• Où suis-je ?

    Quand j'habitais au Maroc à la fin des années quarante, j'ai fait plusieurs séjours de courte durée chez ma marraine à Casablanca où son mari était le gérant de docks-silos près du port. Je n'avais pas encore dix ans et je dormais dans une chambre de fortune aménagée près du bureau, dans un lit spartiate, un sommier garni d'un matelas et d'un embryon de literie. Le matin, je me réveillais alors que le soleil avait déjà fait son apparition, et des rayons passaient au travers des stores ajourés. Je restais longtemps dans mon lit avant de me lever, à regarder les ombres jouer sur le plafond et prendre toutes sortes de formes. Un matin, je me suis réveillé en sursaut, et je suis resté un très long moment à ne plus savoir où j'étais. J'ai regardé autour de moi, l'esprit bloqué, ne reconnaissant pas ce qui m'entourait. Cela m'a fait peur, je me souviens du soulagement éprouvé lorsque enfin la mémoire m'est revenue.

    Nuit de noces

    Non, ceci n'est pas le récit érotique d'une nuit tumultueuse d'autant plus passionnée qu'elle aurait été attendue avec une impatience exacerbée. Ce serait plutôt le contraire. En fait, ce fut presque le contraire...

    Nous avions passé tellement de temps à préparer la soirée dansante devant suivre la cérémonie du mariage, que lorsqu'il fut minuit, nous nous esquivâmes, ma femme toute neuve et moi, laissant la famille et les amis poursuivre la sauterie pour laquelle ils n'avaient plus besoin de nous pour s'amuser.

    Nos parents, voulant bien faire, nous avaient loué une chambre pour une nuit dans un cadre sublime, celui du Pavillon Henri IV à Saint Germain en Laye. Arrivés en voiture tard dans la nuit, nous tombions de sommeil. Aussi, dès que nous fûmes arrivés dans la chambre, une chambre immense, nous nous écroulâmes sur le lit, mais un lit comme je n'en avais jamais vu, qui faisait plus de deux mètres de large ! C'était vaste, très vaste, tellement vaste que toute la nuit nous nous sommes cherchés d'un bout à l'autre, nous retrouvant par hasard de temps en temps au même emplacement, après des explorations à tâtons dans un demi-sommeil. Cela nous changeait de mon lit de célibataire de 90 cm dans lequel nous ne pouvions pas – et généralement nous ne cherchions pas – à être côte à côte. Nous avons donc très mal dormi malgré la fatigue occasionnée par les événements de ce jour unique.

    Au réveil, ce fut autre chose, il fallait tout de même honorer cette couche fabuleuse. Nous n'avons donc pas beaucoup profité du cadre extérieur sublime noté quatre étoiles rouges sur le guide Michelin, dont il ne reste rien dans nos mémoires, en dehors de ce lit extraordinaire où nous avons si mal dormi...

    Dormir en mer

    Sur les navires de la Marine, la place est comptée, surtout sur les sous-marins, mais le temps passant, le confort est arrivé. Façon de parler, tout est question d'appréciation personnelle... A la fin des années soixante, on y pratiquait encore la couchette chaude pour l'équipage et les jeunes officiers : celui qui prenait le quart laissait sa place à celui qui le quittait, avec en prime les odeurs sui generis et les photos de pin-up du titulaire. Au début d'un exercice devant durer une ou deux semaines, cela allait, mais après quelques jours ou plutôt quelques nuits, on baignait dans une bonne chaleur humaine odorante, puisqu'à bord la réserve d'eau douce ne servait qu'à la cuisine et à se laver les mains.

    Puis, sur les sous-marins de type Aréthuse, les plus petits que la France ait jamais construits (400 tonnes de déplacement), le plus jeune officier avait sa couchette, comme les plus gradés, mais c'était la banquette du carré des officiers. Il devait donc attendre que tous les autres dégagent dans le « wagon » (compartiment doté de quatre bannettes) pour pouvoir se reposer en position horizontale, et quand certains soirs sans exercice une partie de cartes était entamée, elle ne finissait pas forcément avant la prise de quart à minuit.

    Parfois, un ou plusieurs hommes embarquaient en surnombre ; on leur tendait un hamac dans la coursive menant au poste « torpilles » ; il fallait se courber très bas pour passer.

    Enfin, après l'arrivée des gros nucléaires dans les années 70, chacun a eu sa couchette, l'équipage dans des postes de 4 à 12 personnes, les officiers dans des chambres individuelles, des réduits de 2 mètres sur 1,5 m où, à part le lit, se trouvait un bureau minuscule pour écrire et ranger les dossiers, une petite armoire pour les vêtements essentiels, et une planche à dessin rabattable au dessus de la couchette pour étudier plans et documents, le cas échéant. Mais le plus important, c'est qu'il y avait de l'eau douce à volonté, et des douches...Ce qui était autrefois du superflu inutile s'était transformé en confort ordinaire.

    La nuit face au ciel

    Un soir d'été, à la campagne, nous avons décidé, ma fille et moi, d'aller dormir à la belle étoile, dans les champs alentour. Tout le monde a trouvé cela ridicule, mais nous l'avons fait quand même. Munis d'une couverture et d'un coussin, nous nous sommes allongés dans les sillons, et nous avons regardé le ciel. Je lui montrais les étoiles et les constellations, et leurs noms sonnaient dans ma bouche comme des poèmes : Aldébaran, Bételgeuse, Rigel, Deneb, Sirius, Persée, Cassiopée, Orion, les Pléiades...Ensuite, nous sommes allés nous étendre sur les balles de paille empilées un peu plus loin, moins inconfortables. Nous avons mal dormi, mais nous étions bien.

    Au matin, nous avons regardé le soleil se lever, assis l'un à côté de l'autre, sans rien dire.

    Il y a ainsi de doux souvenirs du passé, des moments uniques que nous aimerions bien revivre, mais qui n'auraient certainement plus le même goût...

     


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  • On ne connaît bien les gens que si on peut les observer sans qu'ils le sachent. Mais c'est difficile...Ou vous cacheriez-vous pour regarder votre patron, quand il est seul dans son bureau ? Ou dans sa maison, quand il rentre chez lui rejoindre sa famille, sa femme, ses enfants ? Et comment trouver les mystères qu'il dissimule, car il y en a certainement, comme chez tout être humain qui aime donner l'image de ce qu'il n'est pas, croyant ainsi se valoriser. Et cela est vrai pour tous ceux que vous croisez, avec qui vous vivez, vous travaillez, vous vous amusez. Evaluer l'être et le paraître de chaque individu, si j'étais invisible, ce serait si facile, je pourrais vraiment savoir qui est la personne qui se cache derrière chaque apparence ! Mais cela en vaut-il la peine ? Serait-ce bénéfique ou destructeur ?

    Si je vous pose toutes ces questions, c'est que justement je suis devenu invisible la semaine dernière, un court moment, aussi invraisemblable que cela puisse paraître. Ne me demandez pas pourquoi, je n'en sais rien, mais c'est vraiment arrivé, je vous le jure. Voilà ce qui s'est passé, je vais tout vous dire.

    Je suis sorti du bureau de mon patron vers 18 heures. Il m'avait convoqué à cette heure là pour me passer un savon, sachant qu'il n'y aurait plus personne et qu'il pourrait alors, comme il le fait souvent avec moi, laisser sa voix monter et se déchaîner dans un registre sépulcral à en faire trembler les murs. Car je suis sa tête de turc, il n'a rien à me reprocher de plus que les autres, mais il adore me voir me décomposer comme une huître au soleil, moi qui suis une personne hypersensible. J'ai couru en titubant vers mon bureau, la rage au cœur, les reparties non dites encombrant ma bouche, et je me suis assis quelques instants pour remettre mes idées en place avant de regagner mes pénates. C'est là que ça s'est produit. Je me suis senti devenir tout drôle, je ne sais comment exprimer cela, plus léger d'un coup, plus aérien, comme une baudruche gonflée à l'hélium.

    Je me suis levé et me suis retrouvé dans le couloir, mon manteau sur le bras, marchant en direction de l'ascenseur. Au moment où je passais devant la porte du directeur, celle-ci s'ouvrit et il en sortit. Je m'arrêtai brutalement pour ne pas le heurter, mais il fit comme s'il ne me voyait pas. Je bredouillai une excuse que je regrettai aussitôt, mais de la même façon il fit comme s'il ne m'entendait pas et entra dans les toilettes. Révolté par tant de mépris, je décidai de l'attendre pour lui dire enfin ses quatre vérités. Tout en guettant la fin de sa miction, je préparai dans ma tête les paroles définitives que je lui assènerai. Il sortit, les mains dégoulinantes, et passa à nouveau devant moi en m'ignorant, un sourire presque angélique sur les lèvres, le regard au loin. C'en était trop. Je tendis le bras pour l'arrêter d'une poigne vigoureuse, et je faillis tomber en avant, ma main passant au travers de son bras sans aucune réaction due au choc attendu ! Il entra dans son bureau et referma la porte. J'en suis resté bouche bée, ahuri, me demandant ce qui était arrivé. Je me tâtai bras et jambes, mais tout était bien là, biceps de body-builder, mollets poilus et joues rêches.

    Je restai ainsi un bon moment, hébété, me tâtant encore partout, l'esprit en fusion. Je dus admettre la conclusion qui s'imposait : pour moi, j'étais fait de chair et d'os bien réels, par contre pour mon patron et sans doute pour les autres, j'étais invisible et sans consistance. Je décidai de faire une expérience en touchant le mur : mes doigts s'y enfoncèrent comme si le mur n'existait pas. Par contre, je ne comprenais pas pourquoi mes pieds reposaient toujours fermement sur le sol, mais je ne m'attardai pas sur ce détail après tout secondaire. Il me vint une idée : puisque ma main pouvait s'enfoncer dans la cloison, pourquoi ne pas essayer d'entrer dans le bureau du boss en traversant la porte, à l'image du passe-murailles de Marcel Aymé ?

    Aussitôt pensé, aussitôt fait, tout se déroula sans encombre, en un clin d'oeil. J'étais maintenant à l'intérieur, les pieds sur la moquette épaisse, à deux mètres du premier fauteuil. J'observai quelques instants la silhouette épaisse de mon tortionnaire penchée sur une feuille devant lui, et pour mieux le contempler pour la première fois longuement, je décidai de m'asseoir dans le fauteuil où je me laissai choir sans précaution. Je n'aurais pas dû. Le fauteuil aussi était transparent pour mon corps, et je chutai douloureusement sur le coccyx, laissant échapper mon manteau en même temps qu'une bordée de jurons suivie de gémissements de douleur. Mon patron n'avait rien entendu ni vu, j'étais bien invisible, et nom d'une pipe j'allais en profiter pour me venger.

    Mais comment ? Je ne pouvais rien faire impliquant des objets, puisque j'étais immatériel. Par exemple, j'avais pensé griffonner des bêtises sur son agenda, ôter une roulette de son fauteuil, mélanger ses dossiers, fouiller dans ses tiroirs voir ce qu'il y avait, y trouver des choses compromettantes et les envoyer aux journaux...Bref, les idées malfaisantes envahissaient ma pensée, mais en pure perte. Je fis alors la seule chose que je pouvais faire, regarder par dessus son épaule ce qu'il écrivait.

    Et là je fus surpris, vraiment surpris : il écrivait une lettre, ce qui n'avait rien de curieux en soi, mais une lettre ….d'amour ! Jamais je n'aurais pu penser que cet ignoble individu puisse avoir de la sensibilité, étant donné la manière dont il traitait les gens autour de lui, hommes et femmes sans distinction. Ça commençait comme ça : « Mon petit bouton d'or tu me manques terriblement.... » mais cela s'arrêta là, il venait de tourner la page, et je ne pus que lire au vol la fin de la phrase en cours. Je vous passe les détails graveleux qui suivaient, où il était question de « désir impérieux », de « poitrine arrogante » de « corps de rêve » et autres clichés dignes de la collection Harlequin. Cela ressemblait plus à la prose d'un vieux cochon qu'à une lettre d'amour...En fin de compte, il n'y avait pas beaucoup de sentiments ni de sensibilité dans cet individu.

    Je pensai tout à coup à ma présence dans ce bureau et à mon état d'homme invisible qui ne m'avait guère préoccupé jusqu'à présent. Ce qui était arrivé par hasard pouvait aussi disparaître sans crier gare. Que ferais-je si je redevenais tangible juste derrière mon boss ? C'était la porte assurée, la faute grave, le licenciement sans indemnités. Je me dépêchai donc de traverser à nouveau la porte pour me retrouver dans le couloir. Que faire maintenant ? Je commençais à avoir soif, mais dans mon état d'ectoplasme, pas question d'ingérer quoi que ce soit. La peur m'envahissait. Allais-je mourir de faim et de soif ? Ces pensées prenaient maintenant toute la place dans mon cerveau agité, et mes idées saugrenues de vengeance sur mon chef se trouvaient reléguées au second plan. Je me dirigeai vers mon bureau pour réfléchir, et sans penser à rien je tirai mon fauteuil pour m'y asseoir. Il me fallut quelques secondes pour me rendre compte de ce qui venait de se passer : le siège était dur sous mes fesses et mes bras s'appuyaient sur les accoudoirs ! Je tâtai partout la matérialité revenue des choses autour de moi, et poussai un soupir de soulagement.

    Après réflexion, l'hypothèse qui me sembla la plus vraisemblable était que je m'étais assoupi sur ma chaise et que j'avais rêvé tout ce qui s'était passé. Pourtant, le réalisme de ce rêve était tel que je me mis à imaginer comment je pourrais vérifier ce qui était arrivé. Peu de possibilités, une seule à vrai dire : trouver la lettre écrite par mon boss. Tâche quasi impossible...

    À ce moment, le boss en question fit irruption dans la pièce. Il me jeta au visage mon pardessus en disant d'un ton excédé :

    « Mon bureau n'est pas un vestiaire dont je serais le préposé ! Je ne sais pas comment cet oripeau a atterri chez moi, mais c'est la dernière fois que je vous le dis ! »

    Paralysé de stupeur, contemplant le manteau oublié, j'en suis resté tout ébaubi.

     


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  • Claire claque la porte et tourne les clés. Elle habite un appartement muni d'une porte blindée équipée d'une serrure de sécurité cinq points, d'un verrou supplémentaire intérieur et d'un entrebâilleur. Elle pense être ainsi à l'abri de toute intrusion, car elle a peur, une peur viscérale depuis qu'un jour, alors qu'elle était absente, elle a retrouvé sa porte de bois éventrée et ses affaires dans un désordre indescriptible. « Et si j'avais été là ? » a t-elle pensé immédiatement, dans un frisson de terreur.

    Depuis cet incident qui l'a marquée, elle ne se sent en sécurité nulle part. Dans le supermarché où elle travaille, elle prend bien soin d'aller se changer dans le vestiaire quand elle est sûre que s'y trouvent plusieurs autres femmes. Quand elle a fini son travail, elle rentre chez elle le plus vite possible. Dans le métro, elle souffle un peu, car avec le monde qui s'y presse, elle ne craint rien, enfin rien de plus grave qu'un homme un peu trop proche qu'elle s'empresse de fusiller du regard. Finalement, c'est chez elle que c'est le plus angoissant, malgré la porte blindée, car c'est là qu'elle est vraiment seule.

    En rentrant ce soir, elle a regardé au moins dix fois derrière elle si personne ne la suivait entre la bouche de métro et la porte de son immeuble. Dans le hall, elle a ouvert sa boîte aux lettres en attendant l'ascenseur, tout en trépignant car il était au sixième étage et tardait à venir. Chaque soir, sa plus grande crainte est que la porte s'ouvre sur un seul occupant, et là, Dieu seul sait ce qui pourrait se passer. Dans la cabine, elle a été soudain saisie d'une bouffée d'angoisse, en pensant que peut-être quelqu'un l'attend sur le palier de son étage, celui ou ceux qui s'étaient déjà introduits chez elle ?

    La porte de l'ascenseur s'ouvre. Le palier était désert, et l'éclairage s'allume lorsqu'elle sort. Vite elle fouille dans son sac pour en extirper ses clés, mais ne les trouve point. Prise de panique, elle vide toutes les poches les unes après les autres, mais rien à faire, les clés n'y sont pas. Dans sa précipitation, son sac tombe à terre et son contenu hétéroclite se répand à ses pieds. À ce moment, elle entend l'ascenseur se mettre en marche : quelqu'un monte. Elle remet la plupart des objets à l'intérieur du sac, oubliant dans sa panique tube de rouge à lèvres et bombe lacrymogène, et ouvre la porte de l'escalier de secours. L'ascenseur s'arrête, un jeune homme en sort, qui jette des regards autour de lui. Voyant la porte du palier se refermer doucement, il l'ouvre et aperçoit Claire qui prend le premier virage en courant.

    - Mademoiselle ! Attendez ! crie-t-il

    Cet appel ne fait qu'augmenter l’affolement de Claire, qui se met à enjamber les marches deux par deux. Bien sûr sa course se termine peu après contre le mur sur lequel elle s'assomme.

    Quand elle reprit ses esprits, le jeune homme était penché sur elle et la secouait doucement tout en soulevant délicatement la mèche de cheveux qui cachait une entaille au front d'où le sang commençait à couler. Elle le repoussa vigoureusement en criant « Laissez-moi ! Ne me touchez pas ! Au secours ! Au secours. »

    - Calmez-vous, lui dit-il en levant les bras, paumes ouvertes. Je ne vous veux aucun mal. Vous avez pris un sacré choc, vous savez.

    - Pourquoi me suivez-vous ? rétorqua t-elle, sur la défensive. Qu'est-ce que vous me voulez ? Je ne vous connais pas. Allez-vous en ! Allez-vous en !

    Elle voulut se lever pour s'enfuir, mais tout tournait autour d'elle, elle s'agrippa à la manche du jeune homme pour ne pas retomber.

    - Là, vous voyez, je ne suis pas méchant, vous avez juste besoin de reprendre vos esprits et de vous soigner. Vous allez rentrer chez vous. Je vais vous aider si vous voulez.

    Tout en disant cela, il sortit de sa poche un trousseau de clés.

    - Ce sont les vôtres. Je les ai trouvées sur votre boîte aux lettres où vous les avez oubliées. Je montais pour vous les rapporter, et je vous ai fait peur, pardonnez-moi.

    Bouche bée, elle le regarda, indécise, se trouvant soudain stupide. Ce type lui racontait-il des bobards, ne cherchait-il pas plutôt à pénétrer dans son appartement pour être seul avec elle, et ensuite...Cette idée à peine évoquée la fit frémir, et par réflexe elle tâtonna dans son sac pour y chercher sa bombe, mais elle ne la trouva pas. Elle n'allait quand même pas accorder sa confiance à quelqu'un qu'elle ne connaissait pas. Pourtant, il semblait sincère, et de plus elle le trouvait maintenant plutôt mignon. Elle répondit, d'un ton plus sec qu'elle ne l'aurait voulu :

    - Je vous remercie pour les clés. Je suis étourdie et j'ai eu peur. Mais ne vous en faites pas, je peux me soigner seule, ce n'est rien.

    - Comme vous voulez, répondit-il. Mais si vous avez besoin de moi, j'habite au rez de chaussée, n'hésitez pas.

    Il se redressa, lui fit un petit signe de la main en souriant et prit l'escalier pour descendre.

    Elle remonta sur son palier, ramassa son rouge à lèvres et sa bombe avant de retrouver son appartement avec plaisir. Elle se passa un peu d'alcool sur son entaille au front qui se transformait maintenant en petite bosse. Curieusement, pour la première fois depuis longtemps, elle se sentait plus sereine en s'enfermant chez elle. Les gens ne sont pas tous des voleurs ou des violeurs, se dit-elle. Ce garçon m'a aidée sans arrière pensée.

    Mais ses pensées à elle divaguaient. Elle se surprit à chercher un stratagème pour le revoir, en tout bien tout honneur, bien sûr...

     


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  • Voilà deux semaines que je ne suis pas sorti de chez moi, à traîner en pyjama du canapé au fauteuil, des toilettes à la cuisine, de la télé sans le son à la radio à fond. Les tables sont jonchées de débris de nourriture et d'assiettes sales pleines de mégots, le tapis regorge de bouteilles vides, bière, whisky, vin, tout ce que j'ai pu trouver pour m'étourdir sans dépérir. Lucette m'a quitté, j'ai mal et je me laisse aller, c'est tout. Pourtant je sais bien qu'à un moment donné il me faudra réintégrer la société et oublier cette fille qui m'a presque rendu fou. Mais ce moment tarde à venir. En attendant je survis comme un ermite dans sa grotte, sans penser et sans agir, sans téléphone, dormant la plupart du temps, écoutant exprès des musiques détestables qui se mélangent dans mon cerveau embrouillé pour calmer la douleur qui m'habite.

    Mais même si je n'ai toujours envie de rien, je dois me décider à faire quelque chose : il n'y a plus à boire que l'eau du robinet, le congélateur et le frigo sont vides, et je pue comme un chacal venant de se délecter d'une charogne. Je me dis que je dois enfin moins souffrir, puisque depuis que j'ai émergé de mon sommeil d'ivrogne j'ai conscience de la faim qui commence à tordre mon estomac et mon palais asséché me pousse vers l'évier pour aspirer goulûment quelques gorgées de liquide insipide.

    Après, j'ouvre une fenêtre pour libérer les miasmes de mon logis. Il fait nuit, l'air est doux. J'entends des grillons, à moins que ce ne soient des cigales, de toute façon je m'en fous. C'est vrai, nous sommes en été, près de la Méditerranée, et j'ai loué ce gîte pour y passer un mois idyllique avec Lucette. Evoquer ce nom me déchire à nouveau et je m'effondre sur l'appui où je reste prostré un moment, le souffle court et les yeux mouillés. Je me reprends peu à peu, en inspirant longuement, puis je me redresse. Je décide que ma période glauque est terminée, mais c'est plus facile à dire qu'à faire, et je mets un certain temps à me traîner vers la douche sous laquelle je m'attarde un long moment. Cela me fait du bien, et quand je sors de la salle de bain je me rends compte avec une certaine honte de l'état de l'appartement.

    Je ne me sens pas très vaillant, mais je décide quand même de sortir pour trouver de quoi manger. A peine dehors, je me rends compte de l'inanité de cette démarche, il est plus de minuit, tout est fermé dans ce petit village, je ne trouverai rien ici. Pour aller en ville je dois récupérer ma voiture, mais je ne sais pas où elle est garée. Ma tête n'est pas encore claire, mes jambes me portent à peine, je m'assois dans l'herbe sur le bas-côté. Je n'ai fait que quelques mètres et je suis déjà épuisé. Il faut que je retrouve cette satanée bagnole, je me souviens que dans la boîte à gants il y a un paquet de biscuits et une barre chocolatée. Je me relève, et je continue de marcher au milieu de la route vers la sortie du village. Des phares s'approchent à grande vitesse, je me demande pourquoi il y a des lampadaires sur la route, je les regarde bien en face, comme si je fixais le soleil en plein midi pour être aveuglé. Mais ce n'est pas le soleil, j'entends le hurlement des freins, et dans l’éblouissement, la pleine lune émerge.

     


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  • 14 février 1971. Un grand jour !

    Ça y est ! J'ai osé ! J'ai hésité, mais je l'ai fait ! Yes I can I can I can ! J'ai dit non ! Je lui ai dit non ! Fallait voir sa tête... Je l'avais prévenu, il ne m'avait pas crue. Il avait pris ça pour une lubie, un mouvement d'humeur passager, c'est vrai que je change souvent d'avis, mais aussi il est toujours tellement sûr de lui, à me dire toujours ce que je dois faire, penser, dire, ne pas dire, et j'en passe. Il faut toujours que je sois à l'image de son idée de la femme parfaite. Pourtant, il n'est pas idiot, mais si autoritaire, si conventionnel à sa manière, on le croirait pas qu'il était trotskyste il n'y a pas si longtemps. Il devrait pourtant savoir qu'une femme à sa botte ça doit être invivable, super ennuyeux. Qu'avait-on besoin de cette cérémonie, juste pour légaliser et pour le montrer ! Ça fait trois ans qu'on vit ensemble, qu'on travaille ensemble, bref qu'on fait tout ensemble. On s'aime, mais bien sûr, ça crie, ça casse parfois, je l'insulte même quand il me met en rage avec ses allures de jeune cadre bien mis, ses mots doux, ma chérie par ci, calme toi, viens me faire un câlin, ça ira mieux après, et gnan et gnan et gnan...Alors j'ai dit non quand le maire a sorti son verbiage sur l'amour, la fidélité, le soutien, les enfants, pour finir sur l'inévitable « Voulez-vous prendre pour époux Monsieur Machin ? » Là je pouvais pas, je m'étais obligée déjà à accepter de venir vu son insistance, mais j'imaginais pas que ce serait comme ça, convenu, plein d'eau de rose et de vaseline, alors j'ai dit non. Fallait voir la tête de Jean ! J'en aurais presque rigolé, la bouche béante on lui voyait la glotte, les yeux exorbités, les mains tremblantes qui tenaient l'anneau, les épaules tombantes. Pas beau à voir ! Mais je n'ai pas ri, fallait quand même pas exagérer, sous la cendre couve la braise, il aurait pu me refiler une torgnole, une bonne, méritée éventuellement car j'aurais pu lui dire avant plus fermement que je ne voulais pas, mais il aurait pu s'en douter vu qu'il me connaît bien et qu'on a fait les barricades ensemble en 68. « Non ? » a dit le maire, estomaqué lui aussi. Je lui ai répété « Ben non, c'est lui qui veut, pas moi » et je lui ai souri.

    Puis j'ai regardé mon amour, mon Jean, mon Jeannot comme je l'appelle, parce qu'il faut pas croire que « non » ça veut dire que l'amour est fini, que la guerre commence, que la méchanceté va tout envahir. « Non », ça veut dire juste arrêter ces simagrées, tout juste bonnes à faire plaisir à beau papa et surtout belle maman, ils avaient déjà mis la veille une annonce grosse comme ça dans le Figaro.

    Alors je lui ai caressé la joue, je lui ai fait mon plus beau sourire, et je lui ai dit que je l'aimais et que je le suivrai jusqu'au bout du monde mais qu'ici ce n'était pas le bout du monde, et je lui ai serré les doigts, on s'est retournés, il s'est laissé faire et on est sortis la main dans la main sous l'oeil médusé de l'assistance, pas nombreuse c'est déjà ça, et comme je n'avais pas voulu de robe blanche à fanfreluches, je me suis pendu à son cou sur le perron, il m'a soulevé dans ses bras en soupirant, mais j'ai vu qu'il ne m'en voulait pas trop, on est montés dans le taxi prévu pour aller au restaurant, et on a ordonné au chauffeur de nous emmener au bout du monde il a demandé où c'était et comme on savait pas on lui a dit de rouler et qu'on verrait après.

    Et c'est là qu'on a éclaté de rire, car en démarrant ça a fait un bruit d'enfer, pardon de casseroles, des rigolos avaient attaché des ustensiles au pare-choc arrière, et on est partis vers on ne sait où sans le dire à personne et on se murmurait des choses mais on n'a rien entendu même pas les vociférations de la famille qui croyait qu'on avait manigancé tout ce tintouin rien que pour les embêter et leur faire dépenser des sous.



    Post scriptum : après, longtemps après, on n'est toujours pas mariés, mais on a vécu très heureux ensemble et on a eu beaucoup d'enfants.

     


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