• Dans un train de banlieue

    Il était 23h58 quand l’avant-dernier train pour Dreux a démarré de la gare Montparnasse. Je sortais d’un repas bien arrosé dans un restaurant proche. J’étais venu passer un bon moment avec d’anciens camarades d’école que je n’avais pas revus depuis plusieurs années, malgré une jambe dans le plâtre - une mauvaise chute dans mon jardin – qui me forçait à me déplacer avec des béquilles. Marcel, mon meilleur copain, avait tenu à m’accompagner sur le quai et m’avait aidé à monter dans le dernier wagon, à l’étage inférieur où se trouvaient déjà un jeune homme, à deux banquettes devant moi, et une femme de l’autre côté de l’allée. A cette heure tardive, il était normal qu’il n’y ait presque personne.

    Au moment où le train s’ébranlait, juste avant la fermeture des portes, trois individus arrivèrent en courant, grimpèrent in extremis et s’écroulèrent en soufflant non loin du jeune homme. Vautrés sur les sièges, ils se mirent à parler bruyamment, s’esclaffant à tout bout de champ. Blue-jean bleus et blouson de skaï, ils portaient tous trois l’uniforme des jeunes de banlieue, attesté s’il en était besoin par des coupes de cheveux à la Marlon Brando prolongées par des pattes arrivant au milieu des joues. Deux d’entre eux se contentaient de faire du bruit, mais le troisième, petit et malingre, semblait dans un état d’ébriété avancé confirmé par la présence d’une flasque de whisky qu’il suçotait régulièrement tout en rotant.

    Quand ils eurent repris leur souffle et épuisé leur contingent de phrases égrillardes, ils allumèrent des cigarettes et commencèrent à s’intéresser aux occupants du compartiment. Pour ma part, j’étais décidé à faire comme s’ils n’existaient pas, ne pas réagir aux remarques qui commençaient à fuser sur mon plâtre et ses conséquences sur ma vie sexuelle. Au pire, après quelque temps, j’aurais changé de wagon pour être tranquille. C’est d’ailleurs ce que fit la femme, lorsque les plaisanteries grivoises se mirent à la cibler. Quant au jeune homme, il avait visiblement pris le même parti que moi, mais il eut le tort de les apostropher lorsqu’ils se mirent à fumer.

    -- Excusez-moi, dit-il, mais je suis asthmatique et je ne supporte pas la fumée. Pouvez-vous éteindre vos cigarettes s’il vous plaît ?

    Il eut le tort d’ajouter :

    -- De plus, vous savez très bien que fumer dans les trains est interdit.

    Que n’avait-il pas dit là ! Les deux qui n’étaient pas encore complètement saouls se mirent à l’insulter copieusement, le traitant de mauviette, de pédé et j’en passe, ajoutant que de toute façon ils feraient ce qu’ils voulaient, rien à faire des interdictions et que ce n’est pas un asthmatique qui ferait la loi, et que d’ailleurs l’asthme c’est du bidon, etc etc.

    Quant au malingre, il ne dit rien, mais son regard était parlant, noir et meurtrier. Quand les autres eurent terminé leur litanie d’insultes, il se leva et alla s’asseoir en face du jeune homme. Sa diction était pâteuse, mais j’entendis néanmoins ses paroles :

    -- Tu n’as pas à nous dire ce qu’on a le droit de faire ou pas. Alors, tu vas répéter après moi : vous avez le droit de fumer autant que vous voulez, ça me fait plaisir, j’aime les gens qui fument, c’est des vrais hommes. Après tu auras le droit de foutre le camp dans une autre voiture. Alors vas-y, répète !

    L’autre, qui apparemment n’était pas une mauviette, lui répondit :

    -- Tu peux toujours aller te faire foutre ! Ce n’est pas une demi-portion comme toi qui vas me dicter ma conduite ni me dire où je dois m’asseoir.

    Sur quoi il se leva, dominant d’une bonne tête le gringalet qui devint blanc de rage. Ses copains ne bougèrent pas. Alors il fouilla dans sa poche et en tira un couteau à cran d’arrêt qu’il ouvrit et brandit sous le nez de son adversaire.

    -- La demi-portion, dit-il en hurlant, a toujours un copain dans sa poche qui ne le quitte jamais. Alors tu fais ce que je te dis ou bien tu vas passer un mauvais quart d’heure, c’est pas moi qui te le dis, c’est mon copain d’acier, il meurt d’envie de te piquer !

    A ce moment je voulus intervenir, on ne pouvait pas laisser les choses empirer. Je me levai, brandissant ma béquille, forçant ma voix :

    -- Arrêtez tous les deux, cela va trop loin et c’est stupide ! Je vais appeler la police si vous ne cessez pas !

    Mais à cause de mon plâtre je perdis l’équilibre et m’affalai sur le dossier du siège d’en face et je chus lourdement à terre. Le jeune homme profita alors de la diversion pour frapper le bras qui tenait le couteau, mais le coup ne fut pas assez fort et le gringalet hors de lui balaya le torse de son adversaire, déchirant son veston et lacérant la poitrine d’où jaillit le sang. Le jeune homme en réflexe lui asséna un maître coup de poing au visage. L’autre, aveuglé et beuglant des insultes détendit plusieurs fois son bras, touchant son adversaire par deux fois au thorax.  Celui-ci s’effondra alors sur sa banquette, se tenant la poitrine en haletant ;

    On arrivait alors en gare de Versailles. Après un bref instant de sidération, le trio prit ses jambes à son cou vers l’avant du train et descendit sur le quai dès qu’il le put. Pour ma part, je tirai le signal d’alarme pour immobiliser le train et l’empêcher de repartir, puis je sortis mon téléphone et appelai le 18 avant d’aller porter secours au blessé.

    Heureusement, ses blessures n’étaient pas trop graves et il s’en tira avec quelques semaines d’arrêt de travail. Les agresseurs furent arrêtés le mois suivant.

    28 octobre 2022


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