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     L'hiver, lorsque les flocons se mettent à tomber, le plateau qui surplombe la rivière devient un lieu magique. Les champs labourés, recouverts d'une épaisse couche de neige, se transforment jusqu'à l'horizon en une immensité blanche d'où rien n'émerge. On se croirait sur la banquise, et, pour peu que le vent souffle, sur une banquise en pleine tempête, d'où personne ne peut s'échapper s'il n'appartient pas au peuple du nord, celui qui sait comment survivre. La neige se met à voler, s'accumule en petits tas réguliers, couvre les habits d'une couche gelée. On oublie où on est, on s'imagine eskimo, on se met à penser qu'il faudrait vite construire un igloo, ou planter une tente sous laquelle se faufiler pour se protéger, sous peine de se transformer en statue de glace.

    D'autres fois, au lieu du vent, c'est un calme intense qui s'abat, qui attire la brume. On ne sait plus où on est, tout devient gris, uniforme, et le silence est celui de l'attente, celui de la peur qui nous saisit de manière insidieuse au fil de la marche. On pourrait être n'importe où, dans un lieu mythique et inhospitalier où règnent les terrifiants dieux nordiques. A tout moment, un être monstrueux peut surgir de ce néant blanc pour nous engloutir, en un instant, sans un bruit. On frissonne à cette évocation, et pour conjurer cette pensée, on se met à taper dans ses mains, à siffloter, et même à appeler pour se rassurer, jusqu'à ce qu'on se dise qu'au contraire, les choses qui rôdent vont nous entendre et sauront où nous trouver. On songe alors à se coucher par terre, à se faire tout petit, le plus petit possible, à s'enfouir dans la neige comme un lièvre dans son terrier.

    Et puis, tout de même, on finit par se dire qu'on est au 21ème siècle, que les mythes sont révolus, que la peur du brouillard est comme la peur du noir, sans objet, qu'on est en Eure et Loir et pas au pôle nord sur une banquise couverte d'ours blancs. On rentre chez soi sans se perdre, et le ronflement rassurant du feu dans la cheminée fait contrepoids à la neige, au vent et au brouillard, rendant ainsi réellement perceptibles toutes ces choses habituellement si banales.

     


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  •  Il était une fois un homme âgé nommé Joseph, qui vivait seul dans sa maison et ne parlait à aucun de ses voisins. Il était arrivé là quelques mois auparavant et n'avait jamais cherché à faire la connaissance des gens de son quartier qu'il croisait pourtant tous les jours. C'est tout juste s'il répondait d'un signe de tête aux personnes qui le saluaient en passant. Il s'était donc acquis la réputation d'être un ours, un misanthrope, un égoïste qui ne s'intéressait à personne et pour qui la vie en société ne signifiait rien.

    Un matin, alors que Marie passait devant chez lui, elle l'aperçut qui titubait sur le trottoir, puis s'affalait lourdement, sa tête heurtant l'arête de granite. Elle se précipita à son secours, mais il était à moitié évanoui, une plaie sanglante sur le front. Conservant son sang froid, elle s'agenouilla et, tirant son mouchoir et une petite bouteille d'eau de son sac, elle se contenta de tamponner doucement la blessure qui bientôt s'arrêta de saigner. Reprenant peu à peu ses esprits, Joseph la regardait s'occuper de lui, sans rien dire. Bientôt, il put se relever, et il retourna à son domicile, s'appuyant sur son épaule. Elle l'aida à s'allonger sur le canapé du salon, puis appela un médecin qui passa dans l'après-midi.

    Par la suite, elle passa le voir plusieurs fois, pour savoir s'il se remettait, et c'est ainsi que le misanthrope commença à s'apprivoiser. La sollicitude de Marie le touchait, et il finit par lui raconter, par bribes, pourquoi il était aussi distant. C'était une histoire classique de confiance trahie, d'épouse volage, d'enfants indifférents, de voisins et d'amis qui prenaient parti contre lui, sans parler maintenant des troubles de l'âge qui attiraient chez eux plutôt de l'agacement que de la compassion. Il pensait qu'il était en grande partie responsable de cette situation, à cause de son peu de sociabilité, de sa parole rare, de sa tendance à rester en retrait. Après la mort de sa femme, il avait préféré s'éloigner, s'installant dans un endroit où personne ne le connaissait. Rendu méfiant à l'égard du genre humain, il pensait qu'en ne fréquentant personne, il éviterait ainsi de nouvelles souffrances et pourrait finir tranquillement une vie terne et médiocre.

    En mai, Marie, qui connaissait bien le quartier, organisa comme tous les ans la fête des voisins sur la place ombragée. Elle persuada Joseph, qui renâclait, de venir au moins un petit moment. Puis elle alla voir un par un tous les habitants, et arriva, grâce à la force de sa gentillesse, à les convaincre de participer à un cadeau de bienvenue pour le vieil homme. Certains se firent tirer un peu l'oreille, mais abdiquèrent devant son sourire. Le jour venu, marchant à petits pas, Joseph vint s'installer sur un fauteuil d'osier à côté de la table de jardin servant de bar.

    Il fut étonné de voir ses voisins venir le saluer l'un après l'autre avec le sourire, s'enquérir de sa santé et des conséquences de sa chute, lui demander ce qui l'intéressait dans la vie, ou tout simplement engager avec lui une simple conversation à bâtons rompus sur le temps qu'il faisait et la beauté du paysage. Il resta finalement bien plus de quelques minutes, prenant peu à peu goût au bavardage, écoutant le rire des jeunes gens et le babil des enfants. Quand il se leva enfin pour partir, Marie lui apporta un paquet emballé, qu'on lui demanda d'ouvrir. Surpris et ému, il découvrit un tableau représentant le paysage de la vallée, avec un mot de chacun de ses voisins : qui pour l'inviter à passer quand il voulait, qui pour prendre le café, qui pour ne pas hésiter à demander un service. Les enfants avaient mis aussi quelques dessins naïfs et touchants, et Marie une carte enluminée qui disait : « Pour que vous vous sentiez ici chez vous ».

    Sa vue se brouilla, il remercia tout le monde d'une voix chevrotante, et repartit chez lui en se disant qu'après tout, sa vie passée n'était pas un modèle universel, puisqu'on pouvait encore bien vivre ensemble dans certains coins de cette Terre.

     


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