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Temps de crise
Robert et Marie-Ange ont passé l'après-midi à l'agence locale de Pôle Emploi. Robert, comptable dans un grand magasin du 18ème arrondissement, vient de se faire licencier ; Marie-Ange, quant à elle, a récemment abandonné ses études de psychologie à l'université Paris-Diderot et n'a jamais travaillé pour gagner sa vie. Ils ont rempli avec beaucoup d'application de nombreux formulaires, sans grand espoir de trouver un emploi par l'intermédiaire de l'agence d'état, mais avec l'assurance d'obtenir dès le mois suivant une petite allocation qui leur permettra tout juste de subsister.
Rentrés dans leur minuscule meublé sans âme, ils se sont assis sur les deux seuls sièges du logement et se reposent. Robert a enlevé sa veste et ressemble encore plus à une caricature de comptable : cheveux impeccablement coiffés, manches à demi retroussées dissimulant les protège coudes, gilet sombre sans manches et cravate bien serrée. Il a ouvert le journal du soir acheté au kiosque en bas de l'immeuble, et s'est précipité sur la page des petites annonces. Cela n'a pas duré longtemps, il n'y a rien pour lui. Avec un soupir, il se met à lire le reste des nouvelles du jour, histoire de passer le temps en attendant le dîner.
Marie-Ange n'est pas fatiguée, elle s'ennuie. Beaucoup plus jeune que son compagnon, elle aurait bien aimé bouger et penser à autre chose que le travail et l'argent. Elle rêvasse, à demi tournée vers le piano qui encombre les lieux exigus, et tape de temps à autre sur une touche, son esprit vagabondant sans direction particulière.
Le DEUG de psychologie qu'elle avait commencé en désespoir de cause (il n'y avait plus de place ailleurs, elle s'y était prise trop tard) ne la passionnait pas, mais cela valait mieux que se morfondre dans ce « cagibi » ainsi qu'elle appelait le deux pièces où elle a emménagé avec Robert quelques mois auparavant. Elle l'apostrophe d'un ton plaintif :
- Robert, je m'ennuie...
- Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse ? Va donc faire le dîner, c'est un peu tôt, mais ça t'occupera.
- Non, répondit-elle. J'ai pas envie. On pourrait aller manger une pizza dehors tout à l'heure. Et avant on prendrait l'apéro à la terrasse du « Bar des amis » en regardant passer les gens ? S'il te plaît...
Cette demande a le don d'énerver Robert.
- J'ai l'impression que tu ne saisis pas vraiment la situation dans laquelle on est. Tu ne gagnes rien et j'ai très peu d'économies, on a juste de quoi tenir jusqu'à ce qu'on reçoive nos allocations dans presque un mois. Il faut qu'on se serre la ceinture, tu comprends ça ?
- Oui, bien sûr...Mais quand même. J'ai rien à faire, tu te rends pas compte, c'est dur...
- Je t'ai déjà dit de chercher un boulot, n'importe lequel dans l'immédiat. Mais tu ne fais rien ! Même si je regarde les annonces pour nous deux, à chaque fois tu trouves un prétexte : « ça ne me plaît pas...c'est trop loin...le type qui m'a reçu a une sale tête...etc »
- Oh ! Arrête de répéter toujours la même chose ! Je ne veux pas faire non plus n'importe quoi. Tu me vois faire des ménages ? Être caissière de supermarché ? Ou des trucs comme ça ? Sûrement pas !
Robert pose son journal et la regarde. Elle lui tourne toujours à demi le dos et continue de pianoter d'un air désinvolte. Il contient sa fureur, mais sa voix tremble.
- Bien sûr, Madame ne veut pas se salir les mains, elle espère bien que tout va s'arranger tout seul sans rien faire. On est dans une situation critique et tu n'es pas prête à lever le petit doigt pour en sortir. Et arrête avec ce piano ! Tu comptes toujours sur moi pour résoudre tes problèmes, je ne peux pas chercher un travail suffisamment payé tout en m'occupant de tes états d'âme de petite fille gâtée. Tu n'es plus une petite fille et je ne suis pas ton père, et...
Marie-Ange l'interrompt en frappant brutalement des deux mains sur le clavier, ce qui provoque un bruit assourdissant. Elle crie :
- Ça non, tu n'es pas mon père, lui au moins il m'aurait comprise, mais il est mort, mort ! Tu saisis ?
Se retournant vers lui, elle le fusille du regard.
- Puisque je ne suis qu'une charge pour toi, le mieux à faire est que je retourne chez ma mère. Quand tu auras trouvé un boulot, tu m'appelleras et on verra.
Elle se lève, prend son sac et se dirige vers la porte. Décontenancé, Robert s'extirpe du fauteuil et tente de l'arrêter.
- Allez, chaton, on ne va pas se disputer encore une fois, viens me...
Elle se dégage brusquement, ouvre la porte et la claque derrière elle.
Robert est désemparé, son irritation a disparu. Ce n'est pas leur première dispute sur ce sujet, mais il a eu tort de faire allusion à son père. Puis son regard se pose sur la table, et il ne peut s'empêcher de sourire : Marie-Ange a oublié son portefeuille...Quand elle s'en apercevra, elle sera calmée. Elle va revenir, elle est bien obligée...
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