• Victor le paresseux

    Victor a vingt cinq ans, il est célibataire et paresseux. Mais alors, à un point qu'on ne saurait imaginer, même si on ne s'en rend pas compte tout de suite.

    Le matin il préfère mettre son réveil une demi-heure plus tôt que nécessaire, afin d'avoir le temps d'émerger d'un sommeil où il resterait bien encore un peu. Le comble du bonheur, à ce stade, c'est de se rendormir quelques minutes, avant d'entendre, un moment plus tard, sonner son portable, et enfin le radio-réveil situé dans la salle de bains, ce qui l'oblige à se lever enfin, déjà fourbu.

    Cependant n'exagérons rien, car si Victor est paresseux, il n'est pas fainéant, il est analyste programmeur en informatique, un travail qu'il aime, pour lequel il est doué et qu'il n'aimerait pas perdre, car il ne le fatigue pas trop. Avec son employeur, il a su être persuasif, il a pu conclure avec lui un marché qui l'enchante : à l'exception des jours où il a une réunion ou un rendez-vous tôt le matin, il peut venir à l'heure qui lui convient, à condition de partir plus tard le soir et d'avoir avancé dans son travail selon le planning prévu. Comme ça, il peut traîner au lit presque autant qu'il le souhaite, et rallier son bureau à pied sur le coup de 10 heures, tranquillement, en humant l'air de la saison, en regardant les filles qui le croisent ou, mieux, qui le précèdent, tout en réfléchissant vaguement à ce qu'il va faire en arrivant devant son ordinateur.

    Il pousse la porte de son entreprise, dit bonjour à tout le monde, puis se rend d'abord à la machine à café remplir son mug d'un double serré brésilien, histoire de se donner un bon coup de fouet pour être sûr de ne pas se mettre à somnoler sur son clavier. En fait, Victor est très intelligent, et il en profite : là où d'autres mettent une heure pour accomplir une tâche, lui la réalise en quelques minutes, ce qui lui libère du temps pour faire autre chose, c'est à dire bayer aux corneilles tout en donnant l'impression d'être débordé. Il est bien vu de son patron, qui lui a même proposé de devenir chef de projet, une promotion financièrement très intéressante, qu'il a finalement déclinée. C'est trop de travail, trop de responsabilités, bref c'est trop fatigant, ça le déprimerait et le conduirait sûrement au burn-out. Il y a réfléchi quand même un moment, se disant que le stress se gère bien grâce à des exercices d'origines lointaines tels que la méditation, le bouddhisme zen, le yoga, le shiatsu et autres disciplines tranquilles du même genre, mais il faudrait d'abord qu'il s'y mette et ça lui prendrait du temps. Non, la santé d'abord, il ne faut pas se tromper de priorité. Et puis, il n'a pas assez d'ambition pour utiliser ses neurones à dire aux autres ce qu'ils doivent faire, il a déjà du mal à s'en servir pour lui-même et pour les choses qui l'intéressent.

    En fin d'après-midi, quand tout le monde est parti à l'heure normale, sauf son patron, il reste seul dans le grand espace paysager. Il a négocié ses horaires en faisant valoir qu'il travaille mieux seul et dans le silence que dans le brouhaha de la journée, mais en vérité il a terminé depuis longtemps et il surfe sur Internet, discute ponctuellement sur des forums, lit les potins de la presse électronique, joue à des jeux vidéo dont il a coupé le son.

    Cela fait longtemps qu'il s'est convaincu une fois pour toutes qu'il était un intellectuel pur, donc incompétent pour les occupations manuelles ordinaires, en particulier les tâches ménagères. D'une façon générale, quand il doit accomplir quelque chose qui lui déplaît ou lui demande un effort qu'il estime démesuré, il essaie de trouver quelqu'un pour le faire à sa place, si possible gratuitement. C'est pourquoi, chez lui, il est rare qu'il fasse la cuisine, c'est chronophage, alors que le petit resto pas cher en bas de chez lui est largement suffisant pour satisfaire ses besoins essentiels. De plus, cela évite de faire la vaisselle. Bien sûr, son lit n'est jamais fait, et il n'a pas touché un balai depuis des lustres. Aussi s'est-il résigné à faire appel à une femme de ménage, après que son deux pièces se soit rapidement transformé en annexe de déchetterie peu après son emménagement ; elle lui lave aussi son linge une fois par semaine.

    Quand il rentre dans son appartement, il s'écroule généralement sur le canapé devant la télévision et regarde les jeux omniprésents sur les écrans avant vingt heures. Il adore « N'oubliez pas les paroles », bien qu'il n'ait jamais compris la règle du jeu. Après les infos, il y a toujours un policier à regarder quelque part, ça repose l'esprit des fatigues de la journée, et puis ça évite d'aller au cinéma, qui est trop loin. Il ne lit pas non plus de livres, ça demande trop d'efforts parce que les livres aujourd'hui sont devenus de plus en plus gros et lourds. Parfois, il se dit qu'il devrait participer activement à de grandes causes, comme le réchauffement climatique ou la lutte contre la pauvreté, alors il se branche sur un ou deux sites militants et poste quelques commentaires, brefs et définitifs sur ces questions. Au bout d'un moment, il est épuisé et se déconnecte, mais il est heureux d'avoir contribué à la solution de ces problèmes.

    Il lui arrive aussi d'avoir des velléités de draguer sur des sites de rencontre, parce que en « vrai » c'est trop difficile, on ne sait jamais ce que veulent les filles. Alors, il s'installe confortablement dans son lit, son ordinateur sur les genoux, en pyjama avec une bière à portée de main. En fait, il ne drague pas vraiment, il s'amuse, car là aussi c'est éreintant : soit il faut déployer des trésors d'imagination pour arriver à intéresser une fille juste avec des phrases et quand ça rate c'est vraiment des efforts gâchés pour rien ; soit ça marche mais alors il y a un risque important d'avoir ensuite des ennuis avec celles qui s'accrochent dont il est difficile de se débarrasser facilement ; soit la fille lui plaît vraiment, mais alors il va chez elle pour ne pas salir son appartement et il la laisse faire tout le travail...

    Victor le paresseux a donc une vie assez pauvre, d'où la paresse a ôté toutes les aspérités qui donnent du goût à l'existence. A cause de cela, il a peu d'amis, ses parents sont loin et il ne s'en préoccupe pas, il vit seul avec lui-même la plupart du temps, égoïstement, et si cela semble lui suffire, il ne se rend pas compte qu'il s'éloigne peu à peu du monde pour entrer dans une existence en marge, plate, uniforme, et pour tout dire sans intérêt.

     


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