• La Bretagne en hiver

    Elle avait un grand besoin de solitude, au moins quelques jours. Elle n'en pouvait plus de travailler à mi-temps, sans pouvoir s'impliquer vraiment, et pour le reste de s'occuper des enfants et de la maison, pendant que lui allait batifoler à droite, à gauche, pour son travail paraît-il, ou plus vraisemblablement pour faire ce qu'il avait envie de faire sans se préoccuper ni d'elle, ni de sa famille. Elle avait besoin de réfléchir, elle avait des décisions à prendre, il fallait que quelque chose change, et cela ne pouvait se faire dans le bruit, la précipitation et le remue-ménage quotidiens.

    Elle le lui dirait ce soir, quand il rentrerait, qu'elle allait partir quelque part, pour être tranquille, et qu'il aurait à se débrouiller seul pendant ce temps. Il ne serait pas content, c'est sûr, mais elle ne céderait pas, après tout, chacun son tour et puis ce ne serait que pour quelques jours. Elle avait déjà retenu un studio en Bretagne, pour ne pas faire machine arrière au dernier moment.

    Là-bas, elle se promènerait au bord de la mer, elle se cuisinerait de bons petits plats, ou bien non, elle irait au restaurant tous les jours, elle laisserait la pluie ruisseler sur son ciré et le vent la décoiffer. Elle lirait aussi, mais surtout elle regarderait les offres d'emploi, et elle réfléchirait à la manière de s'organiser sans tenir compte d'abord de ses envies à lui. Il faudrait aussi lui faire comprendre que les choses allaient changer.

    De façon curieuse, il n'éleva pas vraiment d'objections, mais il la regarda toute la soirée de manière appuyée, sa manière de ne pas poser de questions tout en demandant des réponses. Elle lui dit juste où elle allait, mais exigea qu'il ne l'appelât pas, sauf pour une urgence. Deux jours plus tard, elle prit le train à Montparnasse jusqu'à Vannes, et de là un car l'amena à Port Crouesty. Le temps était gris et venteux comme elle l'espérait, un vrai temps de janvier. Des myriades de voiliers s'ennuyaient dans le port, les drisses métalliques résonant de manière lancinante contre les mâts comme s'ils chuchotaient entre eux pour s'occuper. Ce qui la surprit cependant, c'est qu'il n'y avait personne nulle part, en dehors de l'employé qui la reçut et monta sa valise dans le petit appartement de cet immeuble de vacances immense et totalement désert. L'atmosphère qui en résultait présentait un goût étrange, fait d'abandon et de délaissement, transformant cet endroit en un lieu sans vie, hors du monde. Elle avait l'impression d'être la dernière femme sur Terre.

    Il n'y avait pas de restaurant ouvert, il n'y avait d'ailleurs rien d'ouvert, à part une épicerie dans la partie ancienne du village, tenue par une vieille bretonne peu bavarde qui ne la regarda même pas. Elle fit des promenades, elle lut, elle réfléchit, elle se fit tremper jusqu'aux os le jour où un grain soudain l'enveloppa. Elle mit aussi ses idées par écrit, pour les clarifier et ne pas les oublier. Mais elle n'avait pas la tranquillité d'esprit qu'elle espérait pour aller au fond des choses. Elle rédigea des curriculum vitae, qu'elle déchira après les avoir relus. Elle n'en envoya aucun. Elle se sentit seule tout à coup.

    Le troisième jour, elle fit un long circuit autour de la presqu'île, qui l'amena jusqu'à la pointe de Port Navalo, à l'orée du golfe du Morbihan. Le sentier longeait la mer, et de l'autre côté se succédaient sans fin les maisons, énormes et luxueuses ou petites et modestes. Toutes vides et fermées. Elle songea que si c'était la fin du monde, elle pourrait y entrer, personne ne l'arrêterait. Elle casserait une vitre, tournerait la poignée et escaladerait la fenêtre. L'alarme hurlerait peut-être, mais personne ne viendrait, elle cesserait au bout d'un moment. Alors, elle se vautrerait sur les canapés luxueux, se roulerait sur les peaux d'ours devant la cheminée, dans laquelle elle allumerait un feu d'enfer. Elle boirait toutes les bouteilles de la cave. Elle ferait hurler la musique et danserait devant les flammes. Elle fouillerait partout, découvrirait la vie de ses occupants disparus, et même leurs secrets cachés dans des boîtes qu'elle forcerait.

    Cette idée l'amusa un moment, jusqu'à ce qu'elle se rende compte qu'être la dernière femme sur Terre ne serait pas si amusant que cela. Et même terrifiant. Insupportable pour tout dire. Il n'y aurait plus de raison pour continuer à vivre.

    De retour à son studio, elle se sentit plus seule que jamais. Cette solitude là ne ressemblait en aucune manière à celle qu'elle vivait au quotidien au milieu des autres : cohabiter avec soi-même n'était pas plus facile, et, elle s'en rendait compte maintenant, n'aidait pas à mieux réfléchir. La pensée tournait en rond, ne s'enrichissait pas au contact de celle d'autrui. Il fallait parler, ne pas tout garder pour soi, même si c'était difficile.

    Elle resta longtemps le front sur la vitre, regardant la mer agitée sans la voir. Elle décida de partir le lendemain, plus tôt que prévu. Dans le train, elle relirait ce qu'elle avait écrit, mais elle avait déjà pris deux décisions : elle parlerait avec lui, franchement et ouvertement, ce qu'elle n'avait encore jamais osé faire ; ensuite, elle ne continuerait pas à endurer sans rien dire la vie qu'elle menait actuellement, quoi qu'il puisse lui en coûter.

    Elle dîna légèrement et dormit d'une traite. Au matin, elle fit ses bagages d'un cœur plus léger ; elle fredonnait presque en montant dans l'autocar. Le soleil brillait sur le port, les voiliers s'étaient tus, les cris des mouettes et des goélands emplissaient le ciel.

     


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