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Derrière le rideau
En coinçant le rideau de la fenêtre avec une pince à linge, Lucio pouvait observer le nouveau voisin à son aise. Celui-ci venait de remplacer l’occupante précédente, une jolie jeune femme, et cela avait provoqué chez lui un profond mécontentement. Avant même de l’avoir vu, il l’imaginait – non il le savait – antipathique, vulgaire et mal rasé.
Il faut dire qu’avec la femme d’en face il avait pris des habitudes. Pour mieux voir sans se faire remarquer, au lieu d’une pince à linge il avait taillé au ciseau dans le rideau deux petits trous pour ses yeux. Il était ainsi tout à fait invisible de l’extérieur, et installé confortablement il pouvait passer de longs moments à observer les allées et venues de sa voisine. Tout en se rendant bien compte qu’il endossait ainsi le costume peu reluisant de voyeur, cela ne le gênait pas outre mesure : si personne ne sait que vous accomplissez un acte que la morale réprouve, c’est comme si cet acte n’existait pas.
Mais avec ce nouveau locataire, il n’allait certainement pas perdre son temps derrière deux trous de rideau pour observer un type bedonnant vêtu d’un marcel jaunâtre déambuler en se grattant l’entrejambe. Le rideau relevé lui permettrait simplement de jeter un coup d’œil de temps en temps, histoire d’avoir une idée de ses manies, ne serait-ce que pour trouver le moyen de le faire déguerpir au plus vite.
Le jour de l’emménagement, il n’avait pas pu déterminer qui était son voisin parmi la noria de gros bras charriant des cartons et des meubles. Les jours suivants, personne ne se manifesta, l’appartement semblait vide, aucune lumière ne s’allumait le soir. Lucio finit par ne plus se poster devant sa fenêtre et se rabattit sur la télévision. Puis il dut s’absenter quelq000ues jours pour aller voir en province sa vieille mère atteinte du Covid, qui s’obstinait à ne pas vouloir quitter ce monde où pourtant elle ne servait plus à rien.
A son retour, il put constater que le logement était enfin occupé, il y avait de la lumière et des silhouettes déambulaient derrière les carreaux. Son animosité n’était pas retombée, mais comme il mourait d’envie de vérifier ses intuitions, il extirpa sa paire de jumelles du tiroir, tira une chaise devant le rideau relevé, et se mit à observer ce qui se passait. Il y avait deux personnes, un homme et une femme, donc en principe un couple et pas juste un voisin, ce qui s’annonçait beaucoup plus intéressant que ce à quoi il pensait ; finalement, il allait peut-être gagner au change, sa précédente voisine était sans doute jolie, mais elle habitait seule et il ne se passait pas grand-chose.
Le premier soir il ne vit rien et fut déçu. Il faut dire que de sa fenêtre il ne pouvait voir que l’entrée et la cuisine. Le couple dîna rapidement et alla se coucher après avoir tout éteint. Il put quand même constater que l’homme était jeune et pas du tout bedonnant, et la femme au moins aussi jolie que la précédente, bien que brune au lieu d’être blonde. Il préférait les blondes. Le lendemain, ils apparurent au petit déjeuner, dans la cuisine, et Lucio fut tout émoustillé de voir la fille en nuisette, qui buvait un bol de café en regardant par la fenêtre. Il se dépêcha d’aller éteindre son plafonnier, en se faisant la réflexion qu’une brune en nuisette c’était quand même mieux qu’une blonde en pyjama. Lorsqu’il revint devant son rideau, l’homme avait rejoint sa compagne et tous deux regardaient dehors. Il était torse nu, joli garçon, ce qui énerva Lucio qui n’était plus de première jeunesse. Puis ils désertèrent la cuisine et Lucio les vit réapparaître plus tard dans l’entrée, l’homme s’apprêtait à partir. Il embrassa très amoureusement la fille toujours aussi peu vêtue tout en lui caressant le dos sous la nuisette qui se releva notablement. Lucio avala de travers au point d’être pris d’une quinte de toux incoercible avant de revenir tout excité à son poste d’observation. Mais il eut beau y rester toute la matinée, il ne vit rien de plus et fut très déçu.
Le soir venu, la scène commença de manière identique à la veille : le couple dînait dans la cuisine. Comme il faisait chaud, la fenêtre était ouverte et Lucio put mieux voir ce qui se passait. Et là, ce fut le summum : après avoir débarrassé les couverts, l’homme enlaça la fille et se mit à la déshabiller. Elle se laissait faire, et bientôt ils se mirent à faire l’amour sur la table en formica. Tout rouge, presque violacé, Lucio frisait l’apoplexie, mais pour mieux voir, oubliant toute précaution, il ouvrit carrément la fenêtre, jumelles vissées à ses yeux. Malheureusement la scène amoureuse se termina peu après, et Lucio, reprenant ses esprits, ferma la croisée aussi vite que possible, mais il eut l’impression que les deux jeunes gens l’avaient aperçu.
Il ne put s’empêcher de reprendre son poste le lendemain matin, c’était trop tentant, comme une drogue. Il ne vit rien de particulier, à part peut-être quelques coups d’œil vers lui, mais il n‘en était pas sûr et de toute façon il n’aurait reculé pour rien au monde. Mais le soir, le couple fit sa réapparition dans la cuisine, et Lucio commençait déjà à baver derrière son rideau, quand l’homme et la femme, souriants, ouvrirent la fenêtre et regardèrent dans sa direction en lui faisant de grands signes, exhibant un carton sur lequel il put voir écrit :
Le spectacle vous a plu ?
On a besoin d’un photographe
C’est au 3ème droite
A tout de suite !
Lucio fut ébahi et extrêmement choqué par ce comportement de dépravés. Flairant un piège et mort de honte de s’être fait surprendre aussi stupidement, il ne se montra pas et se garda bien de se rendre à cette invitation qu’il jugeait pour le moins immorale.
Depuis lors, il a ôté la pince au rideau, il évite de regarder quoi que ce soit par la fenêtre, il vit dans la crainte de rencontrer le couple dans la rue et il rase les murs. Il envisage même de déménager. Pourtant, la scène qu’il avait vue lui taraude le crâne en permanence, il se demande ce qui se serait passé s’il avait franchi la porte du 3ème droite…car dès le lendemain la femme avait accroché elle aussi des rideaux, sans trous, à la fenêtre de sa cuisine, après avoir laissé bien en évidence un nouveau carton où cette fois figurait la mention suivante :
Tant pis pour vous !
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Où est la morale, la vraie, dans tout ça ? On pourrait juste conclure de cette histoire que les choses vraiment intéressantes, en fait, sont rarement morales…
19 octobre 2022
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