• Le rêveur qui n'aimait pas dormir

    La nuit est pleine de monstres, et le jour plein d'apparences. Qui peut dire en se réveillant, s'il sort d'un rêve ou s'il quitte la réalité ? Ou en s'endormant, s'il entre dans le réel en laissant derrière lui un monde imaginaire ?

    C'est ce genre de questions philosophiques que se posait Fabrice, assis au soleil sur une pierre, face à la mer. Ici, en pleine lumière, tout lui semblait fallacieux. Il pouvait laisser le sable filer entre ses mains, il sentait la chaleur de midi sur son crâne dégarni, il aurait même pu essayer de se réveiller en se donnant des gifles : tout paraissait vrai, solide, consistant. Et pourtant...

    Pourtant, il ne se sentait pas exister dans ce monde là. Tout semblait trop vrai, justement, trop solide, trop consistant. Comme si l'univers qui l'entourait avait été conçu pour tromper celui qui ne faisait pas assez attention. Un monde d'artefacts, sur-réel, trop réel pour être vrai. Louche, pour tout dire. Fabriqué. Faux. Les grains de sable, très ronds, trop ronds, comme s'ils sortaient d'une usine à grains de sable. Le soleil, sphérique lui aussi. La pierre sur laquelle il était assis, presque ronde, mais pas tout à fait pour qu'il ne se méfie pas. Les arbres, à sa droite, comme des palmiers en plastique, d'un vert trop vert. Les gens qui passaient, des marionnettes perfectionnées. Il était seul dans ce monde là. Il essayait bien parfois de se raisonner, il n'était tout de même pas paranoïaque, et pour s'en convaincre, se disait que ce qu'on peut toucher et sentir avec ses mains, ses yeux, ses cinq sens, c'était la définition même de la réalité. Cela ne durait pas longtemps, sa pensée s'effilochait vite, flottant librement vers des rêveries sans but, tout en s'emplissant peu à peu d'une crainte qui montait au fur et à mesure que la journée passait et que la nuit approchait.

    Car la nuit, il rêvait. Et il avait peur de ses rêves, qui étaient tellement plus vrais que cette réalité ensoleillée. Non pas qu'ils soient tous terrifiants, cela arrivait parfois (il y avait même des rêves délicieux), mais parce que tout ce qui arrivait là-bas semblait fait pour lui. Il se souvenait de tout, il était le centre du monde, tout ce à quoi il pensait se réalisait, puis disparaissait. La raison n'existait plus, c'était excitant mais aussi déstabilisant, car il ne pouvait rien prévoir, tout arrivait dans un désordre dont il était le réceptacle obligé et consentant. Il se disait qu'un jour il ne sortirait plus de ses rêves, et cette perspective l'affolait. Ou au contraire qu'une nuit il pourrait peut-être, en toute conscience, passer à son gré d'un monde à l'autre, et saurait enfin si l'un d'eux était plus vrai que l'autre, ou si les deux existaient dans des espaces différents, dotés de lois incompatibles, mais réelles. Plusieurs fois déjà il avait eu l'impression que l'autre monde, celui de la nuit, le guettait dans ce monde-ci, sur le point de faire irruption dans l'espace qui n'était pas le sien. C'était un souffle dans son cou alors qu'il n'y avait pas de vent, une ombre derrière lui disparaissant quand il se retournait, un murmure dans son oreille sans bouche pour le produire. Cela le terrifiait et lui faisait craindre l'arrivée de la nuit et les rêves qui l'habitaient.

     

    Au bout d'un long moment, il soupira et se leva. Il avait faim. Cela au moins était une réalité concrète à laquelle il ne fallait pas déroger.

     


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