• Dis, Papa, pourquoi...?

    Victor Hugo, dans « L’art d’être grand-père », a émis cette affirmation lapidaire : « Un énorme besoin d’étonnement, voilà toute l’enfance ». Il l’explique et l’illustre dans son ouvrage, mais prise isolément, cette phrase suscite une certaine réserve.

    C’est un lieu commun de s’extasier devant les interrogations des enfants et leurs « pourquoi » qui s’enchaînent interminablement, au point que les adultes, au bout d’un certain temps, finissent par lâcher prise en avouant « Je ne sais pas », ou en disant, agacés, « Ça suffit », « Parce que c’est comme ça » ou même « Assez avec ces questions idiotes, va jouer ». Mais généralement, ces questions sont loin d’être triviales et touchent aux fondements de la philosophie qui, comme chacun sait, est l’art de poser de bonnes questions sans jamais pouvoir donner de réponses définitives comme la science est censée le faire.

    Nous avons tous été confrontés à ce genre de situation avec nos enfants, à un moment ou un autre. Les exemples fourmillent, en voici un, vécu personnellement, mais pas du tout philosophique. Quoique...

    Dans l’ascenseur qui m’emmène dans mon appartement du 16e étage avec ma fille de cinq ans, est monté avec nous un homme de couleur qui appuie sur le bouton du 14e. Elle le regarde attentivement de haut en bas et dès le 2e étage me pose bien distinctement la question que je craignais : « Dis papa, pourquoi il est noir le monsieur ? » Gêne réciproque entre le monsieur et moi… Que répondre ? Je m’aperçois que c’est difficile, aucune réponse n’est satisfaisante. Je hasarde : « Parce qu’il est né en Afrique ». Elle enchaîne « C’est où l’Afrique ? » « C’est un pays lointain, je te montrerai sur la carte » « C’est quoi une carte ? » « Je t’expliquerai à la maison » Quelques secondes de silence. « Et pourquoi ils sont noirs en Afrique ? » Ça y est, ça recommence ! « Euh, parce que c’est comme ça, nous en Europe on est blancs, et en Chine ils sont jaunes ». Elle s’apprête à continuer, sûrement avec une remarque du genre « Jaune comment ? » ou simplement « Pourquoi ? », mais on est arrivés au 14e et avant de descendre, le monsieur tout noir me dit en souriant : « Vous savez, je ne suis pas né en Afrique, mais à Bécon les Bruyères »…Dans le laps de temps qui reste jusqu’au 16e, elle trouve encore le moyen de me claironner : « C’est où, Bacon les Ruyères ? » Pff !

    Au-delà de cet exemple amusant (ils le sont tous, à vrai dire), on peut remarquer qu’il n’y a pas de réponse évidente à cette question simple. Pourquoi les gens ont-ils la peau noire en Afrique ? Il y a une réponse scientifique (la mélanine), mais qui la connaît ? Et même si on la connaît (voir Wikipedia où elle occupe deux pages), comment l’expliquer à un enfant entre le RDC et le 14e étage de l’immeuble, sans s’attirer de nouvelles questions tout aussi délicates : « C’est quoi la mélanine ? » « Et pourquoi ils en ont et pas nous ? » etc etc. D’ailleurs, en sortant de l’ascenseur, je suis allé voir le Robert, mais j’étais à peine moins bête ensuite…

    On voit aussi, à la lumière de la peau noire, que la question de Victor Hugo est mal formulée. Ma fille n’a pas besoin d’étonnement, s’étonner n’est  pas un besoin, (ça ne veut rien dire), elle a besoin de réponses aux questions qu’elle se pose sur le monde qui l’entoure. Peu à peu, comme nous l’avons sûrement fait étant petits, elle comprendra intuitivement et inconsciemment que les réponses qu’on lui donne sont partielles, incomplètes, ou compliquées, et qu’elles le seront toujours. L’arrivée à l’âge adulte se traduira par la diminution, voire l’arrêt de ce questionnement en fonction de sa curiosité propre : elle acceptera de plus en plus les choses telles qu’elles se présentent sans vouloir toujours tout expliquer. Au besoin de connaissance se substituera la nécessité de l’action.

    25 janvier 2023


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