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Première sortie
Tout au long de notre vie nous prenons des photos. Autrefois c’était pour fixer un événement, un moment unique et ne pas l’oublier, aujourd’hui c’est pour …pour je ne sais trop quoi, c’est devenu presque un réflexe, quelques instants ordinaires à partager avec le monde entier qui s’en fiche bien en général. Ou alors nous nous imaginons que les moments uniques sont tellement nombreux et importants (puisqu’ils nous concernent directement), qu’on peut en compter des dizaines chaque jour
Toujours est-il que cet été, en poursuivant comme tous les étés depuis quelques années, la mise en ordre de mon sous-sol, j’ai entamé l’inventaire de trois gros cartons de photos accumulées depuis plusieurs dizaines d’années. Cela prend du temps, car quand on commence à feuilleter pochettes et albums, on a du mal à s’arrêter, et on finit par ne rien jeter du tout, chaque cliché faisant surgir les souvenirs de moments passés qui sont tous pleins d’émotion. C’est ainsi que je suis tombé sur cette photo de l’année 1962.
Bien sûr, je ne me souviens pas des détails de ce qui a précédé le « clic » de l’appareil, mais je sais que la scène se passe à Crozon, et que c’était notre première sortie après le bizutage traditionnel suivant notre arrivée à l’Ecole Navale. Cela se situait donc aux alentours du 15 octobre. Les quinze jours de bizutage, les « culations » dans le langage fleuri de nos anciens qui nous avaient pris en mains, avaient été assez éprouvants. C’était le premier week-end où nous avions le droit de sortir, et encore pas à Brest, juste dans la presqu’île où était implantée l’Ecole. Il y avait quelques kilomètres à parcourir jusqu’au bourg de Crozon, et la plupart d’entre nous avaient choisi de rester dans le casernement pour se reposer des journées précédentes plutôt que d’être obligés d’aller à pied à travers la campagne bretonne jusqu’au premier bistrot venu juste pour boire un verre. Par chance Yvan, à gauche sur la photo, possédait une voiture, une guimbarde d’étudiant qu’il avait pu garer juste derrière le portail d’accès, et nous nous sommes entassés à six dedans, histoire d’aller nous aérer les neurones et découvrir les environs proches sans trop nous fatiguer.
Les rues étaient désertes, et tout ce que nous avons trouvé, ce sont deux tables métalliques rondes devant une crêperie encore ouverte en ce début d’après-midi. Nous nous sommes assis avec soulagement, après nous être extirpés de la voiture où nous étions serrés comme des harengs saurs, et le patron est venu nous servir une boisson locale encore inconnue appelée « hydromel » (« Chouchen » en breton)
Juste à côté d’Yvan, c’est moi, puis il y a Jean-Marie, Alain et Jacques. Je ne sais plus qui prend la photo. La conversation, languissante, ne vole pas très haut, nous sommes fatigués.
- L’hydromel, c’est fait avec du miel fermenté, non ? questionne Alain
- Oui, répond Jean-Marie. Mais c’est franchement dégueulasse, poursuit-il après avoir trempé ses lèvres dans le breuvage. Ça n’a même pas le goût du miel. On aurait dû prendre du cidre.
- On peut toujours en commander pour nous faire passer le goût, propose Yvan. Qui veut finir mon verre ? Sinon je vais le jeter.
- Ah non, dis-je. Même si c’est pas bon, on ne jette rien, c’est du gaspillage.
Je vide mon verre et j’attaque celui d’Yvan. Du coup, tous me regardent bizarrement, sauf Jacques, et me tendent leur verre encore à moitié plein. J’ai l’air fin et me sens obligé de tout boire, ce qui n’était quand même pas mon idée.
Un moment se passe sans que personne ne parle. On s’agite sur sa chaise inconfortable, on respire l’air humide qui sent le sel, on regarde le ciel gris. On s’ennuie un peu. Alain en fait la constatation très orientée :
- Il n’y a vraiment rien dans ce trou en cette saison. Même pas une touloulou basique à regarder passer…[1]
- Bah ! dit Yvan. Encore une semaine à attendre, on doit avoir nos uniformes de sortie dans quelques jours, on pourra aller draguer à Brest dimanche prochain. Enfin, pour ceux qui ne pensent pas qu’à bosser, n’est-ce pas Jacques ?
Apostrophé ainsi à l’improviste, Jacques sort de sa méditation. C’est de loin le moins bavard de la bande, il a toujours l’air d’être plongé dans des pensées profondes qui se manifestent par un tic bien visible : quand il réfléchit, il s’arrache méthodiquement des cheveux, l’un après l’autre, les regarde avec attention, puis les jette.
- Conneries tout ça, finit-il par dire. Vous causez beaucoup, je voudrais bien vous voir agir…Vous aurez juste droit à la foire aux génisses[2] et ça va finir chez le curé.
A ce moment arrive le patron, qui nous dit :
- Il est 15 heures et je vais fermer dans dix minutes. Si vous pouviez me régler maintenant…
On s’exécute, puis tout le monde se lève. On marche un moment jusqu’à l’église, puis on fait demi-tour, on retourne vers la voiture pour s’y entasser à nouveau et, en désespoir de cause, on revient à l’Ecole pour y terminer une journée bien maussade.
C’est ainsi que s’est déroulée notre première sortie en liberté relative. S’il ne s’est rien passé de remarquable ce jour-là, cette photo porte en elle, sans paroles, la valeur des commencements : elle est importante, car elle marque le changement profond qui venait de s’opérer dans nos vies, que nous allions avoir le loisir de découvrir au fil des deux ans qui ont suivi.
4 janvier 2023
[1] « touloulou : en créole, jeune fille. « basique » : en référence à un indicateur coloré chimique, qui devient rouge si le liquide testé est basique. En clair, cette expression caractérise une jeune fille rougissante et timide.
[2] « foire aux génisses » (terme péjoratif) : thé dansant organisé par les parents des touloulous au Cercle Naval pour essayer de les caser avec des jeunes gens pleins d’avenir…
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