• Aux Andelys, dans les années cinquante, se trouvait sur le Gambon un vieux moulin désaffecté, tout près de l'internat où je finissais mes études. Isolé au milieu des champs, ce moulin nous faisait rêver, et même fantasmer, car le bruit courait qu'il appartenait à Brigitte Bardot, qui venait de tourner un film dans lequel Dieu avait créé la Femme...

    En ce mois de juin finissant, alors que nous attendions les résultats du bac sans rien avoir à faire, nous avons « fait le mur », trois camarades et moi, avec l'intention d'approcher ce fameux moulin et, pourquoi pas, d'apercevoir la star. La soirée était chaude, et la nuit a mis du temps à tomber, parce que le solstice était proche, bien sûr, mais surtout à cause de la fébrilité qui nous avait envahis depuis que la décision avait été prise, au cours d'une journée indolente et vide, alors que nous somnolions, vautrés sur la pelouse du terrain de sport.

    Lorsque le surveillant est passé dans notre dortoir vers 22 heures pour procéder à l'extinction des feux, nous étions tous en pyjama, sagement couchés, mais dehors régnait encore une lueur crépusculaire. Nous avons attendu une bonne demi-heure, pour être sûrs que notre garde chiourme avait bien regagné ses pénates, puis nous nous sommes levés et rhabillés en silence, un silence plein de chuchotis et de gloussements excités. Il est vrai que nous n'avions encore jamais fait ça, et cette expédition avait vraiment le goût du fruit défendu, celui de la transgression pas encore assumée, mais aussi de l'impatience devant le mystère qui nous attendait.

    Nous voilà donc partis, avec une lampe de poche pour tout équipement, dans le clair-obscur d'une lune à son premier quartier qui nous permettait de voir où nous mettions les pieds. L'école était clôturée au sud par un simple grillage qui la séparait des champs, et nous avons commencé par le longer jusqu'à ce que la lampe nous révèle un début de brèche au ras du sol. Il nous a alors suffi de tirer vigoureusement sur les mailles pour l'agrandir et ouvrir un passage par lequel nous nous sommes faufilés en rampant. Enfin dehors, l'aventure commençait !

    Un vague sentier longeait la clôture à l'extérieur, et nous l'avons suivi en trébuchant sur les mottes de terre et les cailloux. Puis, s'éloignant de l'enceinte, le chemin se perdait dans un pré en pente douce qui menait au Gambon. Il faisait doux maintenant, et nous entendions le murmure étouffé de la rivière qui s'amplifiait au fur et à mesure que nous nous en approchions. Les arbres que nous savions border le lit commencèrent à se dessiner sur le fond du ciel, plaqués contre les étoiles. Curieusement, nous ne parlions plus, comme si le franchissement des limites autorisées nous avait introduits dans un monde nocturne, différent, presque féerique, peuplé de bruits feutrés qu'on aurait pu croire émis par des êtres invisibles qui nous auraient suivis. Le long de ma colonne vertébrale montaient régulièrement des frissons d'anxiété, et mon ventre se contractait d'excitation à chaque fois que je pensais à ce que nous étions en train de faire.

    Arrivés au Gambon, un problème se révéla : le moulin se trouvait sur l'autre rive, et nous n'avions pas réfléchi à la manière de traverser la rivière, qui faisait quelques mètres de large. Après une concertation à voix basse, nous avons décidé de remonter le courant jusqu'au moulin, et nous verrions ensuite. L'un d'entre nous commençait déjà à rechigner, parlant de rentrer et de remettre l'expédition au lendemain. Les autres n'étant pas de cet avis, il suivit en traînant les pieds, n'osant pas revenir seul dans l'obscurité.

    Nous arrivâmes au moulin en quelques minutes, sans difficultés particulières. Le bâtiment s'élevait dans le noir, et le faisceau de la lampe nous révéla une passerelle en bois au-dessus de l'eau, à un endroit où, en amont, le courant se divisait en deux, partie dans le moulin, partie à l'extérieur. Il fallait néanmoins faire attention aux planches branlantes, une chute à cet endroit, même sans conséquence grave, aurait trempé le maladroit et stoppé notre escapade. Nous franchîmes donc le bief en vainqueurs prudents...

    Enfin nous y étions ! Mais qu'allions nous faire maintenant ? Où était donc BB ? Était-elle seulement là ? Y avait-il d'autres personnes pour garder le moulin ? Et des chiens peut-être aussi ? Nous étions là, hésitants et indécis, quelque peu refroidis par tous ces dangers possibles auxquels nous n'avions pas songé un instant avant de partir tête baissée une heure auparavant. Comme nous n'entendions aucun bruit à l'intérieur, ni conversations, ni aboiements, et qu'aucune lumière ne filtrait par les fenêtres, nous reprîmes courage. Nous ferions le tour, et puis on verrait. Nous n'allumâmes pas la lampe, car nos yeux étaient suffisamment habitués à la faible clarté nocturne pour nous permettre d'avancer sans bruit, en tâtant le mur de la main.

    Le porteur de la lampe s'arrêta à la première fenêtre et nous butâmes contre lui en étouffant des jurons. Au delà des carreaux régnait le noir le plus complet. La lampe jeta un bref éclair, et comme rien ne s'ensuivit, elle fut allumée complètement. Quatre figures émoustillées et échevelées, aux yeux écarquillés, se pressèrent contre la vitre pour regarder avec avidité ce que pouvait être la chambre, le salon ou même la cuisine d'une star de cinéma...

    Las ! Ce fut une terrible déception...Tout était en ruine. A l'intérieur, de la poussière et des toiles d'araignées, un bric à brac d'outils inconnus, cassés, de morceaux de bois entassés, ou répandus au hasard. Le plâtre se détachait des murs, et le haut de la fenêtre sur laquelle nous nous appuyions avait toutes ses vitres brisées. Nous allâmes de fenêtre en fenêtre, et partout ce fut le même spectacle de désolation. Le moulin appartenait peut-être à BB, mais elle n'y avait sûrement jamais mis les pieds...Des travaux considérables seraient à réaliser avant qu'elle puisse y organiser des fêtes, et, lorsqu'elle y viendrait, nous serions bien loin d'ici...

    Nous aurions pu entrer pour explorer cette bâtisse, mais le cœur n'y était plus. Que nous attendions nous d'ailleurs à voir ? Nous n'y avions pas vraiment pensé, nous n'avions d'ailleurs pensé à rien avant de partir. Cette expédition avait pour objectif le moulin et BB, mais en y réfléchissant plus tard je me dis que ce qui avait vraiment compté cette nuit là, c'était de sortir de l'école, de marcher dans les prés, d'affronter la nuit et ses fantômes, d'éprouver le frisson de l'interdit, de se serrer les coudes pour ne pas se perdre. Il fallait un but, mais l'atteindre ou pas n'avait en définitive que peu d'importance. Nous sommes rentrés tranquillement, prenant le temps cette fois d'écouter la nuit, de sentir le vent agiter nos cheveux, d'imaginer ce qui pouvait se cacher derrière les arbres, de percevoir la présence proche de la rivière. C'est pour cela que je me souviens encore de cette escapade si lointaine...


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  • J'ai souvent rêvé de ces villes flamandes, riches et prospères au Moyen-Age, qui m'attiraient d'autant plus que je n'en connaissais rien. Bruges était la première dans mon imaginaire, mais elle s'est en quelque sorte confite dans son passé, au point de n'être plus aujourd'hui qu'un repaire de touristes, malgré ses 28 brasseurs et Zeebrugge, son port créé de toutes pièces. Quant à Anvers, elle est devenue une métropole commerciale moderne dans le prolongement de ce qu'elle fut au temps de la Ligue Hanséatique, avec son port immense, ses zones industrielles interminables et ses diamantaires juifs.

    Mais Gand, c'est autre chose. Cette ville symbolise l'équilibre réussi entre une vocation commerciale millénaire et la préservation d'un passé sinon glorieux, du moins chargé d'histoire. L'Escaut et la Lys, et deux autres rivières, la traversent et lui ont permis de maintenir un trafic maritime important, mais pas démesuré. La ville ancienne a gardé son originalité, tout en introduisant des bâtiments modernes qui se mélangent avec harmonie aux vieilles maisons moyenâgeuses. Ses canaux sont petits, presque intimes, et sillonnent la ville. Ils sont très propres, mais on y laisse pousser sur le bord des herbes aquatiques et quelques arbres, tel ce figuier qu'on ne s'attendrait pas à voir prospérer à cette latitude septentrionale.

    A Gand, il y a plus de tramways que de voitures, même dans les rues étroites. Ceux-ci vous frôlent sans qu'on y fasse attention, et les noms des lignes sont parfois curieux : « Rabot »... « Moscou »...Il n'y a pas d'embouteillages, même si parfois les tramways se suivent les uns derrière les autres. Une jeunesse bigarrée locale anime les rues, à pied ou en vélo, mais les cyclistes sont tout de même moins nombreux qu'aux Pays-Bas.

    Les monuments religieux anciens se touchent presque dans la vieille ville. Inutile de les détailler, c'est la partie la plus classique du lieu : beffroi, cathédrale Saint Bavon, très sombre et surchargée d'ornements, abbayes et églises à ne savoir qu'en faire, béguinages ayant accueilli des centaines de femmes vivant « en continence ». Les bâtiments anciens les plus remarquables sont plus communs, par exemple, cette magnifique « halle à la viande », accueillant aujourd'hui un marché, aux poutres de laquelle sont suspendus des centaines de jambons fumés ; les ponts minuscules et innombrables franchissant les canaux ; ou encore le château des Comtes, reconstruit pour ressembler à une petite citadelle de contes de fées, avec tourelles, meurtrières, remparts crénelés ; et pour finir, toutes ces vieilles maisons entretenues avec beaucoup de soin.

    Au centre de la ville subsiste un couvent abritant encore sept moines d'âge avancé ayant succédé aux carmélites d'antan. Les autorités ecclésiastiques en ont fait un hôtel où, pour un prix modique, on peut venir dormir dans des chambres immenses, spartiates mais confortables, dotées de toute la technologie moderne pour rester connecté. Mais le silence y est la règle d'or, il faut faire soi-même son lit, et on peut se perdre dans le dédale de ses couloirs. Un parc verdoyant de deux à trois hectares vient compléter ce lieu unique superbement préservé.

    Quand on flâne dans les rues de Gand, au hasard, on imagine sans peine ce que pouvait être la vie au temps de la splendeur de la ville, entre le 12ème et le 15ème siècle. Bien sûr, on pense aux riches étoffes des drapiers, aux tonneaux devant les échoppes des marchands vinandiers, au bruit du marteau des forgerons, aux échevins et autres bourgeois ayant pignon sur rue se promenant dans les rues avec leur suite, au riche marguillier ayant commandé aux frères Van Eyck « L'agneau mystique ». Mais on oublie sans doute facilement les ruisseaux charriant les ordures au milieu des ruelles, les pots de chambre vidés par les fenêtres, et les gueux crasseux sollicitant l'aumône...

    Cela ne fait rien : il faut rêver au passé, même en l'embellissant, et vivre dans la ville d'aujourd'hui, qui en vaut la peine.


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