• La Bretagne à Paris

    Il était six heures du soir, mon verre était aux trois-quarts vide, la nuit tombait. Je venais de quitter la prison de Fleury Mérogis où je m’étais entretenu une heure durant avec mon client, afin de décider avec lui de la ligne de défense à suivre pour minimiser sa condamnation. Car il y aurait condamnation, quoi qu’on puisse faire, c’était là chose certaine compte tenu des faits commis et des preuves apportées par les enquêteurs.

    J’avais besoin de réfléchir après cette entrevue, et pour cela il me fallait un verre et un endroit calme. Le Beaulieu, petit bar sur la place du 8 mai 1945 où j’avais garé ma voiture, faisait parfaitement l’affaire, il n’y avait que deux clients qui parlaient à voix basse. Je pouvais donc sans être dérangé passer en revue tous les points de ce dossier, assez classique au demeurant, mais où quelque chose me gênait sans que je puisse clairement dire ce que c’était.

    Le rapport de police indiquait que Katel Le Guen, 32 ans, qui squattait dans une maison de Grigny la Grande Borne, avait agressé violemment une jeune femme qui montait dans sa voiture sur un parking proche de ce squat. Des passants, accourus avant qu’il puisse s’enfuir, avaient appelé la police qui avait arrêté l’individu. D’après les témoins, il essayait certainement de s’emparer du sac à main de la femme. Celle-ci n’avait rien dit et n’avait même pas porté plainte, préférant s’éloigner au plus vite « pour oublier cette histoire dont elle ne voulait plus entendre parler ». Elle paraissait pourtant choquée et elle pleurait en quittant le commissariat. Le coupable serait jugé dans quelques jours selon la procédure des flagrants délits, et on m’avait commis d’office pour le défendre.

    Plusieurs choses me posaient problème dans cette affaire somme toute banale. La première, c’était l’attitude de Le Guen lors de notre récente entrevue. Il voulait absolument plaider coupable de tentative de vol, arguant qu’il écoperait ainsi d’une peine minime, alors qu’au travers des questions que je lui avais posées il apparaissait : qu’il ne savait même pas si la jeune femme possédait un sac ; qu’il devait la connaître puisqu’il avait dans la conversation laissé échapper son prénom, Souazic ; qu’il était impossible même pour un squatteur drogué – ce qu’il n’était pas - d’avoir agi de manière consciente aussi stupidement dans un lieu fréquenté. La seconde, c’était cette fois l’attitude de Souazic, son quasi silence, son refus de se défendre, ne serait-ce qu’au travers d’une main courante, son envie de s’enfuir et ses pleurs. Pour moi, il y avait autre chose.

    Enfin, et c’était le point le plus important, Le Guen m’avait donné une lettre à remettre à Souazic au plus vite, soi-disant pour s’excuser et la remercier de sa mansuétude, ce que je ne croyais pas un seul instant. Il me fallait en avoir le cœur net. Elle habitait à quelques kilomètres, à Evry, il ne me fallut que dix minutes pour me retrouver à sonner à sa porte. Bien que sur la défensive, elle ne fit pas de difficultés pour me laisser entrer après que je me sois présenté. Elle prit la lettre, l’ouvrit, la lut, puis d’un mouvement rageur la jeta sur la table basse de son salon, les yeux pleins de larmes.

    Je la laissai se calmer, puis lui expliquai comment allait se dérouler l’audience et le peu de risques que courait son agresseur ; je lui exprimai aussi mes doutes sur les raisons de son agression, et lui demandai si elle le connaissait. Elle hésita un instant, puis me dit :

    -- Vous avez raison, je le connais. Nous sommes originaires du même village breton, nous étions en classe ensemble. Plus tard nous nous sommes mis en couple. Il y a quelques mois, après avoir été licenciés, nous avons déménagé à Paris pour trouver du travail. Et là ça a mal tourné. Moi, j’ai été embauchée assez vite dans une usine de fabrication d’emballages à Vitry, mais lui s’est mis à avoir de mauvaises fréquentations et à passer son temps dans les bistrots. Comme c’est moi qui payais le loyer du deux pièces qu’on occupait, je l’ai menacé plusieurs fois de le mettre à la porte, ce que j’ai fini par faire le mois dernier. En rentrant le soir, ses affaires étaient sur le palier et après avoir fait un esclandre il a fini par s’en aller.

    Vous savez, j’ai toujours des sentiments pour lui, mais le connaissant, il était clair qu’il lui fallait un bon coup de pied au derrière pour l’aider à sortir de ce marasme, à se prendre en mains. Mais ça n’a pas marché comme je le pensais. Hier, en arrivant sur le parking, je l’ai vu qui m’attendait. Il était très énervé et m’a demandé de l’argent. Pour ne pas faire d’histoires, je lui ai donné vingt euros, il m’a regardé avec une lueur de meurtre dans les yeux, m’a dit que ce n’était pas l’aumône qu’il voulait, et il m’a arraché mon portefeuille des mains. J’ai voulu le lui reprendre, c’est alors qu’il s’est mis à me frapper et que des gens sont intervenus. Vous connaissez la suite. Sauf que dans cette lettre, il est plutôt dans le registre pleurnichard que je déteste.

    Après cette confession, je comprenais mieux la fuite de cette jeune femme qui ne voulait pas accroître les ennuis de son ex-compagnon. J’avais de quoi avancer pour la défense de ce « pauvre » Le Guen et j’irai le revoir le lendemain pour discuter avec lui sérieusement.

    Avant de partir je lui indiquai que si elle voulait lui rendre visite avant sa comparution, il fallait demander à l’entrée de la prison la référence officielle :

    LE GUEN Katel – 445721 – Fleury-Mérogis

    le 30 août 2016

    23 novembre 2022


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