• Plan stratégique

    La matinée était belle en ce jour de printemps, une fraîcheur revivifiante fouettait le sang et donnait envie de bouger, après l'hiver tiède et mou qui venait de s'achever. Florent s'arrêta quelques secondes sur le trottoir, regardant le ciel bleu où flottaient quelques petits nuages, prenant une grande inspiration pour emplir ses poumons de l'air du dehors après celui du métro où s'entassaient les gens dans une promiscuité étouffante et moite.

    Il sentait dans ses muscles et dans sa tête une énergie nouvelle l'envahir, et c'est d'un bon pas qu'il parcourut les quelques centaines de mètres qui le séparaient de son bureau. Il faisait mentalement le programme de sa journée, avec l'envie de se mettre au travail et d'avancer à pleine vitesse dans le projet en cours. Ces derniers temps, il avait eu tendance à procrastiner : il avait repoussé des rendez-vous, remis à plus tard des choses non urgentes mais qu'il aurait pu faire quand même, consacré trop de temps à des détails sans importance. Il était même rentré chez lui plusieurs fois en avance pour retrouver plus vite sa jeune femme et son bébé tout neuf. Mais aujourd'hui ce n'était pas le cas, et même s'il était un peu en retard, il avait vraiment envie de rattraper le temps perdu et de terminer au plus vite la réalisation de ses contrats.

    Le bureau était un espace ouvert où tout le monde cohabitait, chacun séparé de son voisin par une simple cloison plus ou moins insonorisante et quelque plantes vertes. Il y avait aussi une petite salle de réunion séparée pour discuter tranquillement avec les clients et faire chaque semaine le point de l'avancement des affaires. En poussant la porte, il émit une sorte de rugissement censé signifier « Bonjour tout le monde il fait beau comment ça va ? » et gagna sa place. Il brancha son ordinateur après avoir ôté son paletot, et c'est alors qu'il se rendit compte qu'il régnait autour de lui une atmosphère inhabituelle : Catherine, la secrétaire, une jolie petite rousse bien en chair, ne s'était pas levée pour lui faire la bise, et pourtant il était persuadé qu'elle en pinçait pour lui ; Roger, l'autre consultant senior bien plus âgé que tout le monde, compétent mais casanier, très concentré, faisait semblant de s'intéresser aux profondeurs de son écran, marmonnant le menton dans sa main, passant de temps en temps ses doigts sur son crâne luisant. Les autres, invisibles, se trouvaient au fond. Quant à David, le PDG, le créateur du cabinet, un grand homme maigre d'une cinquantaine d'années au visage en lame de couteau, ouvert mais autoritaire, au lieu d'être au téléphone comme à l'accoutumée, il tripotait des papiers, l'air renfrogné, lançant des regards perçants dans sa direction. Il était pourtant devenu un ami de Florent, qui l'avait même invité à son mariage l'année précédente.

    Perplexe, Florent sentit son humeur joyeuse s'assombrir : il se passait quelque chose, et cela devait le concerner, les autres avaient l'air dans leurs petits souliers, comme dans l'attente d'un événement imminent. En effet, son ordinateur n'avait pas encore eu le temps de s'ouvrir que David se levait, lui disant d'un ton sec : « Florent, viens avec moi dans la salle de réunion, j'ai quelque chose à te dire ».

    Florent sentit plutôt qu'il ne vit les deux autres se figer : le bruit du clavier de Roger s'arrêta d'un coup, et Catherine leva furtivement les yeux, lui adressant un regard timide et un embryon de sourire qu'il interpréta comme de la compassion, ce qui lui déplut fortement tout en avivant ses craintes. « Qu'est-ce qui se passe ? » se demanda t-il tout en se levant pour rejoindre David dans la salle de réunion. Tout le monde semblait être au courant, sauf lui.

    La porte refermée et à peine assis, David lui déclara d'emblée :

    • Nous avons un problème..

    .- oOo -

    Jean-Pierre n'avait pas le moral ce jour là.

    Plus exactement, cela faisait des mois qu'il n'allait pas bien, depuis que Mathilde l'avait quitté pour ce greluchon sans envergure dont il ne savait rien, sinon qu'il était plus vivable, moins autoritaire, plus sympathique et plus doux que lui. Il n'avait toujours pas accepté cet événement, il pensait à elle chaque jour avec fureur et regret, même s'il se demandait maintenant si c'était à cause de son orgueil bafoué ou de la perte de son amour. Il est vrai qu'il était difficile à vivre, mais pourtant il lui semblait avoir fait des efforts énormes avec elle. En attendant, il n'avait plus personne dans sa vie, à part quelques filles occasionnelles, et il se consacrait totalement à son travail.

    En ce lundi, lui qui était si pointilleux sur les horaires, il était arrivé à son bureau en retard, avec aucune envie de faire quoi que ce soit. Son assistante Juliette, une femme entre deux âges discrète et compétente, n'avait fait aucune remarque, mais le café servi depuis longtemps refroidissait sur le plateau. Bien qu'elle l'ait salué avec sa déférence et son sourire habituels, il s'était bien aperçu qu'elle lui jetait discrètement des regards interrogatifs. La réunion de démarrage du lundi l'attendait dans une demi-heure avec les principaux responsables de l'entreprise qu'il dirigeait, avec un gros morceau au programme : la mise au point du plan stratégique de la société. Il avait vu en passant qu'ils préparaient fébrilement leurs dossiers, l'air concentré. Cela s'annonçait mal...

    Il trouva le café trop amer, trop froid, il se sentait mal. Il reposa sa tasse, manquant de la casser, et se leva brusquement. Il ne pouvait vraiment pas faire aujourd'hui comme si tout était normal, comme si tout roulait sans à coups, comme si tout était dans l'ordre. Il ne se sentait pas capable de jouer le rôle qu'on attendait de lui, même s'il était à l'origine de cet état de choses. Il prit son manteau et sans rien dire à personne, se dirigea vers l'ascenseur sous l'oeil ébahi de Juliette, qui l'interpella mais à qui il ne répondit pas.

    Il sortit de l'immeuble et marcha sans but pendant longtemps, l'esprit cotonneux. Puis, se sentant fatigué, il entra dans la première brasserie venue dans un quartier sinistre qu'il ne connaissait pas, s'assit au fond, dans l'ombre, et commanda un café. « Avec ou sans ? » lui demanda le garçon. « Avec », répondit-il, pensant qu'il s'agissait de sucre. Aussi fut-il étonné lorsqu'on lui servit un café noir sans sucre, accompagné d'un petit verre de gnôle anonyme. Cela ramena un sourire sur son visage et eut le don de le sortir de son état de torpeur. Il avala la liqueur qui lui brûla la bouche et l'estomac, se disant qu'il fallait bien un traitement quotidien de cette nature pour mettre au travail les ouvriers qu'il voyait maintenant autour de lui, se pressant au bar avant de rejoindre leur poste. Il était comme eux aujourd'hui, mais il se sentait mieux maintenant.

    Il se leva, alla payer, et retourna, un peu ragaillardi, vers son bureau. Les bourgeons commençaient à pointer sur les arbres des rues, l'air était doux. Il réussit à mettre Mathilde dans un recoin de son esprit pour y penser plus tard, convoqua tout le monde en salle de réunion, puis tenta de rattraper le temps perdu.

    - oOo -

    Florent haussa les sourcils, mais ne dit rien, attendant la suite. David reprit :

    • Je viens d'être contacté par Jean-Pierre X, le PDG de JPX SA, qui veut que notre société l'accompagne dans la mise en place de son plan stratégique. C'est une affaire juteuse que nous ne pouvons pas manquer, sauf qu'il y a un gros problème : il n'y a que toi en mesure de faire ce travail. Roger n'a pas le charisme nécessaire, et moi je ne peux intervenir que marginalement.

    Florent se rendit compte immédiatement la situation. Il pâlit et resta silencieux, mais se mit à réfléchir à toute allure. Le fixant attentivement, David poursuivit :

    • Je vois que tu as compris de quoi il s'agit. As-tu déjà rencontré ce monsieur ? Sait-il qui tu es ? T'a t-il déjà vu ? Tu as intérêt à trouver rapidement une solution, il arrive dans une demi-heure, je n'ai pas pu faire autrement, il est pressé.
    • Je ne sais pas s'il me connaît. Quand Mathilde l'a quitté, elle m'a dit qu'il n'a rien voulu savoir de moi. Peut-être connaît-il mon prénom, mais sans doute pas mon nom ni mon visage, à moins qu'il n'ait fait des recherches sans le lui dire. J'espère simplement qu'il l'a oubliée, depuis tout ce temps.
    • Bon, on ne va pas tricher, enfin pas trop, mais il nous faut ce contrat. Je vais te présenter avec ton prénom seulement, on verra bien. Car s'il te connaît, de toute façon c'est fichu. Ou alors, on pourrait peut-être...

    La sonnette lui coupa la parole, et la secrétaire alla ouvrir. Jean-Pierre était en avance, pas moyen de mettre au point une tactique quelconque. Ils se levèrent tous deux quand il fut introduit dans la salle de réunion.

    Jean-Pierre se figea imperceptiblement en prenant la main de Florent, au moment où leurs regards se croisèrent. Bien sûr qu'il le reconnaissait, son rival chanceux qu'il maudissait depuis deux ans ! Il n'avait rien dit à Mathilde, mais il l'avait suivie un jour, et l'image de leur baiser passionné sur le trottoir devant chez elle était encore imprimé sur sa rétine. Un instant déstabilisé, il réagit en un éclair. Il ne pouvait pas se ridiculiser en mêlant une affaire personnelle à un rendez-vous professionnel urgent, d'autant que ce cabinet lui avait été chaudement recommandé. Mais il verrait plus tard comment briser cet individu si l'occasion se présentait.

    De son côté, Florent essaya de rester impassible tout le temps que dura la réunion. David les observait au cours de leurs échanges techniques. De parfaits hypocrites tous les deux, pensait-il, ou encore de parfaits gentlemen, qui parlaient marketing, motivation du personnel, opportunités et menaces, avantages concurrentiels, tout en ne pensant qu'à Mathilde dont le spectre hantait la pièce de manière presque palpable. Une joute implacable, l'un accumulant les demandes les plus tordues afin de forcer l'autre à jeter l'éponge, le second répondant brillamment sans se démonter. Il n'a jamais été aussi bon, pensait David, mais que va t-il en résulter ?

    Deux heures plus tard, le duel se termina sans qu'un vainqueur se soit manifesté. Jean-Pierre dut s'avouer que la réputation du cabinet, au travers de son rival, n'était pas usurpée, et convenir que Mathilde, de son côté n'avait pas forcément fait un mauvais choix, bien que cette pensée lui fît mal. Quant à Florent, poussé dans ses retranchements, il avait eu à cœur de montrer sa valeur devant un personnage d'une trempe certaine, dont il admirait la rigueur et le professionnalisme.

    Un peu rasséréné, David se dit que dans le fond il n'y a rien de meilleur qu'une bonne rivalité pour que les gens se dépassent. Il était plus optimiste maintenant sur la conclusion de cette nouvelle affaire. C'était ce qui lui importait le plus, mais il allait devoir se montrer vigilant.

     


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment



    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :