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    Moi

    Comment se fait-il que je sois moi et personne d’autre ? Cette question doit être précédée de deux autres : « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » et « pourquoi est ce que j’existe en tant qu'être vivant ? » Cela revient ainsi à chercher la finalité de mon existence particulière en tant que cas singulier de questions plus vastes qui la précèdent, et se traduire soit par un questionnement portant sur « qui » a fait que je suis justement moi et pas un autre, ou quelle loi, quelle nécessité naturelle extérieure à nous-même a fait que je suis ce que je suis. Je recherche donc une cause immanente ou une cause finale et non une explication rationnelle.

    Si j’étais mon voisin, je ne serais pas moi…Et ce voisin, se posant cette question à son tour, ne pourrait pas non plus être quelqu’un d’autre. On ne peut à la fois être soi s’imaginant être un autre, et être cet autre qui n’aurait pas conscience d’être autre chose que lui-même…

    De même, je puis être certain que je ne vivrai pas une autre vie comme un chien. Car aucun chien ne pourrait se souvenir d’avoir fait ce que j’ai fait ; s’il s’en souvenait, il ne serait plus un chien, mais un être humain en forme de chien. Or les chiens ne sont pas des humains canimorphes…

    Réincarnation

    Supposons que la réincarnation existe : quand je serai mort, je me réincarnerai dans un autre être. Déjà il y a problème : quand on dit « je », de quoi parle t-on exactement ? Si c’est du moi que je suis aujourd’hui et ici, il faudrait que je me réincarne avec toute ma mémoire ; or personne sur terre, à ce que je sais, ne se souvient d’avoir vécu une ou plusieurs autres existences. Donc, en me réincarnant, je dois abandonner la mémoire de ma vie actuelle. On peut alors, à juste titre, se demander ce qui différencie un être réincarné n’ayant aucune mémoire de sa vie antérieure, et un être tout neuf. Je suis peut-être la réincarnation de Gengis Khan ou d’un paysan du Moyen-Age, mais qu’est ce que cela change si je ne le sais pas ?

    Âme

    Prenons pour hypothèse qu’il existe un « moi » immatériel indépendant du corps. On peut supposer alors qu’en l’absence de support matériel, il existe sans mémoire, sans conscience, hors du temps et de l’espace, sans aucun des caractères qui définissent un être humain vivant, car ces caractères on besoin d'un support physique pour s'exprimer. Il faut alors admettre que ses caractéristiques nous sont inaccessibles. Il y a peut-être des attributs qui particularisent cette entité supposée, ce « moi » unique et différent des autres, mais ils sont à jamais inconnus et inconcevables, comme le serait un univers où le temps n’existerait pas.

    Mémoire

    Qui dit conscience dit avant tout mémoire : si on perd la mémoire de son passé, peut-on dire qu’on est toujours la même personne ? Si on dit non, c’est qu’on admet le fait que le moi n’est pas quelque chose d’absolu, mais est susceptible de se transformer dans le temps, bien qu’on ait toujours l’impression d’être le même de sa naissance à sa mort. Si on dit oui, le problème est alors de définir ce qui ne change pas dans le temps et qui demeure, même quand on est inconscient ou qu’on a perdu la plupart de ses facultés.

    Se pose aussi la question de la responsabilité : si j'ai perdu la mémoire de ce que j'ai fait dans le passé, dois-je être considéré comme responsable de ces actes, et être puni ou récompensé alors que je ne m'en souviens pas ? Cela apparaîtrait comme injuste aux yeux de celui que je suis aujourd'hui, et reviendrait à accorder plus d'importance au corps qu'à l'esprit.

    Avant et après

    Avez-vous remarqué qu'on se pose toujours la question de savoir ce qui se passera après qu'on sera mort, et jamais, ou presque, de ce qu'on était avant sa naissance ? Ce qui est passé est moins intéressant que ce qui pourrait advenir, car le passé est unique, et l'avenir multiple.


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    Chère Claudette,

     

    Je suis sûr que tu te souviens de moi comme je me suis souvenu de toi ce matin, lorsqu'en inventoriant le contenu d'une vieille malle, je suis tombé sur quelques photos de notre adolescence, au milieu de plusieurs carnets de bord que je tenais en 1957, quand nous avions tous deux treize ou quatorze ans.

    Te souviens tu de ces étés à Avricourt ? J'étais en pension en Normandie, je revenais chez mes parents tous les trois mois, et j'y passais les grandes vacances. On s'ennuyait un peu, mais il y avait toutes ces belles journées au cours desquelles nous allions en vélo, avec tes sœurs, avec Gustave, avec Huberte, avec les frères Kern, à la piscine de Bataville. Le soir, en attendant que nos parents nous appellent pour dîner, nous jouions à cache-cache sur la place de l'église, ou nous bavardions assis sur le banc des voisins. Parfois, nous allions le soir au cinéma à Igney. J'étais plus ou moins amoureux de toi, mais tu ne l'as jamais su, enfin je crois. D'ailleurs je faisais tout pour le cacher, je me demande bien pourquoi aujourd'hui. Peut-être était-ce parce que je venais trop peu souvent, parce que j'étais un gros timide, ou encore parce que tu savais te montrer parfois si distante que je n'osais t'approcher.

    Nous nous sommes perdus de vue après mon mariage, quelques années plus tard. J'ai appris par ma mère que tu t'étais mariée aussi, et que tu avais eu des enfants. Je ne sais rien de plus. Alors, pourquoi cette lettre après toutes ces années enfuies ? Je crois que c'est simplement pour retrouver, en bavardant avec toi si tu le veux bien, le parfum inimitable de ces années de jeunesse, savoir ce que tu as fait pendant tout ce temps, découvrir ce que la vie nous a réservé, parler de nos amis d'enfance, de nos parents, du village. A l'âge que nous avons atteint, ce serait bon, ne crois-tu pas, de s'échanger en toute amitié des souvenirs oubliés qui ne demandent peut-être qu'un petit déclic pour refaire surface ?

    Je n'irai pas plus loin aujourd'hui, car je ne sais pas comment tu vas accueillir cette lettre, et je ne voudrais pas que cela trouble le cours de ta vie.

    J'attends ta réponse, quelle qu'elle soit, avec impatience, et je t'embrasse.

     

    Jean        (que tout le monde appelait « le Jeannot »...)

     

    PS : voici l'adresse où j'habite maintenant depuis quinze ans : XXXXXXX

     


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  • Elle avait un grand besoin de solitude, au moins quelques jours. Elle n'en pouvait plus de travailler à mi-temps, sans pouvoir s'impliquer vraiment, et pour le reste de s'occuper des enfants et de la maison, pendant que lui allait batifoler à droite, à gauche, pour son travail paraît-il, ou plus vraisemblablement pour faire ce qu'il avait envie de faire sans se préoccuper ni d'elle, ni de sa famille. Elle avait besoin de réfléchir, elle avait des décisions à prendre, il fallait que quelque chose change, et cela ne pouvait se faire dans le bruit, la précipitation et le remue-ménage quotidiens.

    Elle le lui dirait ce soir, quand il rentrerait, qu'elle allait partir quelque part, pour être tranquille, et qu'il aurait à se débrouiller seul pendant ce temps. Il ne serait pas content, c'est sûr, mais elle ne céderait pas, après tout, chacun son tour et puis ce ne serait que pour quelques jours. Elle avait déjà retenu un studio en Bretagne, pour ne pas faire machine arrière au dernier moment.

    Là-bas, elle se promènerait au bord de la mer, elle se cuisinerait de bons petits plats, ou bien non, elle irait au restaurant tous les jours, elle laisserait la pluie ruisseler sur son ciré et le vent la décoiffer. Elle lirait aussi, mais surtout elle regarderait les offres d'emploi, et elle réfléchirait à la manière de s'organiser sans tenir compte d'abord de ses envies à lui. Il faudrait aussi lui faire comprendre que les choses allaient changer.

    De façon curieuse, il n'éleva pas vraiment d'objections, mais il la regarda toute la soirée de manière appuyée, sa manière de ne pas poser de questions tout en demandant des réponses. Elle lui dit juste où elle allait, mais exigea qu'il ne l'appelât pas, sauf pour une urgence. Deux jours plus tard, elle prit le train à Montparnasse jusqu'à Vannes, et de là un car l'amena à Port Crouesty. Le temps était gris et venteux comme elle l'espérait, un vrai temps de janvier. Des myriades de voiliers s'ennuyaient dans le port, les drisses métalliques résonant de manière lancinante contre les mâts comme s'ils chuchotaient entre eux pour s'occuper. Ce qui la surprit cependant, c'est qu'il n'y avait personne nulle part, en dehors de l'employé qui la reçut et monta sa valise dans le petit appartement de cet immeuble de vacances immense et totalement désert. L'atmosphère qui en résultait présentait un goût étrange, fait d'abandon et de délaissement, transformant cet endroit en un lieu sans vie, hors du monde. Elle avait l'impression d'être la dernière femme sur Terre.

    Il n'y avait pas de restaurant ouvert, il n'y avait d'ailleurs rien d'ouvert, à part une épicerie dans la partie ancienne du village, tenue par une vieille bretonne peu bavarde qui ne la regarda même pas. Elle fit des promenades, elle lut, elle réfléchit, elle se fit tremper jusqu'aux os le jour où un grain soudain l'enveloppa. Elle mit aussi ses idées par écrit, pour les clarifier et ne pas les oublier. Mais elle n'avait pas la tranquillité d'esprit qu'elle espérait pour aller au fond des choses. Elle rédigea des curriculum vitae, qu'elle déchira après les avoir relus. Elle n'en envoya aucun. Elle se sentit seule tout à coup.

    Le troisième jour, elle fit un long circuit autour de la presqu'île, qui l'amena jusqu'à la pointe de Port Navalo, à l'orée du golfe du Morbihan. Le sentier longeait la mer, et de l'autre côté se succédaient sans fin les maisons, énormes et luxueuses ou petites et modestes. Toutes vides et fermées. Elle songea que si c'était la fin du monde, elle pourrait y entrer, personne ne l'arrêterait. Elle casserait une vitre, tournerait la poignée et escaladerait la fenêtre. L'alarme hurlerait peut-être, mais personne ne viendrait, elle cesserait au bout d'un moment. Alors, elle se vautrerait sur les canapés luxueux, se roulerait sur les peaux d'ours devant la cheminée, dans laquelle elle allumerait un feu d'enfer. Elle boirait toutes les bouteilles de la cave. Elle ferait hurler la musique et danserait devant les flammes. Elle fouillerait partout, découvrirait la vie de ses occupants disparus, et même leurs secrets cachés dans des boîtes qu'elle forcerait.

    Cette idée l'amusa un moment, jusqu'à ce qu'elle se rende compte qu'être la dernière femme sur Terre ne serait pas si amusant que cela. Et même terrifiant. Insupportable pour tout dire. Il n'y aurait plus de raison pour continuer à vivre.

    De retour à son studio, elle se sentit plus seule que jamais. Cette solitude là ne ressemblait en aucune manière à celle qu'elle vivait au quotidien au milieu des autres : cohabiter avec soi-même n'était pas plus facile, et, elle s'en rendait compte maintenant, n'aidait pas à mieux réfléchir. La pensée tournait en rond, ne s'enrichissait pas au contact de celle d'autrui. Il fallait parler, ne pas tout garder pour soi, même si c'était difficile.

    Elle resta longtemps le front sur la vitre, regardant la mer agitée sans la voir. Elle décida de partir le lendemain, plus tôt que prévu. Dans le train, elle relirait ce qu'elle avait écrit, mais elle avait déjà pris deux décisions : elle parlerait avec lui, franchement et ouvertement, ce qu'elle n'avait encore jamais osé faire ; ensuite, elle ne continuerait pas à endurer sans rien dire la vie qu'elle menait actuellement, quoi qu'il puisse lui en coûter.

    Elle dîna légèrement et dormit d'une traite. Au matin, elle fit ses bagages d'un cœur plus léger ; elle fredonnait presque en montant dans l'autocar. Le soleil brillait sur le port, les voiliers s'étaient tus, les cris des mouettes et des goélands emplissaient le ciel.

     


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    Chère Irène,

     

    J'ai fait votre connaissance en regardant « Rouge », ce film merveilleux où vous rayonnez tellement qu'en un instant je suis tombé amoureux de vous. Et cela a duré beaucoup plus qu'un instant, puisque cela s'est passé il y a plus de vingt ans et que j'y pense encore aujourd'hui au point de vous écrire cette lettre.

    Je ne savais pas qui vous étiez, je n'avais vu aucun film où vous apparaissiez, je ne connaissais même pas votre nom...Et cependant vous m'avez subjugué, le mot n'est pas trop fort, ou plutôt c'est votre personnage qui m'a ensorcelé, cet archétype de la femme idéale avec laquelle on aimerait vivre une histoire d'amour totale et unique. Certes, Trintignant joue merveilleusement, et Kieslowski a bien du talent, mais sans vous cette histoire n'existerait pas.

    Pourtant, on ne peut pas dire qu'il s'agisse vraiment d'amour : je suis plutôt dans le même état d'esprit que Trintignant qui, à votre contact, abandonne son cynisme et se remet à croire à l'existence de ce qui est beau. Cela me fait curieusement penser à ma mère, que je voyais très peu après avoir commencé ma vie d'adulte : je savais seulement qu'il y avait quelqu'un, quelque part, qui m'aimait sans restriction ni condition, et cela me suffisait. Avec vous, je sais qu'il y a quelqu'un, quelque part, qui ne me connaît pas, mais qui m'a fait vibrer et sentir vivant de manière intense, et c'est bon de le savoir, même si c'est déchirant, même si nos chemins ne se croiseront jamais. Trintignant, lui, a eu beaucoup de chance dans « Rouge » : il vous a connue, même tardivement, et cela a racheté tout le fiasco de sa vie antérieure.

    Je parle du film, mais pour moi Valentine, dans la vie réelle, c'est vous. J'imagine mal qu'il puisse en être autrement, que vous soyez très différente de cette fille douce et lumineuse, si intuitive dans sa compréhension des autres. Mais alors, me direz-vous, pourquoi avoir attendu vingt ans pour vous écrire ? Peut-être ai-je eu peur que vous ne soyez pas tout à fait Valentine...Peut-être ai-je pensé que c'était sans espoir, perdu d'avance...Peut-être ai-je trop écouté ma raison, qui me disait que le coup de foudre n'a rien à voir avec le bonheur, qu'il ne peut durer qu'un moment, sinon toute sa magie s'évapore... Aussi, pour retenir intact ce bref et profond éblouissement, j'ai compris avec beaucoup de mélancolie qu'il ne fallait pas chercher à en savoir plus sur vous, ce que j'ai fait. C'est ainsi que j'ai gardé de vous, blotti dans mon cœur, ce souvenir vivant et chaud qui, à chaque fois que baisse ma confiance en la nature humaine, me permet de voir ce qu'il y a de beau dans chacun de nous.

    Et si je vous écris aujourd'hui, c'est que les dés sont jetés, définitivement, et que nous n'avons plus rien à craindre ni à espérer. Malgré les années qui ont passé, vous devez être toujours aussi radieuse aujourd'hui que dans mon souvenir, et moi, je ressemble de plus en plus au Trintignant du film, en plus âgé, moins cynique, plus apaisé, mais avec les mêmes sentiments à votre égard. Je voulais comme lui vous dire cela avant qu'il ne soit trop tard. J'ai peur de vous paraître assez ridicule, mais si vous êtes comme je l'imagine, je suis sûr que vous me comprendrez.

    Le seul vœu que je formule à votre égard, c'est que vous viviez encore de nombreux moments de bonheur. J'espère malgré tout que, parfois, vous penserez encore fugitivement à votre admirateur inconnu qui souvent rêve de vous...

     


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    Il était tard, mais il me fallait sortir pour respirer, après cette journée épuisante. Je marchais vite dans l'air chaud du soir, il n'y avait personne, et mes pas me menèrent rapidement à la sortie du bourg, vers le dernier pont, le vieux pont, sur lequel passait une voie étroite peu utilisée.

    Soudain, je me fige : debout, me tournant le dos, une silhouette gracile et féminine oscille doucement sur le parapet de pierre, chantonnant sur un rythme lent une mélodie syncopée que je ne peux m'empêcher de trouver triste et angoissante. En un instant, j'imagine que le pire va se produire, et je me demande ce qu'il me faut faire. M'approcher en silence, puis me précipiter et la saisir dans mes bras avant qu'elle ne se jette dans le vide ? Trop aléatoire, trop dangereux. M'en aller, et laisser le destin décider de son sort ? Pas possible, trop lâche. Sortir mon portable et appeler la police ou les pompiers ? Trop long, elle n'allait sûrement pas rester des heures à bouger comme ça, et puis ce serait une manière de se dérober.

    En fait, rien de tout cela ne fut formulé dans mon esprit, car je me mis spontanément à lui parler, presque comme si toute cette situation était normale, sans réfléchir à ce que j'allais dire, simplement parce que je sais que la parole rapproche :

    « Hello ! (un temps). Vous n'avez pas le vertige ? Moi, en vous voyant bouger comme ça, j'en ai les jambes tremblotantes, et des frissons jusqu'en bas du dos. Si j'étais là-haut, j'aurais une frousse de tous les diables, à en tomber dans les pommes...! (d'un air implorant) S'il vous plaît, descendez, vous me faites peur...! »

    Au moment où je commence à parler, elle s'arrête de chanter, se retourne et s'immobilise, en équilibre sur un pied nu. Cela me fait frissonner, car je vois l'étroitesse du parapet, et je sais que l'eau, à dix mètres au dessous, n'est pas profonde.

    Tendre la main, voilà ce que vais faire, et que je me décide à faire, plein d'appréhension. Tout va se jouer maintenant, le temps s'étire et s'arrête, un instant en suspens, infiniment long. Elle repose lentement son pied, me regarde fixement, puis soudain s'accroupit et étend les bras. Les mains s'agrippent, je pousse intérieurement un soupir de soulagement, elle descend de son perchoir avec une incroyable agilité, et au moment où je m'apprête à lui faire une leçon de morale, ne voilà t-il pas qu'elle sourit, se recule et me dit :

    « Ah, si vous voyiez votre tête ! Vous êtes tout pâle, mon pauvre monsieur, je vous ai fait peur à ce point ? Ne craignez rien, j'aime bien bouger tout le temps, grimper n'importe où, travailler en permanence mon équilibre : je suis trapéziste dans le cirque qui vient de s'installer ! »



     


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