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Divergences
Je vais vous raconter une histoire, à moitié vraie et à moitié fantasmée, qui montre bien que notre vie est surtout faite de choix qui nous échappent, et que le plus petit événement survenu par hasard peut être générateur de bouleversements majeurs dans notre existence.
En juin 1960, j’avais dix-huit ans et je passais le bac à Rouen, dans un gymnase où avaient été installées des dizaines de tables réglementairement séparées. J’étais entré parmi les premiers, et j’attendais stoïquement que tout le monde s’installe et que les sujets de philosophie soient distribués. A côté de moi s’est assise une très jolie jeune fille, qui a rabattu sa jupe, sorti ses stylos, m’a adressé un sourire et m'a dit qu'elle était morte de peur. Je lui ai souri en retour, avec quelques mots de réconfort, puis l’épreuve a commencé et je n’ai plus pensé à rien d’autre qu’à gloser pendant trois heures sur l’existence ou non de fautes inexcusables. Elle termina avant moi, je ne m’aperçus même pas de son départ tellement j’étais concentré. Je le regrettai fugitivement, je lui aurais bien proposé d’aller prendre un café car elle avait quelque chose qui me plaisait beaucoup sans que je puisse le définir clairement. Mais je ne l’ai plus jamais revue.
Tout ça n’est pas une histoire, me direz-vous, c’est un non-événement ! Vous avez raison, mais c’est pourtant la version la plus probable d’un fait minuscule comme il s’en produit des centaines tout au long d’une journée. La véritable histoire, je vais vous la raconter.
Cela commence de la même façon : elle a sorti ses stylos, m'a adressé un sourire, je lui ai répondu, puis l'épreuve a commencé et je me suis mis à réfléchir très fort sur le caractère inexcusable de certaines fautes, remplissant fiévreusement des pages de brouillon d'idées à mettre en ordre ensuite. A un moment donné – c'est là que tout diverge – j'ai rassemblé ces feuilles éparpillées pour les classer, et malencontreusement, l'une d'entre elles est tombée de ma table et a voleté jusqu'aux pieds de la jeune fille. Elle l'a ramassée et me l'a restituée sans commentaire et sans y jeter le moindre coup d'oeil. Quelle maladresse de ma part, et quelle erreur de la sienne ! Le surveillant, qui n'avait pas vu le début de l'incident, a pensé que nous trichions et a voulu nous exclure malgré nos explications et le témoignage d'un garçon derrière nous. Cela a duré plusieurs minutes, avant qu'il nous laisse regagner nos places, l'élément déterminant étant que nous n'avions pas choisi le même sujet et donc aucune raison d'échanger des idées sans aucun rapport entre elles. Cette mésaventure nous avait fait perdre du temps, et il en subsistait une grande tension nerveuse ; nous concentrer à nouveau sur le sujet a été très difficile. Elle a rendu sa copie un peu avant moi, aussi ai-je bâclé ma conclusion pour ne pas la perdre de vue et l'inviter à boire un café pour m'excuser. Je l'ai rattrapée dans le couloir et mon air penaud a dû l'amuser, car elle a accepté. Nous nous sommes revus ensuite, après chaque épreuve du bac pour échanger nos impressions et évaluer notre travail et nos chances. Le jour de l'affichage des résultats, nous tombâmes dans les bras l'un de l'autre après de longues minutes d'angoisse, quand nous vîmes que nous étions reçus, sans mention et avec une note de philo assez désastreuse. Elle fut mon premier amour, et chaque fois que je me remémore cet épisode de ma vie, je remercie le hasard de m'avoir rendu maladroit à ce moment précis.
En fait, si on croit aux univers parallèles, il existe une infinité de versions de cette péripétie ; en voici une autre qui illustre parfaitement les conséquences extraordinaires d'un fait microscopique.
(…..) Alors que je réfléchissais activement à ce que pouvait être une faute inexcusable, il se trouva que j'en commis une, sans le savoir. A la recherche de premières idées, mes neurones s'activaient en vain ; mes yeux dans le vague erraient du plafond aux fenêtres, je machouillais la gomme au bout de mon crayon. Enervé par cette situation, je jetai rageusement l'instrument sur la table, comme si cela pouvait faire naître de façon miraculeuse une géniale dissertation. Le crayon tomba par terre et roula jusqu'aux pieds de la jeune fille. Comme je me baissais pour le ramasser, elle le poussa vers moi du bout de son soulier, découvrant ainsi sa jambe jusqu'au dessus du genou, juste au moment où je levais les yeux. Vous ne pouvez pas imaginer l'impact que produisit dans mon corps et ma tête cette vision soudaine, inattendue et adorable qui ne dura pourtant que quelques fractions de seconde ! Tout le reste de l'épreuve je fus obsédé par cette image, si bien que je rendis une copie sans queue ni tête, dans laquelle figurait cependant l'idée que céder à l'appel de la chair était peut-être une faute, mais tout à fait excusable parce que franchement agréable, quelles qu'en soient les conséquences. Pourtant la conséquence finale de cet instant infinitésimal fut que je ratai le bac, redoublai ma terminale et que la suite de ma vie fut certainement différente de ce qu'elle aurait été dans un univers où la raison dominerait les effets des hormones sur les jeunes gens.
7 décembre 2022
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