'on veut, du moment qu'on respecte quelques règles fondamentales telles que ne pas être en retard, obéir aux ordres, respecter les profs et l'encadrement, avec évidemment quelques petits suppléments militaires spécifiques tels qu'astiquer les boutons métalliques de nos vareuses d'uniforme, porter un béret, balayer la cour et défiler au pas cadencé.

    Une période qui fut donc plutôt heureuse, partagée entre travail, loisirs ciblés, discipline quasi militaire, avec toutefois deux manques cruciaux : l'éloignement de nos parents, qu'on ne voyait que tous les trois mois, et l’absence totale d’éléments féminins dans notre environnement quotidien...

    Copie d’une page type de ces carnets, qui en comportent une soixantaine.

     

    16 novembre 2022

     


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  • Il était 23h58 quand l’avant-dernier train pour Dreux a démarré de la gare Montparnasse. Je sortais d’un repas bien arrosé dans un restaurant proche. J’étais venu passer un bon moment avec d’anciens camarades d’école que je n’avais pas revus depuis plusieurs années, malgré une jambe dans le plâtre - une mauvaise chute dans mon jardin – qui me forçait à me déplacer avec des béquilles. Marcel, mon meilleur copain, avait tenu à m’accompagner sur le quai et m’avait aidé à monter dans le dernier wagon, à l’étage inférieur où se trouvaient déjà un jeune homme, à deux banquettes devant moi, et une femme de l’autre côté de l’allée. A cette heure tardive, il était normal qu’il n’y ait presque personne.

    Au moment où le train s’ébranlait, juste avant la fermeture des portes, trois individus arrivèrent en courant, grimpèrent in extremis et s’écroulèrent en soufflant non loin du jeune homme. Vautrés sur les sièges, ils se mirent à parler bruyamment, s’esclaffant à tout bout de champ. Blue-jean bleus et blouson de skaï, ils portaient tous trois l’uniforme des jeunes de banlieue, attesté s’il en était besoin par des coupes de cheveux à la Marlon Brando prolongées par des pattes arrivant au milieu des joues. Deux d’entre eux se contentaient de faire du bruit, mais le troisième, petit et malingre, semblait dans un état d’ébriété avancé confirmé par la présence d’une flasque de whisky qu’il suçotait régulièrement tout en rotant.

    Quand ils eurent repris leur souffle et épuisé leur contingent de phrases égrillardes, ils allumèrent des cigarettes et commencèrent à s’intéresser aux occupants du compartiment. Pour ma part, j’étais décidé à faire comme s’ils n’existaient pas, ne pas réagir aux remarques qui commençaient à fuser sur mon plâtre et ses conséquences sur ma vie sexuelle. Au pire, après quelque temps, j’aurais changé de wagon pour être tranquille. C’est d’ailleurs ce que fit la femme, lorsque les plaisanteries grivoises se mirent à la cibler. Quant au jeune homme, il avait visiblement pris le même parti que moi, mais il eut le tort de les apostropher lorsqu’ils se mirent à fumer.

    -- Excusez-moi, dit-il, mais je suis asthmatique et je ne supporte pas la fumée. Pouvez-vous éteindre vos cigarettes s’il vous plaît ?

    Il eut le tort d’ajouter :

    -- De plus, vous savez très bien que fumer dans les trains est interdit.

    Que n’avait-il pas dit là ! Les deux qui n’étaient pas encore complètement saouls se mirent à l’insulter copieusement, le traitant de mauviette, de pédé et j’en passe, ajoutant que de toute façon ils feraient ce qu’ils voulaient, rien à faire des interdictions et que ce n’est pas un asthmatique qui ferait la loi, et que d’ailleurs l’asthme c’est du bidon, etc etc.

    Quant au malingre, il ne dit rien, mais son regard était parlant, noir et meurtrier. Quand les autres eurent terminé leur litanie d’insultes, il se leva et alla s’asseoir en face du jeune homme. Sa diction était pâteuse, mais j’entendis néanmoins ses paroles :

    -- Tu n’as pas à nous dire ce qu’on a le droit de faire ou pas. Alors, tu vas répéter après moi : vous avez le droit de fumer autant que vous voulez, ça me fait plaisir, j’aime les gens qui fument, c’est des vrais hommes. Après tu auras le droit de foutre le camp dans une autre voiture. Alors vas-y, répète !

    L’autre, qui apparemment n’était pas une mauviette, lui répondit :

    -- Tu peux toujours aller te faire foutre ! Ce n’est pas une demi-portion comme toi qui vas me dicter ma conduite ni me dire où je dois m’asseoir.

    Sur quoi il se leva, dominant d’une bonne tête le gringalet qui devint blanc de rage. Ses copains ne bougèrent pas. Alors il fouilla dans sa poche et en tira un couteau à cran d’arrêt qu’il ouvrit et brandit sous le nez de son adversaire.

    -- La demi-portion, dit-il en hurlant, a toujours un copain dans sa poche qui ne le quitte jamais. Alors tu fais ce que je te dis ou bien tu vas passer un mauvais quart d’heure, c’est pas moi qui te le dis, c’est mon copain d’acier, il meurt d’envie de te piquer !

    A ce moment je voulus intervenir, on ne pouvait pas laisser les choses empirer. Je me levai, brandissant ma béquille, forçant ma voix :

    -- Arrêtez tous les deux, cela va trop loin et c’est stupide ! Je vais appeler la police si vous ne cessez pas !

    Mais à cause de mon plâtre je perdis l’équilibre et m’affalai sur le dossier du siège d’en face et je chus lourdement à terre. Le jeune homme profita alors de la diversion pour frapper le bras qui tenait le couteau, mais le coup ne fut pas assez fort et le gringalet hors de lui balaya le torse de son adversaire, déchirant son veston et lacérant la poitrine d’où jaillit le sang. Le jeune homme en réflexe lui asséna un maître coup de poing au visage. L’autre, aveuglé et beuglant des insultes détendit plusieurs fois son bras, touchant son adversaire par deux fois au thorax.  Celui-ci s’effondra alors sur sa banquette, se tenant la poitrine en haletant ;

    On arrivait alors en gare de Versailles. Après un bref instant de sidération, le trio prit ses jambes à son cou vers l’avant du train et descendit sur le quai dès qu’il le put. Pour ma part, je tirai le signal d’alarme pour immobiliser le train et l’empêcher de repartir, puis je sortis mon téléphone et appelai le 18 avant d’aller porter secours au blessé.

    Heureusement, ses blessures n’étaient pas trop graves et il s’en tira avec quelques semaines d’arrêt de travail. Les agresseurs furent arrêtés le mois suivant.

    28 octobre 2022


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  • En coinçant le rideau de la fenêtre avec une pince à linge, Lucio pouvait observer le nouveau voisin à son aise. Celui-ci venait de remplacer l’occupante précédente, une jolie jeune femme, et cela avait provoqué chez lui un profond mécontentement. Avant même de l’avoir vu, il l’imaginait – non il le savait – antipathique, vulgaire et mal rasé.

    Il faut dire qu’avec la femme d’en face il avait pris des habitudes. Pour mieux voir sans se faire remarquer, au lieu d’une pince à linge il avait taillé au ciseau dans le rideau deux petits trous pour ses yeux. Il était ainsi tout à fait invisible de l’extérieur, et installé confortablement il pouvait passer de longs moments à observer les allées et venues de sa voisine. Tout en se rendant bien compte qu’il endossait ainsi le costume peu reluisant de voyeur, cela ne le gênait pas outre mesure : si personne ne sait que vous accomplissez un acte que la morale réprouve, c’est comme si cet acte n’existait pas.

    Mais avec ce nouveau locataire, il n’allait certainement pas perdre son temps derrière deux trous de rideau pour observer un type bedonnant vêtu d’un marcel jaunâtre déambuler en se grattant l’entrejambe. Le rideau relevé lui permettrait simplement de jeter un coup d’œil de temps en temps, histoire d’avoir une idée de ses manies, ne serait-ce que pour trouver le moyen de le faire déguerpir au plus vite.

    Le jour de l’emménagement, il n’avait pas pu déterminer qui était son voisin parmi la noria de gros bras charriant des cartons et des meubles. Les jours suivants, personne ne se manifesta, l’appartement semblait vide, aucune lumière ne s’allumait le soir. Lucio finit par ne plus se poster devant sa fenêtre et se rabattit sur la télévision. Puis il dut s’absenter quelq000ues jours pour aller voir en province sa vieille mère atteinte du Covid, qui s’obstinait à ne pas vouloir quitter ce monde où pourtant elle ne servait plus à rien.

    A son retour, il put constater que le logement était enfin occupé, il y avait de la lumière et des silhouettes déambulaient derrière les carreaux. Son animosité n’était pas retombée, mais comme il mourait d’envie de vérifier ses intuitions, il extirpa sa paire de jumelles du tiroir, tira une chaise devant le rideau relevé, et se mit à observer ce qui se passait. Il y avait deux personnes, un homme et une femme, donc en principe un couple et pas juste un voisin, ce qui s’annonçait beaucoup plus intéressant que ce à quoi il pensait ; finalement, il allait peut-être gagner au change, sa précédente voisine était sans doute jolie, mais elle habitait seule et il ne se passait pas grand-chose.

    Le premier soir il ne vit rien et fut déçu. Il faut dire que de sa fenêtre il ne pouvait voir que l’entrée et la cuisine. Le couple dîna rapidement et alla se coucher après avoir tout éteint. Il put quand même constater que l’homme était jeune et pas du tout bedonnant, et la femme au moins aussi jolie que la précédente, bien que brune au lieu d’être blonde. Il préférait les blondes. Le lendemain, ils apparurent au petit déjeuner, dans la cuisine, et Lucio fut tout émoustillé de voir la fille en nuisette, qui buvait un bol de café en regardant par la fenêtre. Il se dépêcha d’aller éteindre son plafonnier, en se faisant la réflexion qu’une brune en nuisette c’était quand même mieux qu’une blonde en pyjama. Lorsqu’il revint devant son rideau, l’homme avait rejoint sa compagne et tous deux regardaient dehors. Il était torse nu, joli garçon, ce qui énerva Lucio qui n’était plus de première jeunesse. Puis ils désertèrent la cuisine et Lucio les vit réapparaître plus tard dans l’entrée, l’homme s’apprêtait à partir. Il embrassa très amoureusement la fille toujours aussi peu vêtue tout en lui caressant le dos sous la nuisette qui se releva notablement. Lucio avala de travers au point d’être pris d’une quinte de toux incoercible avant de revenir tout excité à son poste d’observation. Mais il eut beau y rester toute la matinée, il ne vit rien de plus et fut très déçu.

    Le soir venu, la scène commença de manière identique à la veille : le couple dînait dans la cuisine. Comme il faisait chaud, la fenêtre était ouverte et Lucio put mieux voir ce qui se passait. Et là, ce fut le summum : après avoir débarrassé les couverts, l’homme enlaça la fille et se mit à la déshabiller. Elle se laissait faire, et bientôt ils se mirent à faire l’amour sur la table en formica. Tout rouge, presque violacé, Lucio frisait l’apoplexie, mais pour mieux voir, oubliant toute précaution, il ouvrit carrément la fenêtre, jumelles vissées à ses yeux. Malheureusement la scène amoureuse se termina peu après, et Lucio, reprenant ses esprits, ferma la croisée aussi vite que possible, mais il eut l’impression que les deux jeunes gens l’avaient aperçu.

    Il ne put s’empêcher de reprendre son poste le lendemain matin, c’était trop tentant, comme une drogue. Il ne vit rien de particulier, à part peut-être quelques coups d’œil vers lui, mais il n‘en était pas sûr et de toute façon il n’aurait reculé pour rien au monde. Mais le soir, le couple fit sa réapparition dans la cuisine, et Lucio commençait déjà à baver derrière son rideau, quand l’homme et la femme, souriants, ouvrirent la fenêtre et regardèrent dans sa direction en lui faisant de grands signes, exhibant un carton sur lequel il put voir écrit :

    Le spectacle vous a plu ?

    On a besoin d’un photographe

    C’est au 3ème droite

    A tout de suite !

    Lucio fut ébahi et extrêmement choqué par ce comportement de dépravés. Flairant un piège et mort de honte de s’être fait surprendre aussi stupidement, il ne se montra pas et se garda bien de se rendre à cette invitation qu’il jugeait pour le moins immorale.

    Depuis lors, il a ôté la pince au rideau, il évite de regarder quoi que ce soit par la fenêtre, il vit dans la crainte de rencontrer le couple dans la rue et il rase les murs. Il envisage même de déménager. Pourtant, la scène qu’il avait vue lui taraude le crâne en permanence, il se demande ce qui se serait passé s’il avait franchi la porte du 3ème droite…car dès le lendemain la femme avait accroché elle aussi des rideaux, sans trous, à la fenêtre de sa cuisine, après avoir laissé bien en évidence un nouveau carton où cette fois figurait la mention suivante :

    Tant pis pour vous !

     --0--

     Où est la morale, la vraie, dans tout ça ? On pourrait juste conclure de cette histoire que les choses vraiment intéressantes, en fait, sont rarement morales…

    19 octobre 2022


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