• Flaubert a écrit : "Il y a même des jours qui ont passé comme d'autres et dont je me ressouviens délicieusement."

    Evoquer quelques uns de ces jours.

     

    Il y a des jours, au sortir de l'adolescence, qui ont passé comme d'autres, mais dont je me ressouviens délicieusement.

    Une fois, par exemple (les détails sont flous, mais l'ensemble est resté vivace dans mon cœur),je me rendais chez moi pour les vacances de Noël, et l'express m'avait déposé à Nancy sous un ciel bas et gris, avec ma grosse valise, mon béret et mon lourd manteau de drap bleu. Il était tôt en ce dimanche matin et je n'avais pas de correspondance avant le soir. J'ai mis ma valise à la consigne et je suis allé prendre un café chaud au buffet de la gare, après avoir acheté un livre au kiosque. Je me demandais comment j'allais passer la journée, et je prévoyais l'ennui, mais l'autre ennui, celui du vide, celui qui pèse et dont on ne peut jouir parce qu'on ne peut en sortir.

    Après deux heures de lecture, j'ai décidé d'aller me promener en ville. Il tombait une pluie fine, l'air était frais sans exagération. J'ai marché ainsi presque tout l'après-midi, déambulant dans une ville inconnue, indifférente et vide, mais je me sentais bien et en sécurité dans mes épais vêtements. J'appréciais le simple plaisir de marcher, humant l'air piquant et léchant les gouttes qui se formaient autour de mes lèvres. La bruine étouffait le silence même. Je jouissais des façades dégoulinantes, des trottoirs miroitant au milieu des flaques. Je goûtais la fraîcheur exquise de mes joues et le picotement du bout de mon nez. J'étais heureux.

    Une autre fois, dans des conditions similaires, dans une autre ville, j'ai connu un moment de joie pure et inattendue. J'avançais tranquillement dans une rue déserte, sous une petite pluie. Des murs bruns et gris, des volets de bois terne, des grilles noires, des tuiles sans couleur précise, des arbres nus sur une place boueuse, de l'eau partout. Une horreur, qui dégageait une morne tristesse dont mon âme s'imprégnait doucement.

    Et puis, peu à peu, au bruit de mes pas et à celui de l'eau sur le pavé, se mêlèrent quelques notes cristallines provenant d'une maison semblable aux autres, au coin d'une rue. Saisi, je m'arrêtai pour écouter : on ne peut s'imaginer comment quelques notes maladroites égrenées par un piano peuvent transformer un décor triste et pluvieux. Ces notes allaient bien avec la pluie, les nuages et la ville, et pourtant la tristesse du lieu n'était ni accrue ni dissoute par la magie de cette mélodie, elle était subtilement transfigurée. La mélancolie qui m'envahissait auparavant était toujours là, mais elle s'accompagnait maintenant d'une sorte de volupté : j'étais triste et joyeux à la fois, avec la conscience aiguë et l'étonnement d'exister, au coin d'une rue inconnue, dans une ville laide de l'univers, justement ici et maintenant. Je sentais mes yeux s'agrandir et briller d'émerveillement, mes poings se crisper dans mes poches et mon cœur enfler dans ma poitrine. Et en même temps, j'avais envie de pleurer.

    En une seconde, j'avais éprouvé des milliers d'indicibles sensations. Et même s'il n'est pas possible de les décrire, depuis ce temps là, j'ai toujours aimé le voluptueux ennui qui accompagne la pluie, et parfois, quand il fait gris et qu'il bruine, j'écoute Chopin ou Debussy, et j'essaie de retrouver ce que j'éprouvais dans ces moments de ma jeunesse.


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  • Portrait d'un personnage imaginaire. L'intégrer dans une action.

     

    Pierre Dumez sortit de son chalet et ferma la porte à clé. Il boutonna son blouson et partit d'un bon pas sur le sentier qui, à peu de distance, pénétrait dans la forêt.

    Chaque matin, il faisait ainsi quatre à cinq kilomètres, d'une allure soutenue. A quarante ans, Pierre était dans la force de l'âge, à son acmé comme disaient les grecs, en pleine santé, et avait besoin de se dépenser pour reprendre ensuite tranquillement chez lui ses activités de romancier. C'était un homme plutôt trapu, bâti en force, avec des bras puissants, une poitrine de gorille et des cuisses de taureau, très loin de l'image qu'on aurait pu se faire d'un gratte-papier ou d'un poète. L'aspect physique ne reflète pas forcément l'esprit d'un homme, Pierre en était la preuve vivante : il écrivait des romans sentimentaux et avait un vrai talent pour se mettre dans la tête des midinettes qui le lisaient.

    Les mains dans les poches de son blouson, la barbe en bataille, la chevelure poivre et sel dépassant largement de sa casquette, il réfléchissait à ce qu'il était en train d'écrire. Il en était à un épisode où la belle héroïne, poursuivie par un dangereux maniaque, épuisée, traverse justement une forêt. Il décida alors de se mettre « en situation », et quitta le chemin pour zigzaguer au hasard entre les arbres. Il notait dans sa tête les détails de son périple ; ses yeux vifs, enfoncés profondément dans leurs orbites, balayaient le paysage forestier comme ceux d'un aigle royal cherchant sa proie.

    Cette attention soutenue mais orientée dans le seul but de reproduire ensuite par écrit les détails utiles à son récit, l'empêcha de distinguer le trou qui s'ouvrait devant lui, à demi caché par des branches tombées et les feuilles d'automne. Au dernier moment, il essaya de se retenir, mais ce fut peine perdue, il chut lourdement dans ce qui devait être un trou d'obus d'une des dernières guerres. Le trou n'était pas très profond, mais empli de grosses pierres sur lesquelles il se tordit douloureusement la cheville gauche. Il se mordit les lèvres, qu'il avait épaisses, pour ne pas crier, mais laissa échapper ensuite une bordée de jurons gutturaux et incompréhensibles qui trahissaient de manière évidente son ascendance alsacienne.

    Il se mit debout, mais sa jambe lui faisait trop mal pour sortir immédiatement de ce creux. Il décida de se rasseoir en attendant que la douleur se calme, mais il était furieux contre lui-même, et vexé de se trouver dans une situation aussi peu reluisante. Encore heureux que personne ne soit là pour le regarder d'en haut en souriant en coin...Son caractère aussi fier que susceptible ne l'aurait pas supporté.

    Au bout d'un moment, il réussit à sortir péniblement de son trou et entreprit de rentrer chez lui. Ce fut long, car il n'avait pas pris de repères et marchait clopin-clopant, sa cheville enflant à vue d’œil. Avant de sortir du bois, il s'assura que personne ne pouvait l'observer, et s'efforça de ne pas boiter sur les quelques mètres qui le séparaient de son chalet.

    Peu après, vautré dans son fauteuil, une bière à la main, calmé, son visage s'éclaira d'un sourire méphistophélique : pour une fois, il y aurait dans son récit une touche de réalisme. Son héroïne tomberait dans un trou, aurait encore plus mal que lui, mais elle s'affolerait et pleurerait. Malgré tout, il trouverait bien le moyen de la sortir indemne des griffes de l'affreux psychopathe...


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  • Récit de voyage : "Le voyage en _____"

     

    Cette année là, Romain avait projeté de se rendre au festival de l'insolite, du fantastique et de la science-fiction qui se tient tous les ans à La Garde Freinet dans le massif des Maures. Pour s'y rendre, son plan était simple : prendre le train de Paris jusqu'aux Arcs, puis l'autocar jusqu'à sa destination. Il n'avait pas beaucoup dormi dans le train, et s'était retrouvé à 7 heures du matin sur la place de la gare des Arcs où une mauvaise surprise l'attendait : le dimanche, la liaison par car ne fonctionnait pas...Il n'était pas question de prendre un taxi, aussi, la mort dans l'âme, il se résolut à faire à pied les 25 km qui le séparaient de son bungalow dans le camp de vacances où se tenait le festival.

    Pour couronner le tout, il avait un sac de voyage muni de deux poignées, sans aucune sangle pour le porter sur son dos. Il réussit néanmoins à passer ses deux bras dans les poignées et à hisser le paquet sur ses épaules ; cela faisait un peu mal, mais c'était mieux que de porter le tout à bout de bras comme une valise. C'est ainsi qu'il prit la route, cahin-caha, transpirant déjà sous le soleil voilé. Les voitures étaient rares, et aucune ne s'arrêta malgré son pouce levé. Les gens se méfient toujours, on se demande bien pourquoi, sans doute la peur des autres. Après Vidauban, il en eut assez, et obliqua dans un sentier après avoir consulté sa carte. Le ciel se couvrait, et au bout d'une heure une petite bruine bienfaisante se mit à tomber. Il avançait dans la forêt de chênes-lièges, au milieu des broussailles où le sentier se distinguait à peine, mais permettait d'éviter le piquant impénétrable des ajoncs. C'était un endroit magnifique, très vert, où s'élevaient régulièrement les troncs imposants et séculaires d'énormes châtaigniers.

    Vers dix heures, il fit une pause près d'un chêne aménagé en poste de guet pour les chasseurs. Il prit quelques biscuits et sa gourde et grimpa au sommet. Tout était très calme, les sons étouffés comme dans un rêve ou un autre monde. Le vent ne pénétrait pas la végétation, mais le haut des arbres bougeait parfois imperceptiblement, dans un bruissement mat de branches agitées. A la végétation près, l'atmosphère rappelait celle des Ardennes de Gracq dans le « Balcon en forêt ». Ce moment éphémère de bonheur subtil emplissait son cœur d'une étrange nostalgie ; il aurait souhaité à cet instant pouvoir arrêter le temps, ou le transformer en une éternité, ce qui revient au même.

    Trois heures plus tard, il atteignait enfin le village de La Garde Freinet, les jambes flageolantes, mais heureux de cette parenthèse solitaire et imprévue. Ce fut en effet le seul moment intéressant de ce voyage, car il apprit en arrivant, à son grand dépit, que le festival avait été annulé. Il resta quand même les cinq jours prévus, se promenant aux alentours sans retrouver sous le soleil la magie de son périple initial. La foule des aficionados de l'insolite avait été remplacée par une cohorte bruyante de touristes du troisième âge, des footballeurs marseillais en goguette, et une troupe de théâtre d'une rare nullité.

    Au retour, Romain prit le car, après avoir plusieurs fois vérifié qu'il existait bien. Cette semaine de vacances, sans être fantastique ni insolite, garda dans sa mémoire un goût particulier dont il se souvint longtemps.


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