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Fin de parcours
« C'est fini, se dit-il, émergeant péniblement d'une demi inconscience qui ne devait avoir duré que quelques secondes. Ce n'est pas grave » Dans sa chute, sa tête avait cogné sur un objet dur, mais bien qu'étourdi sous le choc, il se souvenait parfaitement de ce qui était arrivé.
Il avait pris l’habitude, matin et soir, d’aller en courant de son domicile à son bureau, histoire de se maintenir en forme et de perdre les kilos superflus. Mais cela ne suffisait visiblement pas : Madeleine, autrefois si tendre, devenait distante et jetait maintenant, trop souvent, des regards explicites sur sa chemise boursouflée, son col trop serré, sa ceinture desserrée. Et quand il arrivait le soir, suant et soufflant après sa course, il ne pouvait s’empêcher de penser que c’était un peu de dégoût qu’il voyait dans ses yeux.
Cette réflexion lui avait fait baisser l’allure : en ralentissant, il arriverait plus frais, pensait-il. Puis il s'était dit que c’était idiot : il était déjà en retard, il allait l’être encore plus. S’il voulait vraiment maigrir, il devrait au contraire faire encore plus d’efforts, tous les jours, et finalement cela payerait. Il avait alors nettement accéléré, fort de cette résolution qu’il venait de prendre.
Le chemin traversait d’abord le bourg, puis longeait la départementale avant de s’enfoncer en sinuant dans le maquis, sur quelques centaines de mètres, bordant à cet endroit un à pic très profond, empli de broussailles épaisses, pour déboucher enfin dans un vallon au fond duquel se trouvait sa maison, à côté de quelques autres. Le parcours faisait bien cinq kilomètres, et il mettait une demi-heure pour rentrer chez lui sans se presser.
Cette fois-ci, ragaillardi, il avait donné le maximum. Son corps, peu habitué, avait commencé à renâcler dès la sortie du village, et sa respiration devenait sifflante. La nuit tombait rapidement, et au bout d’un moment il ne voyait plus très distinctement les obstacles du chemin. Néanmoins, il n'avait pas ralenti l'allure : ce chemin, il le faisait deux fois par jour, il le connaissait bien...
Lorsque son pied droit avait heurté une grosse pierre, il s’était abattu lourdement, étendant les bras instinctivement pour amortir sa chute, mais, dans l’obscurité, il avait dévié de sa trajectoire et, au lieu de heurter la terre et les cailloux du sentier, ses mains n'avaient rencontré que le vide. Il était tombé tête en avant dans le ravin.
Tout son corps lui faisait mal. L’obscurité était complète et le silence total. Quelque chose de chaud lui coulait dans la gorge, il reconnut le goût douceâtre du sang, il devait avoir au moins le nez cassé. Il voulut bouger, mais une douleur fulgurante lui lacéra le côté droit, lui arrachant un cri. Il resta immobile un long moment, recouvrant peu à peu ses esprits, se forçant au calme malgré la panique qui l’envahissait. Il essaya de mouvoir lentement sa main gauche, mais il n'alla pas très loin, des branches épineuses la clouaient au talus.
Se souvenant de ses cours de yoga, il changea de stratégie : focalisant son attention tour à tour sur chacun de ses membres, il les bougea imperceptiblement, essayant d’évaluer ainsi aussi bien leur intégrité que leur mobilité. Cela ne fut pas concluant. À droite, une grande douleur irradiait à chaque battement de son cœur ; à gauche, tout semblait aller bien, mais de grosses branches l’empêchaient de bouger. Du liquide coulait sur son bras.
Son esprit lâcha prise, la panique l’envahit à nouveau. Il voulut hurler, appeler au secours. Un croassement sortit de sa gorge, une douleur nouvelle naquit dans sa poitrine. Personne ne l’entendrait ainsi. Il se sentit faible après cet effort, il avait encore plus mal. Il respirait vite. Il se mit à pleurer. Ce fut encore pire.
Soudain, il pensa à son portable qui devait être dans la poche gauche de son survêtement. L’espoir revint. Millimètre par millimètre, il arriva à déplacer sa main vers sa poche, repoussant les branches et bravant les épines qui le lacéraient. Il tâta la poche de l’extérieur, plusieurs fois, ne sentant rien, et l’horreur de sa situation lui apparut, submergeant sa raison, l’envahissant de pure terreur. Le portable n’était plus là, éjecté sans doute lors de la chute. La seule chose qu’il aurait encore pu faire s’évanouissait dans le néant. Il était seul, sans doute gravement blessé, perdant son sang, prisonnier de buissons impénétrables, incapable de se signaler à qui que ce soit, si faible maintenant qu’il avait envie de dormir et de se laisser aller.
Dans l’obscurité où gisait son corps et dans laquelle s’enfonçait son esprit, il sentit venir à lui sa dernière heure.
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