• La maison Fournaise

    A la « Maison Fournaise », chaque dimanche dès le matin, les artistes du « Tout Paris » venaient ripailler et se distraire. Que le temps soit beau ou grisâtre, la salle du restaurant débordait de monde, de victuailles, de bruit et de rires. Les peintres y cherchaient parfois leur inspiration, et les écrivains prenaient des notes sur un coin de nappe ou un carnet de moleskine. On y trouvait aussi beaucoup de demi-mondaines, qui venaient faire leur marché auprès de cette foule plutôt bien nantie et peu regardante sur les questions de bienséance. Très vite, des couples se formaient, on bavardait deux par deux, parfois un conteur inventait une anecdote, les cancans croustillants captaient l'attention générale, provoquant un silence soudainement attentif aussi bien que passager.

    Après avoir déjeuné – la mère Fournaise ne lésinait pas sur la quantité non plus que sur la qualité – et si le temps le permettait, les beaux messieurs échauffés par le vin et la bonne chère, entraînaient leurs compagnes roses d'émotion dans les fourrés alentour. Les robes se troussaient, les hauts de forme volaient, les pantalons s'entrouvraient, Eros se déchaînait. Pendant ce temps, les prudes, les courageux, les sportifs ou encore ceux qui avaient trop forcé sur la bouteille, louaient les services d'un canotier pour une promenade romantique en yole sur la Seine, à moins qu'ils n'aient juste envie d'une petite sieste, doucement bercés par le courant et les gestes rythmés du rameur.

    Les jours de mauvais temps, il y avait moins de monde, mais tous restaient à l'intérieur, à boire, fumer, flirter, et bien sûr parler. Même les canotiers se mêlaient aux convives, grands gaillards en tricot blanc qu'on invitait à partager un verre après l'effort. Eux non plus n'hésitaient pas à lancer des œillades aux jolies femmes, qui prenaient l'air pudique, détournaient le regard, mais n'étaient pas insensibles aux muscles dorés et à la vigueur des pectoraux moulés dans le coton des maillots.

    Devant ce spectacle, parfois, un peintre trouvait soudain l'inspiration ; il s'installait dans un coin au fond de la salle, sortait ses pinceaux et se mettait à l'ouvrage. Par entente tacite, personne alors ne venait le déranger. On ne lui parlait plus, on n'allait pas regarder derrière lui ce qui naissait sur la toile, on ne faisait pas de commentaires. Personne ne savait que l'impressionnisme était en train de naître, mais on respectait l'artiste en pleine création.

    C'est ainsi que Renoir un jour peignit « Le déjeuner des canotiers », sur l'île de Chatou, au milieu de la Seine, dans la maison « Fournaise ».



     


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