• Travaux de printemps

    Quelle journée admirable ! La toute première de ce printemps tardif qui faisait attendre la brûlure du soleil derrière la fraîcheur de l'air et les giboulées décalées ! Et pourtant, malgré le chant des oiseaux, tout avait mal débuté dès le saut du lit.

    Tu as commencé par te coincer l'index sur la crédence des volets en poussant trop fort les battants pour pouvoir respirer plus vite une grande goulée d'air tiède annonçant la chaleur à venir. Puis tu t'es brûlé le palais en te précipitant voracement sur ton bol de café afin d'attaquer le programme de la journée que tu venais de décider sans vraiment y réfléchir : tondre la pelouse, pendant que le soleil est encore bas sur l'horizon ; tailler les haies et soigner les plantes ; remplir le composteur et aller à la déchetterie pour les plus grosses branches. Et pour finir, nettoyer la terrasse au jet haute pression. Cela faisait beaucoup pour un retraité se disant fatigué, mais en ce jour, tu te sentais de taille à réaliser les travaux d'Hercule, les doigts dans le nez !

    Mais tu as déchanté, sans toutefois te décourager. D'abord, à peine avais-tu lancé le moteur du Rotofil, que celui-ci calait. Le fil s'était coincé dans la tête de coupe, et tu as dû démonter celle-ci. Pour cela, il t'a fallu chercher le mode d'emploi, que tu avais rangé dans un endroit où, bien sûr, tu ne pouvais pas l'oublier, ce qui est pourtant arrivé. Tu t'es finalement résigné à aller télécharger cette notice sur Internet, en montant dans ton bureau avec tes chaussures pleines de terre, pour t'apercevoir alors que l'ouverture de la tête était d'une simplicité tellement évidente que même un polytechnicien aurait pu trouver la solution. Ensuite, tout se passa bien : la pelouse fut rasée à grande vitesse, en épargnant autant que possible les centaines de pâquerettes qui y avaient élu domicile, mais sans pouvoir éviter les crottes du chien cachées sous les hautes herbes, qui, dans leur éparpillement, ornèrent un moment le bas de ton pantalon.

    Il était onze heures quand cette première tâche se termina. Une pause de dix minutes fut la bienvenue, sur une chaise à l'ombre du photinia, avec une bière bien fraîche dans ta main et bientôt dans ton estomac. Ah ! la première gorgée de bière ! Ah ! Les gorgées suivantes ! Ah la deuxième bière ! Puis il fallut reprendre le programme un instant interrompu. La sueur commençait à dégouliner dans ton dos et sur ton visage, tu avais chaud, mais c'était bon.

    La taille des haies fut plus difficile, même pour Hercule. Tu avais changé d'outil, mais le taille-haies de huit kilos se transforma vite en instrument de torture pour les muscles de tes bras. La coupe verticale des thuyas, surtout, te mit à rude épreuve, car les minuscules éclats odorants des branchettes tombaient sur ton visage, dans ton cou, dans tes cheveux, dans les poches de ta chemisette, si bien qu'il te fallut monter la fermeture de ton gilet jusqu'au cou, transformant ainsi tes vêtements en un peu agréable sauna. Tu ne pus d'ailleurs terminer avant que ton épouse ne t'appelle pour le déjeuner, au prétexte indiscutable « qu'à ton âge, il faut se ménager pour durer ».

    La reprise fut difficile. En effet, ta femme, ta moitié, n'avait pas tort : tu commençais à faiblir, au point qu'après le repas, tu te laissas aller à ressembler aux montres molles de Dali pour une petite sieste régénérante. Mais pour t'extraire de la chaise longue à l'issue, il fallut faire appel à une volonté de surhomme plus qu'à ta raison. Après, tout alla mieux, mais le plus dur restait à venir. Ratisser les débris végétaux, chercher des sacs, les remplir à la main de feuilles et de branches coupées, voilà qui mettait à rude épreuve tes reins et ton dos récalcitrant. Cela te prit presque la moitié de l'après-midi, et tu en sortis perclus de courbatures et de rhumatismes. Mais le soleil brillait, l'air était brûlant, les oiseaux s'étaient mis en grève, et tout allait bien. C'était une bonne journée de travail qui continuait, il manquait juste un peu d'entraînement au jardinier hors d'âge.

    Les sacs pleins encombraient maintenant ton garage. Tu aurais bien attendu le lendemain, mais ce n'était pas possible, le mardi était jour de fermeture de la déchetterie, et le jour suivant tu avais d'autres choses à faire. Alors, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, tu as transformé l'arrière de ta voiture en camionnette et tu as chargé à grand peine les six sacs à l'intérieur.

    Le trajet est un moment de répit. Tu mets la climatisation en marche, mais après quelques minutes il fait trop froid, tu l'arrêtes et tu baisses la vitre. La chance te sourit : en arrivant, il est six heures moins cinq, tu es le dernier client, et pour un peu on aurait pu te refuser l'accès. A ton retour, tu jettes l'éponge : Zeus lui-même ne pourrait aller plus loin, et tu reportes au lendemain le nettoyage de la terrasse et le désherbage des plates-bandes. De plus, toujours menaçante mais attentionnée, ta femme t'attend à l'ombre d'un parasol, elle a préparé pour toi, en guide d'ambroisie, un fameux mojito dans lequel tu reconnais la menthe du jardin que tu as malencontreusement coupée le matin. C'est encore meilleur qu'une bière fraîche, une véritable liqueur digne d'un dieu jardinier ! La jouissance du repos succède à celle de l'effort consenti. En sirotant ton breuvage tu regardes les petits cumulus défiler dans le ciel encore bleu et le soleil descendre doucement entre les branches du pin de la maison d'en face. Tu as mal partout, tu es harassé, mais que c'est bon de se sentir vivant  !

    Ah, vraiment, quelle journée admirable !

     


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